Chapitre CXVI (1/2)
Il devait être très tard, la nuit était chaleureuse et délicate, la mer s’ébrouait à quelques mètres de nous. Héliopolis dormait comme une vieille dame bercée de rêveries ancestrales et Orcinus était là, main dans la mienne, avec ce mélange de franchise et de maladresse qui n’appartenait qu’à lui. La chandelle s’était éteinte et je ne le voyais plus, mais je le devinais, je le ressentais, je l’écoutais.
Comment lui dire le feu et la glace qui faisaient battre mes veines, juste parce qu’il était là ? J’étais à court de mots, à bout de maux, aussi, tellement je sentais mes capacités de résistance fondre comme neige au soleil à l’idée de pouvoir enfin baisser les armes, ne serait-ce que cinq minutes, dans la chaleur de son corps… Je ne lui répondis donc pas, du moins pas vraiment, me contentant d’un ricanement un peu étranglé, un peu incrédule. Pourtant, il comprit.
Il m’attira tout contre lui et, dans le même mouvement, nous allongea sur le sable frais. Il était sur le dos, j’étais presque sur lui. Il tira sur la couverture pour nous enrouler dedans et il resta ainsi, immobile comme la braise. Il me serra contre lui, doucement d’abord, avec retenue, puis de plus en plus fort. Je le sentais vivre, vibrer, frissonner.
« - Ça va, Orcinus ?
- Oui… Et toi ?
- Je suis bien… Mais tu peux serrer encore plus fort.
(Il s’exécuta.)
-
- Tu trembles… J’ai l’impression d’être couchée sur un séisme. Qu’est-ce qui se passe ?
- Oh, rien… J’ai des envies de meurtre sur un type qui est déjà mort, je te tiens dans mes bras après plus d’un an de séparation, j’ai tout un peuple de pirates à mes trousses et je viens d’hériter de deux enfants que je ne connaîtrai sûrement jamais. Tu vois, ce n’est pas grand-chose.
(Je souris bêtement au creux de son épaule, savourant sa chaleur, son odeur et cette sensation de sécurité et d’appartenance que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps.)
-
- …
- Dis, si Rotu ne m’avait pas violée, est-ce que j’aurais quand même eu droit à ce délicieux câlin ?
(Il se raidit presque imperceptiblement.)
- Tu ne me crois donc pas capable d’inventer un autre prétexte pour te prendre dans mes bras ?
- Je te crois capable de tout.
(Il resserra encore son étreinte.)
- J’aurais tellement voulu pouvoir te protéger de toutes ces horreurs… »
Sa voix était lourde, sourde, comme s’il percevait ma souffrance à travers ma peau… Je sentis alors monter en moi un torrent de larmes, de révolte, de dégoût, que je ne pus absolument pas réfréner et qui explosa sous forme de sanglots étranglés, presque violents. Ce fut comme si, après tout ce temps, je m’autorisais enfin à déposer mon fardeau, juste quelques minutes, parce que je n’étais plus seule. J’inondai Orcinus de tout ce que j’avais tu, de tout ce que j’avais retenu, mes épaules étaient secouées comme un esquif dans la tempête et je sentais ses mains qui caressaient mon dos avec autant de douceur que de fermeté.
En mon for intérieur, je me traitais de tous les noms. N’avais-je donc rien de plus romantique ou de plus sensuel à proposer ? Je n’avais pas vu Orcinus depuis des mois et des mois et voilà que je ne trouvais rien de mieux que de me transformer en fontaine ! J’avais le nez en navet, des yeux de crevette cuite et les joues gluantes comme une méduse. Quel tableau !
Pourtant, Orcinus ne s’enfuit pas en courant. Et une fois la crise passée, lorsque j’eus retrouvé mon souffle et mon calme, je me sentis étonnamment bien, lovée dans sa présence si naturelle, si simple, si entière. Je ressentis un bien-être profond, lumineux, que je n’avais pas éprouvé depuis bien longtemps. Et je m’endormis ainsi, lovée contre mon amoureux qui était chaud et sucré comme un gâteau au miel.
Je m’éveillai avant l’aube, alors que le ciel était à peine mauve. J’avais le cœur essoré, le corps ensablé, l’esprit embrumé. Orcinus était là, roulé dans l’obscurité du ciel comme dans la clarté de la couverture. Ma main était dans la sienne, je sentais sa chaleur tout au long de mon flanc et j’entendais le souffle régulier de sa respiration. Autour de nous, la ville sommeillait encore… Je n’avais pas beaucoup dormi, angoissée à l’idée d’avoir rêvé ce corps qui réchauffait le mien dans la tiédeur nocturne. Orcinus pouvait-il vraiment épouser quelqu’un d’autre après avoir dormi ainsi, chastement certes, mais avec cette intimité absolue qui nous reliait comme un fil invisible ?
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