Chapitre CXIV (1/2)

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Ce soir-là, les enfants se montrèrent aussi agités que possible, sentant probablement ma propre tension. Un désespoir étrange, résigné, s’était emparé de moi au fil de cette conversation entre la princesse Sanaâ et cette jeune fille que dans mon esprit, je n’appelais plus autrement que “l’autre”. L’autre femme, l’autre fiancée. L’autre Lumi…

Quelle impitoyable ironie que ce prénom commun ! J’avais beau me dire que cela ne voulait rien dire, que toutes les filles aînées issues de Champarfait étaient baptisées ainsi, je ne pouvais pas m’empêcher d’être en colère contre Orcinus. Comme s’il l’avait fait exprès. Comme s’il n’avait pas voulu prendre le risque de se tromper de prénom dans l’intimité… L’idée même qu’ils aient une intimité m’était insupportable. La demoiselle était jolie, et quoiqu’elle en dise, elle était visiblement loin d’être indifférente au charme de son fiancé ! Avec le temps, avec la distance, je savais parfaitement comment tout cela finirait. Ils vivraient heureux par-delà les cartes quand je resterais là, seule et prisonnière, à langer les caprices, les pleurs et les pipis de mes chérubins.

Je n’eus donc, ce soir-là, strictement aucune patience quand Tempeta se mit soudain à hurler ou quand Delphinus régurgita son lait sur sa combinaison toute propre. Et lorsque, contre toute attente, je réussis enfin à les mettre tous les deux au lit, à leur lire une histoire d’une voix un peu trop aiguë, mais néanmoins bienveillante, jusqu’à voir leurs petits yeux se fermer doucement dans la lueur tremblotante des bougies, j’étais littéralement essorée. Et affamée, aussi, puisque j’avais quitté la table du dîner avant même d’avoir fini mon entrée !

J’appelai donc la servante pour qu’elle vienne veiller sur le sommeil de mes enfants, et j’entrepris de rejoindre les cuisines afin de trouver un peu de lait, quelques amandes ou un morceau de pain de maïs… J’étais décoiffée, démaquillée, je portais un pantalon et une chemise de toile, tous deux parfaitement Lointains, qui avaient le mérite d’être pratiques et confortables. Je parcourus le palais à petits pas feutrés, priant pour ne rencontrer personne ! C’est en passant devant une fenêtre grande ouverte sur le port et sur la baie d'Héliopolis que j’aperçus, en contrebas, la silhouette arborée de ce satané deux-mâts. Elle me resta plantée dans la rétine tandis que je rejoignais le garde-manger, dans lequel je trouvai heureusement de quoi apaiser ma faim.

Puis sans réfléchir, une brioche épicée à la main, au lieu de reprendre le chemin sombre de mon appartement, je sortis du palais par la porte de service et me dirigeai vers la ville. Tout était silencieux, depuis les échoppes fermées jusqu’aux rares passants pressés. En arrivant sur le quai, seule face à l’ombre du navire d’Orcinus, je me demandai peut-être une demi-seconde ce que je faisais là… A bord, rien ne bougeait. Mais je levai les yeux, instinctivement, vers le nid-de-pie qui coiffait le grand-mât. Et je vis une chandelle. Seule. Fragile. Muette.

J’ôtai alors mes sandales et empruntai la passerelle de bois pour monter sur le pont. Puis j’entrepris d’escalader les haubans. Je me sentis aussi souple et agile qu’une girafe dans un trou de souris, mais je parvins en haut tant bien que mal, m’offrant le luxe de faire sursauter Orcinus. Car il était là. Et il était seul.

« - Eh bien, tu ne veilles pas très efficacement si vraiment tu ne m’as pas entendue arriver !

- Bonsoir, Lumi.

- …

- Je ne veille pas. Je rêvasse.

- Au moins, tu as gardé tes vieilles habitudes, puisque c’est en haut des mâts que tu viens rêvasser… J’aimerais bien avoir le temps de faire cela, moi aussi.

- Qu’est-ce qui t’en empêche ?

- J’ai deux enfants, Orcinus. Mes rêves sont pleins de bavoirs sales, de dents qui poussent et de réveils nocturnes. Je peux m’asseoir ? »

Il me fit signe de m’installer près de lui, mais il ne me répondit pas, se contentant de baisser le nez en fronçant la ligne sombre de ses sourcils. La nuit nous entourait comme on câline un être cher, elle était tiède et parfumée, les étoiles clignaient des yeux tout là-haut dans le ciel et la lueur de la bougie peignait d’or et de mystère le beau visage d’Orcinus. Il était assis et immobile, vêtu de son pantalon noir préféré et d’une chemise très près du corps, au col ouvert sur sa peau sombre, dont le rouge vif et profond faisait ressortir son teint de châtaigne mûre et ses prunelles fluides et mouvantes.

Il ne me regardait pas… Mais je savais qu’il me percevait, qu’il me ressentait. Et je pouvais lire sur la courbe de ses épaules, dans la torpeur de ses gestes, que son désarroi était à la hauteur de mon impuissance. Quand il posa enfin son regard sur moi, dans la lumière rousse et éclatante de la lune, je réalisai soudain que ses yeux étaient bleus… Bleus comme la mer, bleus comme le ciel, bleus comme avant.

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