« - Si tu le connais ? Mais de qui parles-tu ?

- De ton… Enfin, du père de tes enfants. En tout cas, tu n’as pas perdu de temps pour en avoir déjà plusieurs !

- Tu m’insultes !

- Je m’étonne.

-...

- Alors, je le connais ?

- Oui.

- Un membre de la troupe ?

- Oui.

- Et moi qui t’ai fait cette proposition ridicule devant tout le monde ! Moi qui étais prêt à tout pour revenir à toi… Si j’avais réussi, j’aurais juste été bon à apprendre que tu avais fait un enfant avec un autre ! C’est presque drôle, non ? »

Je ne trouvais pas cela drôle du tout. J’étais sciée, presque assommée de voir à quel point il faisait fausse route dans ses déductions et ses interprétations. J’avais du mal à prendre ma respiration tant je me sentais pressée, oppressée. Tant je peinais à admettre qu’il puisse vraiment croire que je l’avais oublié aussitôt qu'il avait quitté le navire.

Il s’était levé et se tenait à l’autre bout de la table, penché en avant, les mains posées bien à plat entre une écuelle de lait caillé et un plat de galettes de maïs. Il ne me regardait pas… Et il semblait furieux, déçu, désabusé. Il respira profondément, à plusieurs reprises, jusqu’à retrouver son calme et sa parfaite maîtrise de lui-même. Puis il murmura quelque chose que je ne compris pas, sur un ton presque éteint, presque enfantin.

Mon cœur s'arrêta... Puis s’emballa comme un cheval au galop ou un navire dans la tempête, au point de couper ma respiration pendant quelques secondes. J’étais pantelante et palpitante… Quand soudain, Orcinus releva la tête et fixa son regard sur le mien, comme on lance un défi.

« - Eh bien moi, je suis fiancé, figure-toi.

(L’air se mit à brûler comme un feu de mât à l’intérieur de ma poitrine et je faillis m’étrangler.)

- …

- …

- Et tu couches avec elle depuis longtemps ?

- Je n’ai jamais couché avec elle. Les loyalistes respectent les coutumes de Champarfait, tu te souviens ? Pas avant la nuit de noces.

- …

- Elle s’appelle Lumi…

- Evidemment !

- …Et elle a beaucoup souffert.

- Moi aussi…

- Justement ! Elle m’a fait penser à toi. Quand je suis arrivé parmi les pirates, elle n’avait que seize ans. Elle aimait la mer et la liberté, alors nous avons beaucoup discuté. De la vie des Lointains, de l’infini des océans, de grands voyages, de nouveaux horizons… Nous sommes devenus amis. Et puis, il y a six mois, elle a été brutalisée par un homme. Ce vaurien a été condamné à mort et exécuté quelques jours plus tard, mais le mal était fait. Plus personne ne voulait d’elle. Aux yeux de son propre père, elle ne valait plus rien. Lumi est la fille aînée d’un homme riche, mais du jour au lendemain, elle a été traitée comme un paria pour un crime dont elle n’est que la victime. C’était injuste ! Alors un jour, je me suis dit que si je l’épousais, elle prendrait une magnifique revanche sur tous ceux qui l’avaient méprisée. Et au passage, qu’on me ficherait la paix avec les velléités dynastiques des uns et des autres, du moins pour quelque temps. C’était gagnant-gagnant, tu vois.

- Je vois, oui. Le mariage idéal.

- Elle sait que je ne lui donnerai jamais d’enfant. Comme elle n’en désirait pas spécialement non plus, cela ne la dérange pas… Alors nous avons décidé de nous fiancer et de partir ensemble, tous les deux. De reprendre notre liberté.

- …

- Grâce à ces fiançailles, les loyalistes se sont mis à croire que je m’étais résigné à vivre parmi eux. Comme eux. Et ils ont commencé à me faire de plus en plus confiance. Un matin, nous avons pu nous emparer de leur deux-mâts… Et nous sommes partis droit devant nous, plein vent arrière. A deux, nous ne pouvions établir qu’une seule voile, et nous nous relayions, l’un à l’écoute, l’autre à la barre.

- Ils n’ont pas essayé de vous arrêter ?

- Si. Mais ils n’ont pas réussi ! Même s’il me reste quelques souvenirs de leurs canons et de leurs mousquets.

(Son doigt se posa comme un automatisme sur la cicatrice qui lui barrait doucement le bas de la joue.)

- …