Chapitre CXII (2/2)
(Orcinus) - Nous sommes passés entre les gouttes, entre les salves. Nous avons mis le cap sur Héliopolis… Et voilà.
(Lumi) - Qu’est-il arrivé à ton visage ?
- Oh, ça, ce n’est rien. Une balle qui est passée très, très près de moi. Résultat, je me suis jeté en avant pour l’éviter et je suis tombé sur un taquet en bois particulièrement aiguisé. Lumi m’a soigné quand nous étions en mer.
- Comme c’est mignon… Tu te sacrifies pour sauver cette pauvre jeune fille de l’opprobre de son peuple, mais tu n’oublies pas, au passage, de t’offrir un peu de chair fraîche… Et une infirmière personnelle. Et en plus, tu n’as aucun effort à faire pour te souvenir de son prénom !
- Lumi…
- Quoi ?
- J’ai juste passé un accord avec une femme en qui j’ai confiance, à qui j’ai des choses à dire, et qui ne me demandera jamais ce que je veux pas lui donner.
- Et qui va t’emmener au loin pour toujours !
- Oui.
- …
(Il soupira, baissa un instant ses yeux de cuivre puis releva le nez d’un air décidé.)
- Je l’ai choisie parce qu’elle est droite, intelligente et bienveillante. Et je lui ai donné ma parole. Maintenant que nous sommes fiancés, maintenant que nous nous sommes enfuis ensemble, c’est comme si nos destins étaient liés… Si je ne l’épouse pas, elle sera déshonorée.
- Elle l’est déjà, si j’ai bien compris.
- Elle le sera encore plus. Et il est inutile de faire semblant d’être méchante, Lumi. Je te connais trop bien pour y croire.
(Je souris comme un éclair.)
- …
- Tu n’as pas faim ?
- Quoi ? Euh, si… Mais…
- Je vais te laisser prendre tranquillement ton petit-déjeuner.
- Bon…
- En tout cas, je suis heureux de voir que tu es en bonne santé, Lumi.
- Euh, oui. Moi aussi, Orcinus… »
Il se leva avec une élégance et une souplesse assez agaçantes, puisque j’étais de mon côté aussi crispée qu’une pince de homard dans un bouillon de légumes et de lait de coco. Il fit quelques pas vers moi, sans un mot, puis il s’arrêta juste là, à quelques centimètres de mon visage aussi rouge et brûlant que le homard susmentionné. Il prit ma main sans préavis, ma cuillère tomba à mes pieds dans un fracas de gêne et de métal.
Il avait les doigts doux et chauds, la peau de velours et la voix très basse lorsqu’il reprit notre discussion.
« - Tu sais, Lumi, je crois que nous ressemblons de plus en plus aux amants maudits que l'on trouve dans les contes et légendes qui ont bercé ton enfance autant que la mienne.
- Oui.
- …
- Et non !
- Que veux-tu dire ?
- Tu es peut-être fiancé, mais tu n’es pas marié.
- …
- Il faut qu’on parle, Orcinus.
- N’est-ce pas ce que nous venons de faire ?
- Si, mais… J’ai encore des choses à te dire.
- Moi aussi… J’aurais des choses à te dire jusqu’à la fin de ma vie, Lumi, si le destin m’en avait donné le temps. Mais ce n’est pas le cas. Et je crois qu’il faut l’accepter. »
Il me dit cela sur un ton étonnamment ferme, comme s’il n’y avait plus de discussion possible. Pourtant, je lisais dans ses yeux qui brûlaient comme un volcan, dans sa main qui serrait mes doigts plus fort que nécessaire, dans la chaleur intense qui émanait de tout son être, que son acceptation n’était pas si complète que cela.
Je lui caressai la paume comme une plume, il resta immobile, silencieux, attentif. Puis je posai la main sur son avant-bras, comme pour le retenir, mais sans forcer… Je sentis tout son corps se tendre, puis il ferma les paupières, prit une grande inspiration, s’inclina fort galamment devant moi et quitta la salle commune de sa démarche parfaitement Lointaine.
Autour de moi, Héliopolis s’éveillait joyeusement de sa quiétude nocturne, entre les petits pas des servantes et les grosses voix des ambassadeurs… Et deux secondes plus tard, dans la lumière moelleuse et orangée de cette pièce immense, les coudes posés sur cette table royale et le désespoir chevillé au cœur, je laissai couler toutes les larmes de mon corps, encore et encore.
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