Chapitre CXVII (2/2)
Lumi avait la gorge nouée et le regard hostile, mais malgré sa politesse froide, je lui trouvai un air de dignité devant lequel je ne pouvais que m’incliner. Après tout, si vraiment elle donnait le choix à Orcinus, peut-être avais-je une vraie chance de renouer les fils de ma vie avec lui ? Autant il s’était montré froid et distant au moment de nos retrouvailles, autant il m’avait prouvé, la nuit précédente, que je ne le laissais pas indifférent… Mais était-il vraiment prêt à changer ainsi le destin qu’il venait tout juste de commencer à écrire pour et avec une autre femme ? Un destin sans biberons nocturnes ni table à langer. Dans l’immédiat, du moins ! Car à terme, qui sait… Mais en attendant, puisqu’il m’avait dit haut et fort qu’il ne voulait pas d’enfant, ma longueur d’avance se retournait franchement contre moi.
J’en étais là de mes réflexions quand je réalisai que j’étais seule dans la pièce : Lumi était partie sans bruit, comme une petite souris dans la quiétude de la pénombre. Héliopolis était pourtant assaillie de soleil, l’air était brûlant tandis que le deux-mâts flottait paisiblement au bout de ses aussières. Orcinus avait-il regagné le bord après m’avoir laissée sur la plage, alors que le jour se levait à peine ? C’était probable… Et Lumi semblait avoir la même pensée que moi ! Puisque je la vis, quelques minutes plus tard, marcher à pas légers, mais les épaules basses, dans la rue qui reliait la grande porte du palais à l’animation du port.
Je la suivis des yeux un bon moment, jusqu’à apercevoir sa silhouette d’un vert flamboyant emprunter la passerelle qui menait sur le pont du navire. Puis elle disparut à mes yeux. Je continuai à guetter, espérant voir Orcinus sortir en courant pour se précipiter vers moi de toute la vitesse de ses jambes… Mais ce n’était qu’illusions. Car rien ne bougea, personne ne vint, et je demeurai seule dans le silence du palais et le brouhaha de la rue.
J’entrepris alors de m’occuper le corps, à défaut de l’esprit… D’abord, je me rendis dans la salle commune afin de me sustenter. Je dus me forcer pour avaler quelques miettes de gâteau de maïs, un bol de lait de chamelle à l’eau de rose et une tranche de pain aux épices douces. Puis je passai rapidement dans mes appartements afin d’embrasser mes enfants et de raconter à Milos ce qui venait de se passer. Ensuite, je me mis littéralement à tourner en rond, allant du fond de l’appartement jusqu’au balcon, duquel je jetais à mon corps défendant des coups d'œil désespérés vers les quais en contrebas. Tempeta et Delphinus s’agitaient de plus en plus à me voir ainsi. Aussi Milos, après avoir promis de rester avec eux jusqu’à mon retour, entreprit-il tout simplement de m’envoyer prendre l’air. N’importe où, mais ailleurs.
Je protestai ardemment, mais il ne se laissa pas attendrir. Et je finis par obéir, moitié par lassitude, moitié parce qu’il avait probablement raison ! Je finis donc par rendre les armes et par sortir à mon tour du palais, veillant bien à prendre la direction opposée à celle du port. Je rejoignis une adorable plage très isolée, qui n’était accessible qu’au prix d’un plongeon assez vertigineux et d’une escalade franchement abrupte, où j’étais à peu près certaine que personne ne viendrait me déranger.
Je nageai un long moment dans les eaux chaudes et cristallines, profitant de la sensation de vie et de nature que je ressentais sur ma peau, comme si cela pouvait éloigner les mauvaises ondes. Comme si un nouveau départ était possible. Comme si Orcinus allait apparaître, avec ses yeux bleus, ses vêtements Lointains, ses muscles chauds, pour me serrer dans ses bras jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Contre toute attente, je finis par m’endormir à l’ombre de cette crique, bercée par les vagues et par la solitude. La très courte nuit précédente m'avait épuisée, et les émotions m’avaient assommée ! Lorsque je m’éveillai, il faisait nuit noire. Rien ne bougeait autour de moi : même la mer semblait figée… Je n’y voyais rien du tout, et j’eus bien des difficultés à remonter la paroi rocheuse à la seule lumière hésitante de la lune ! Je faillis glisser à plusieurs reprises, me raccrochant littéralement aux branches et à l’idée que mes enfants ne pouvaient perdre à la fois leur père, parti au loin avec une autre femme, et leur maman embarquée dans cette improbable escalade !
Lorsque je repris pied sur le chemin, je fus assaillie par un immense soulagement. Et je repris le chemin du palais sans demander mon reste. Entre deux rochers, je m’arrêtai quelques secondes pour admirer les lumières de la ville qui sommeillait au bord de l’eau. Les maisons, les échoppes, le port brillaient de mille feux. Que c’était beau ! Héliopolis avait son rythme bien à elle, au fil des tavernes et des lieux culturels, avec sa population aux mille nuances, toujours vêtue de blanc comme pour briller sous les étoiles au rythme de la vie nocturne. La journée, le soleil de plomb ralentissait les corps et les cœurs. Mais le soir, c’était toute une civilisation qui revenait à la vie !
Et au milieu de cette agitation à laquelle j’étais désormais bien habituée, une absence me sauta aux yeux comme un trou noir devant les flambeaux qui éclairaient le quai : le deux-mâts aurique avait disparu.
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