(Lumi) - Je vais bien… Enfin, je crois.

(Orcinus) - Ton mari est mort…

- Rotu est mort, oui.

- J’ai entendu dire qu’une jeune fille de Champarfait l’avait assassiné. J’ai tout de suite pensé que ça devait être Suni.

- En effet. Elle a voulu venger notre père, notre sœur Ruti, nos neveu et nièce.

- …

- C’est pour cela que tu n’es plus reine de Champarfait ?

- Cela fait bien longtemps que je ne suis plus la souveraine de ce pays, Orcinus.

- …

- Et toi ? Tu vis comme un prince, manifestement.

- Oui et non. J’ai vécu avec des gens qui étaient prêts à m’obéir jusqu’à la mort, à respecter tous mes ordres et tous mes désirs. Mais pas à me rendre ma liberté ! C’était étrange. J’étais mi-prince, mi-prisonnier.

- …

- Quand ils ont commencé à comprendre que je ne monterais jamais sur aucun trône, ils se sont mis à vouloir que je leur fasse un héritier. Dès que je m’approchais à moins de trois mètres d’une femme, ils espéraient de tout leur coeur. Comme si j’allais accepter que mon fils ou ma fille subisse ce que j’ai subi moi-même ! C’est absurde. Je ne voudrais pas que l’on fasse de ma progéniture un distributeur de génétique. Ni qu’on les tue ! Je n’aurai jamais d’enfant.

(J’éclatai d’un rire jaune, nerveux, étouffant, auquel il répondit d’un regard noir, figé, étouffé.)

- Ahah !

- C’est bien, je t’amuse, au moins…

- Au moins, répondis-je amèrement, moi, je m’amuse. Alors que toi, tu fais une de ces têtes ! Tu n’es donc pas content d’avoir repris ta liberté ?

- Si, bien sûr. Mais tout cela n’est pas fini, je le sais, je le sens. Et puis…

- Et puis ?

- Je n’ai pas oublié les îles du Soleil. Je n’ai pas oublié que tu n’avais pas voulu partir avec moi, et que tu avais choisi Rotu.

(Ma poitrine se serra comme un étau, mais je renonçai à répondre à cela.)

- Où étais-tu, Orcinus, pendant tout ce temps ? Dans les terres glacées du nord ?

- Au début, oui. Mais après… J’avais froid en permanence, et il n’y avait pas assez de poisson, alors je dépérissais ! Ils m’ont donc emmené près des îles du Soleil. Comme c’est une zone internationale, nous étions tranquilles… Nous naviguions plus ou moins autour. Au moins, je n’étais plus enfermé dans une forteresse glaciale. C’est sur le chemin entre les terres du nord et les îles du Soleil que j’ai croisé Galaô-té et que je lui ai remis une lettre pour Rutila. L’avez-vous reçue ?

- Oui. Oui, nous l’avons reçue… Donc lorsque nous avons convoqué les représentants de tous les peuples aux alentours de la base scientifique, vous vous trouviez en fait déjà dans les parages ?
- Depuis quelques mois, oui. Cela me faisait du bien d’être en mer… Ils m’avaient tout le temps à l'œil, espérant toujours que je leur fasse un jour un héritier plus conforme à leurs ambitions.

- Et tu t’y emploies ?
- A quoi ?

- A leur donner un héritier !

(Il leva sur moi un œil triste comme un torrent de lave et répondit d’un souffle.)

- Non, Lumi. Je viens juste de te le dire.

- …

- …

- Eh bien moi, ce jour-là, je n’ai pas choisi Rotu.

- Pourtant…

- Mais non !

- …

- Rotu n’avait rien à voir avec ça. Mais je ne pouvais pas te suivre en-dehors du monde connu.

- Et pourquoi pas ? Moi, j’étais prêt à le faire. A tout quitter, sauf toi. Alors que toi…

- …

- …

- Parce que tu ne sais pas tout.

- Que veux-tu dire ?

(Je respirai un grand coup comme on s’apprête à plonger dans le vide.)

- J’ai des enfants… Et je ne pouvais pas les laisser ! Ni te parler d’eux devant Rotu. Il les aurait tués, sans aucune pitié, s’il avait su leur existence.

- Des enfants… Tu as des enfants ?

- Oui.

(Il devint blanc comme un soir d’hiver dans les terres de glace.)

- Je vois…

- Je crois que tu ne vois rien du tout. Orcinus…

- …

- …

- Et je le connais ? »