Chapitre CXXII (1/2)
Je crois sincèrement que si Orcinus ne m’avait pas déjà bien connue, depuis toutes ces années, il m’aurait vraiment prise pour une folle lorsque j’émis l’idée de partir à la rencontre des loyalistes, dans leur forteresse gelée. Et au départ, il ne sembla guère convaincu ! Mais au fil des heures, je lus dans ses yeux, dans ses silences, qu’il apprivoisait peu à peu cette éventualité. Et qu’il se rendait à l’évidence : aucune meilleure solution ne se présentait à nous.
La princesse Sanaâ ne se montra guère plus enthousiaste, craignant visiblement pour la vie de son cher neveu qu’elle apprenait à peine à connaître. Mais elle n’essaya pas de nous dissuader, et donna des ordres pour que ses serviteurs préparent l’avitaillement du deux-mâts et pour que ses guerrières se placent en situation de partir en urgence si les choses tournaient mal et qu’Héliopolis devait intervenir. Cette précaution nous inquiéta, Orcinus et moi, plus qu’elle ne nous rassura ! Car nous ne voulions certes pas provoquer une guerre… Mais nous n’émîmes aucune objection : la princesse était souveraine en son pays, il était bien inutile d’essayer d’argumenter une fois qu’elle avait pris une décision.
Milos, lui, était un mélange d’espoir et d’appréhension : il était inquiet à l’idée de l’on reparte dans ces terres hostiles, avec leurs roches noires, leur banquise éclatante et l’ombre grise de notre cher Tempetus… Mais il fut le seul à admettre immédiatement que mon idée n’était peut-être pas si mauvaise, et qu’il fallait tenter une discussion franche et entière avec les ravisseurs de mon amoureux. En bon médecin, Milos croyait profondément en la vie : pour lui, dès lors que le destin nous avait enfin réunis, il ne pouvait pas être assez fourbe, assez cruel, pour nous séparer aussi rapidement l’un de l’autre.
De son côté, l’autre Lumi faisait ce que j’aurais fait à sa place : elle ne se mêlait de rien et demeurait parfaitement invisible, restant à l’écart du palais et de notre chemin. Ce qui me convenait très bien : car je lui en voulais toujours un peu. C’était absurde, c’était injuste, d’autant que j'avais finalement gagné la bataille et le prince charmant ! Je ne lui souhaitais pas de mal, mais je ne tenais vraiment pas à la revoir.
Orcinus, enfin, était mi-figue mi-raisin. D’un côté, je le voyais soulagé de pouvoir enfin tenter quelque chose, quoi que ce soit, pour reprendre en main sa vie, son destin et sa liberté qui lui échappaient depuis des mois et des mois. De l’autre, je le sentais à la limite de… la bouderie ! Et ce pour une raison très simple : même s’il était maladroit comme un pêcheur sans hameçon, même s’il passait son temps à me demander comment faire ceci ou cela, même s’il ne savait pas encore par quel bout les prendre, il ne voulait absolument pas laisser ses enfants.
Pendant les trois jours que durèrent nos préparatifs de départ, je dus user de tous les arguments possibles et imaginables pour qu’il accepte de les confier à Milos. Jusqu’au bout, je craignis d’ailleurs de les découvrir cachés dans la cale, avec leurs grands yeux de pierres précieuses et leurs risettes malicieuses ! J’aurais alors été bien incapable de les ramener à terre, même si j’avais parfaitement conscience qu’il serait dangereux pour eux que les loyalistes connaissent leur existence avant que l’on ne réussisse à les convaincre d’abandonner leurs plans dynastiques envers Orcinus.
Mais s’il n’en arriva pas à une telle extrémité, celui-ci ne se priva pas pour autant de me faire comprendre que notre petite expédition allait le priver de sa progéniture pendant de longues semaines.
« - Je ne suis pas prêt, Lumi.
- Je crois que personne n’est jamais vraiment prêt à quitter ses enfants…
- Tu as l’air de bien le vivre, toi ?
- Non. Mais je crois vraiment que c’est comme ça, en les laissant quelque temps pour essayer de trouver une vraie solution à long terme, que nous réussirons à leur rendre la liberté. Delphinus et Tempeta vivent enfermés depuis leur naissance, tu crois vraiment que ça ne me fait rien ? Tout ça, juste parce qu’ils sont tes héritiers !
- Je suis désolé… Je suis nul, comme père.
- Bon, si tu es si nul, tu ne leur manqueras pas. Raison de plus pour partir sans état d’âme.
- Euh…
- Je plaisante, Orcinus. Tu es blanc comme un béluga ! Et tu n’es pas nul, tu as juste des choses à apprendre, c’est tout.
- Toi aussi, tu avais deux mains gauches au début ? Quand tu t’occupais d’eux ?
- J’étais perdue… Mais j’ai eu deux petites sœurs, alors j’étais moins débutante que toi.
- Tu penses que je saurai faire, avec le temps ?
- Je ne le pense pas. Je le sais, Orci.
- …
- Mais pour que tu puisses apprendre, justement, il faut qu’on t’en laisse la possibilité. Il faut que l’on puisse élever nos petits monstres, tous les deux, sans nous terrer quelque part. Sans que ton sang soit une menace. Tu comprends ?
- Oui…
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