Chapitre CIX (1/2)

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Quelques semaines passèrent et je me mis presque à croire que j’avais rêvé cette conversation et qu’elle n’avait eu lieu que dans mon imagination. Tempeta allait-elle vraiment hériter du royaume de sa grand-mère, l’illustre et belliqueuse Hanaâ ? Curieusement, c’était le cadet de mes soucis… Car cela me semblait aussi lointain qu’improbable. Peut-être, aussi, étais-je tellement habituée à voir débattre des trônes et des filiations autour de moi que, pour me préserver, je n’y prêtais plus guère attention.

Future reine ou pas, ma fille passait ses journées à baver, à ramper et à mouiller sa couche en tandem avec son frère. Je me consacrais exclusivement à eux, et même si je me laissai aller, une seule et unique fois, à me fondre dans les bras chauds et fermes d’un beau jeune homme qui passait par là, je n’en attendais rien d’autre qu’un peu de réconfort et un adieu sans laisser d’adresse.

Mon amoureux était si loin, et depuis si longtemps… Et mon corps apprécia de recevoir du plaisir et de l’attention. Mais mon coeur et mon esprit étaient fermés à tout ce qui n’était pas Orcinus. Même si, de plus en plus, j’avais la certitude absolue que je ne le reverrais jamais, à part dans le visage de mes enfants.

Petit à petit, j’avais appris à vivre mon quotidien sans sa présence rassurante et moelleuse, un peu comme on découvre, à son corps défendant, que l’on peut survivre en se passant de caramel ou de chocolat. Ma vie avait moins de goût, moins de saveur, moins de joie, mais elle ne s’arrêtait pas pour autant. L’absence, désormais, était devenue la norme. Je ne cherchais plus son odeur sur mon oreiller, son souvenir dans ma mémoire, son visage dans la rue. Il n’était plus qu’une ombre, un fantôme, un désespoir.

Heureusement, mes enfants n’étaient que lumière et découvertes. Ils étaient gais comme un soir de printemps, créatifs comme une tempête d’automne et fragiles comme un jardin d’hiver. Ils étaient doux et maladroits, bancals et insubmersibles, inventifs et routiniers, imprévisibles et rassérénants. Depuis mon retour à Héliopolis, je passais presque tout mon temps avec eux, jonglant entre les bains et les repas, entre les siestes et les langes. D’une part, cela me permettait d’alléger le fardeau et l’emploi du temps de Milos, qui avait beaucoup donné de sa personne pendant que j’étais au loin. D’autre part, parce que j’avais un besoin fou, viscéral, charnel, de les avoir tout près de moi.

Tant que je les entendais rire, tant que je les regardais grandir, Delphinus et Tempeta étaient plus forts que tous mes mauvais souvenirs. Il me suffisait de donner son biberon à l’un, de faire un câlin à l’autre, pour que toutes ces épreuves passent au second plan, derrière un voile épais de brume ou de coton. Cela me faisait un bien fou, parce que pendant bien longtemps, face à l’enchaînement des difficultés et des douleurs, j’avais souvent eu l’impression de ne plus pouvoir maintenir ma tête hors de l’eau, de couler sous les caresses immondes de Rotu, sous la lame du couteau qui avait tué mon père et mes neveux, sous les voiles qui avaient emporté au loin les yeux d’ambre de mon marin préféré.

Chaque jour, lorsque je n’étais pas occupée à veiller sur mes adorables rejetons, je faisais de mon mieux pour prendre du temps pour moi. A midi, je déjeunais avec Milos dans l’une des échoppes du port, dans la foule colorée et joyeuse des Héliopolis qui nous offrait un anonymat très appréciable et très reposant. Le médecin me parlait de son pays, de son enfance, de sa science au service de tous les autres peuples et de son incompréhension farouche, viscérale, envers tout ce qui pouvait ôter la vie à quelqu’un. A cinq heures de l’après-midi, je rejoignais la princesse et sa suivante favorite dans le boudoir du palais royal pour ce que nous appelions notre “instant secret entre filles”. Nous discutions alors de tout et de rien, du pouvoir et des savoirs, de la prochaine pièce qui serait jouée au grand théâtre de la ville ou de l’éclat du soleil dans la torpeur estivale.

Mais mon moment préféré était le matin. En effet, dès que le jour se levait, teintant d’or et de safran les toitures de la ville et les reliefs du ciel, je descendais les marches du palais, roulée dans une pièce de lin blanc, et je rejoignais la plage du centre-ville pour me baigner dans la mer. J’avais toujours une pensée souriante pour mon ami Perkinsus, qui m’avait appris à nager avec autant d’humour que de patience, quelques années auparavant ! Mes quelques brasses quotidiennes, seule avec moi-même au milieu de cette terre étrangère éternellement effervescente, me donnaient de l’énergie pour affronter la journée… et mes enfants !

C’est ainsi qu’un matin, alors que je me préparais à aller nager comme tous les autres jours, je tournai les yeux vers la baie qui s’étendait au pied du balcon, sereine et silencieuse. Le jour commençait à poindre, les silhouettes des navires se dessinaient paisiblement tout au long du quai. Toute à mes préparatifs, je faillis ne pas le voir ! Ni le reconnaître… Mais quelque chose s’alluma dans mon esprit, je fronçai les sourcils, m’arrêtai un instant devant le paysage. Je ne rêvais pas : le deux-mâts aurique des loyalistes, que nous avions si souvent croisé sur les mers avant qu’il n’embarque Orcinus et que nous n’avions plus jamais revu après, était juste là, voiles ferlées, coque amarrée et grand silence.

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