Chapitre CX (1/2)
Mon cerveau s’était arrêté comme un navire face au vent, battant la campagne dans ma tête comme si jamais, plus jamais, je ne serais capable de me réveiller de cet état second. Orcinus était là, debout et droit, à quelques mètres de moi. Je voyais son profil aussi net et pur que dans mes souvenirs, avec ses cheveux noirs et courts comme des mèches de soleil, ses yeux d’ambre qui brillaient de tous leurs feux mais qui ne m’avaient pas vue, et ses lèvres pleines, rouges comme le corail de l’île-capitale.
Je restai tapie dans l’ombre et le silence, tentant vainement de retrouver mon souffle autant que mes esprits. Je perçus à peine les notes officielles d’un accueil protocolaire qui s’élevaient à quelques mètres de moi…
Pendant ce temps-là, la princesse vint au-devant de son neveu et je les entendis parler comme dans un rêve. Ils utilisaient la langue de gouaille et de rocaille des peuples du grand Sud, celle que leur avait appris, à l’un et à l’autre, mais à des années d’intervalle, la noble Muraena. J’étais à la fois glacée et brûlante de sueur, essorée par les battements effrénés de mon coeur mais aussi tétanisée, étouffée, à l’idée de devoir trouver les mots pour lui parler des deux enfants qui se cachaient, comme des criminels qu’ils n’étaient pas, dans les méandres de ce palais étranger.
Soudain, je fus tirée de ma torpeur, et de ma cachette, par un grand mouvement de la princesse Sanaâ qui se tourna vers moi, tenant toujours la main d’Orcinus dans la sienne, en disant d’une voix forte : « Quelle histoire ! Tu entends cela, Lumi ? »
Je sentis le sang me monter à la tête, puis redescendre dans ma poitrine comme un boulet de canon. Je tentai de m’avancer vers elle, vers lui, mais j’étais incapable de remuer le pied. Orcinus, lorsqu’il me vit enfin, devint pâle et lointain comme la lune en hiver. Et je répondis, d’une toute petite voix, en détachant chaque mot comme s’il risquait de tomber, la main posée contre la muraille pour ne pas perdre l'équilibre.
« - Euh… Pardonnez-moi, princesse. Je vous entends… Mais je ne vous comprends pas.
- Oh ! Excuse-moi. Bien sûr… Tu sais, c’est pour qu’elle nous enseigne sa langue ancestrale, née de la nuit et du désert, que ma mère avait choisi Manaâ-té pour nous élever, ma sœur et moi. Elle tenait à ce que l’on comprenne la langue de nos sujets du grand Sud, parce que personne ne l’enseigne nulle part. Et entre nous, nous l’utilisions souvent, ma sœur et moI.
- …
- …
- Enfin, bref. Tu te souviens, le jour des pourparlers avec les représentants de tous les peuples, sur les îles du Soleil. Quand Lomu, enfin je veux dire Orcinus, a quitté l’assemblée, je lui ai dit, justement dans la langue du désert pour que personne d’autre ne comprenne, que j’avais des choses à lui dire et à lui remettre. A propos de sa mère… Que je voulais le connaître. Et… Le voilà ! Rotu est mort, pourtant les loyalistes n’ont pas renoncé à le mettre sur le trône, bien au contraire… Alors il a décidé de partir, d’aller au-delà de toutes les cartes que nous connaissons. Et de faire escale ici pour me parler, avant de prendre la mer et de quitter le monde connu.
- Oh…
- …
- Il s’est enfui sur le bateau des pirates, en n’établissant qu’une seule voile pour pouvoir manoeuvrer sans équipage. Heureusement, les loyalistes n’ont qu’un voilier, ils n’ont donc pas pu le poursuivre… Mais ils ne tarderont pas à trouver une solution et à partir à sa recherche. Tu te rends compte ? Partir comme ça, droit devant, tout seul…
- …
- Je ne suis pas parti seul, intervint Orcinus. Nous sommes deux. D’ailleurs, ma tante, puis-je abuser de votre hospitalité et vous demander une chambre dans votre palais ?
- Bien sûr ! Tu es ici chez toi, et quiconque t’accompagne sera le bienvenu.
- …
- Merci. »
Orcinus se tourna enfin vers moi. Son visage reflétait la lumière des chandelles comme on prend le soleil au début de l’automne. Il se tenait raide comme un mât de misaine, ses yeux me dévoraient, sa joue était marquée d’une cicatrice délicate qui se creusait comme une fossette lorsqu’il parlait ou souriait mais qui, présentement, semblait froide comme la nuit. Il était beau comme le temps qui passe, avec quelque chose de plus adulte, de moins insouciant, que lorsque nous avions été séparés... La princesse recula d’un pas, nous laissant à nos retrouvailles. Le regard d’Orcinus brûlait comme un feu de paille mais son expression était glacée quand il s’inclina, presque cérémonieusement, devant moi.
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