Chapitre 7 : Capitale
15 juillet 2115
Campement Terrien
Conformément aux souhaits de Tenson, le petit campement avait commencé à se réorganiser. Les murs de rochers avaient été complétés et un peu élargis, si bien que le camp possédait ses propres fortifications de fortune. Vers le Sud étaient toujours posées les trois navettes, qui remplissaient chacune une fonction différente. La première, à gauche, avait été établie en poste de communication soit entre les équipes soit avec la Terre. La deuxième, au centre, faisait office de quartier général : c'est là que Taizhong passait l'essentiel de la journée et organisait les réunions avec les autres officiers. La troisième, à droite, avait été réorganisée en entrepôt, particulièrement pour les robots de l'expédition ou les différentes trouvailles. La moitié Sud du camp était donc occupée par ces trois simulacres de bâtiments.
La partie Nord, elle, était réservée aux tentes : six étaient parfaitement alignées. Puisque désormais l'expédition était formée de deux groupes qui se relayaient, on pouvait se contenter de la moitié des couchettes, puisque que lorsque l'un se reposait, l'autre travaillait. A droite de ces tentes se trouvait celle de commandement, qui bien que plus grande ne servait qu'à trois personnes : Tenson, Federico et Henri. Quant au colonel Taizhong, il avait surpris l'équipage en déclarant préférer dormir dans la navette de commandement.
Pour les besoins de la mission, le bloc montagneux qui servait de protection naturelle au Nord avait été mis à profit. En le creusant, les Terriens purent installer l'espace pour un semblant de laboratoire, qui leur permettait d'analyser différents échantillons recueillis à la surface ou dans le sol Martien. La réserve d'armes fut placée à côté de ce bloc. Au sommet, un poste d'observation longue distance fut installé, et le drapeau de la Fédération Terrienne planté, à la demande expresse du colonel. Afin de faciliter le transit autour de la base, deux accès furent créés. Dans le rempart Ouest, quelques rochers laissèrent place à une simple barrière, tandis que dans le rempart Est, on construisit un petit pont de fortune pour enjamber un ravin, avec l'aide de machines martiennes.
Ces derniers n'étaient d'ailleurs pas tenus à l'écart. Presque quotidiennement, des machines accompagnées par un ou deux représentants déjà rencontrés arrivaient à la base. Il s'agissait principalement d'une aide de subsistance puisqu'ils amenaient le plus souvent des vivres et de la boisson, bien meilleures que les rations fournies aux équipages. Les délégués discutaient quelque temps avec leurs « voisins » avant de retourner chez eux. Mais ce matin, les guetteurs signalèrent l'arrivée de deux véhicules certes non armés, mais différents des transports de marchandises habituels. Lorsque ceux-ci arrivèrent devant l'entrée, quatre hommes en descendirent et se présentèrent au poste de garde comme des dignitaires, demandant à s'entretenir avec le colonel Taizhong. Lorsque celui-ci fut informé, il fit appeler le capitaine Tenson sur le champ, beaucoup plus à même de dialoguer avec les nouveaux venus. Quand il arriva, les six personnes se rendirent dans la navette qui servait de quartier général, dans la salle habituelle de réunion. Les Martiens se mirent assis sur demande de leur hôte, qui en fit de même. Seul le capitaine resta debout, derrière les visiteurs, attendant que son supérieur ouvre la conversation.
« Que me vaut votre visite, chers amis Martiens ?
-Nous sommes ici au nom de notre maître, le Grand Kanonmar. Celui-ci veut renforcer nos relations diplomatiques, et c'est pourquoi nous sommes là.
-Renforcer nos relations ? Nous en serions plus que ravis, mais comment ?
-Nous vous fournissons déjà une petite aide pour que vous puissiez vivre correctement, mais nous savons que nous pourrions faire plus. Nous savons aussi que vous pourriez, vous aussi, nous venir en aide.
-C'est que, ambassadeur, nous sommes terriblement occupés et en pleine mission... »
Tenson, toujours dans le dos des Martiens, jeta alors un regard de désapprobation envers le colonel, qui rattrapa sa maladresse.
« Occupés et en pleine mission, mais parfaitement disposés à vous renvoyer la pareille, évidemment ! De quoi avez-vous besoin ? »
Les dignitaires répondirent alors. Et ce qui frappait les Terriens, c'est que depuis leur arrivée, chacun prononçait l'un après l'autre une phrase, toujours dans le même ordre, de droite à gauche.
« Vous pourriez nous échanger quelques biens.
-Vous pourriez nous aider à construire dans nos villes.
-Vous pourriez nous prêter assistance contre les pirates.
-Vous pourriez nous apprendre des choses sur la Terre.
-Vous pourriez nous prêter des armes ou des outils.
-Vous pourriez commercer avec nos marchands.
-Vous pourriez... »
Taizhong s'effraya quelque peu de l'avalanche de demandes qu'on lui faisait, et reprit la parole :
« Messieurs, messieurs ! Vous me demandez beaucoup de choses alors que je ne sais même pas ce que nous pourrions faire. Je vais vous proposer autre chose : prenez quelqu'un de mon équipe en ambassade, montrez lui de quoi vous avez besoin, discutez. Il me fera un rapport complet et nous déciderons par la suite de la façon dont nous pourrons apporter notre aide.
-Cela nous semble parfaitement correct, répondirent en chœur les martiens.
-Venez monsieur le colonel, nos conducteurs nous attendent.
-Pas moi messieurs, j'ai fort à faire ! Non, le capitaine Tenson ici présent se fera une joie de vous accompagner ! »
Celui-ci leva alors les yeux au ciel puis fit signe aux Martiens qu'ils pouvaient sortir. Après avoir fait ses recommandations à l'équipe qui allait prendre le relais de la base, il rentra dans l'un des véhicules. Il était assis entre deux des ambassadeurs et se retrouvait affreusement serré, la banquette n'étant pas prévue pour trois personnes. Ses deux voisins le regardaient avec un grand sourire, auquel il répondait avec un léger sourire mais grimacé par la gêne. Une fois de plus, il repartait vers la base où ils avaient rencontré Kanonmar. Cette fois, il y allait en simple visiteur amical.
Lorsqu'il revit le dirigeant, ce dernier s'inquiéta du fait que ce n'était pas Taizhong qui était venu. Il demanda si celui-ci était souffrant ou indisposé, ce à quoi le capitaine répondit que non, simplement très occupé. Il lui assura qu'il accomplirait sa tâche avec autant d'exemplarité, ce qui suffit au dirigeant Martien pour qu'il se mette à lui sourire également. Il l'emmena dans une sorte de cage qui servait d'ascenseur et qui les laissa dans une immense salle vide. Les murs étaient d'une pierre grise, sans aucune décoration ni aucun mobilier : on pourrait croire à une caverne. Il n'y avait que deux immenses trous de chaque côté de la pièce, et le sol était parcouru de traits jaunes vifs assez épais.
« Où sommes-nous ?, interrogea le terrien.
-A la station de la base.
-La station ?
-Oui, c'est là que le Vélocide s'arrête lorsque que l'on en a besoin.
-Et qu'est ce que le Vélocide ?, insista t-il.
-C'est un moyen de transport qui parcoure les profondeurs de Mars. Il y en a plusieurs qui relient presque n'importe quel point de la planète : elle est pleine de tunnels plus ou moins aménagés pour cela.
-Je vois, un métro en somme. Et où nous rendons nous ?
-Je vous emmène à Loyva, c'est notre capitale et ma résidence. C'est la plus grande ville souterraine de Mars, le siège de tout ce qui est important ici : diplomatie, armée, industrie, commerce, politique... »
Un grand bruit se fit soudainement entendre, puis une lumière se rendit visible au fond du trou droit. Dans un grand vacarme, une fumée noire s'engouffra violemment et plongea la pièce dans l'obscurité la plus totale. Tenson se couvrait les yeux, mais son compagnon lui baissa la main. Il se rendit compte que la fumée ne piquait pas, mais qu'elle ne faisait que plonger la salle dans le noir. Quoique, pas entièrement : les traits jaunes sur le sol de la salle était désormais fluorescents, et formait un chemin. « Suivez les marquages qui sont devant vous » lui adressa Kanonmar. Dans le noir, il avança quelques secondes sur ledit chemin, avant de taper contre une paroi humide. « Ne bougez plus ! ». Le sol se mit à trembler pendant une ou deux minutes à peine, puis s'arrêta. Il y avait de nouveau derrière lui des traits lumineux, et il les suivit encore. Arrivé au bout, il sentit une main se poser sur son épaule puis entendit la voix du Martien qui lui demandait d'attendre que la fumée parte. Petit à petit, elle s'évapora en effet, laissant la lumière revenir dans la pièce. Mais celle-ci n'était pas vide : des dizaines de Martiens étaient alignés à côté d'eux, puis lorsque la fumée disparut totalement, ils se mirent tous en marche avec hâte vers la sortie fléchée, reprenant tous leurs discussions.
« Rassurez moi, vous ne pensiez tout de même pas que nous étions les seuls à prendre le Vélocide ?, ria le roi.
-Je vous avouerai que la question ne m'a même pas traversé l'esprit. Mais qu'est ce que c'était ?
-Je vous l'ai dit : un moyen de transport. Suivez-moi, nous ne sommes pas encore arrivés à mon Palais. Restez bien avec moi, la ville est grande et vous auriez un mal fou à vous retrouver. »
Il le suivit donc un instant dans les couloirs de ce qui pouvait ressembler à une gare, avant d'atteindre les portes. Elles s'ouvrirent à l'arrivée de Kanonmar, tandis que les gens inclinaient légèrement la tête, sans révérences marquées ni saluts extravagants. La ville était située dans ce qui paraissait être un réseau de grottes géantes, et on pouvait en voir le plafond quelques mètres à peine au dessus de la pointe des bâtiments les plus hauts. La plupart de ceux-ci étaient semblables à des cônes de pierre rouge, parsemées de fenêtres sans vitre, parfois reliés entre eux par des couloirs-ponts. Les rues étaient pleines de Martiens en pleine activité quotidienne, qui parfois prêtaient attention à l'uniforme de Tenson. Il observait avec grand intérêt la ville qu'il était en train de découvrir, imaginant qu'à la surface, ce n'était qu'un désert de rochers et de cratères : cette vie souterraine lui rappelait la Terre et ses habitants, qui avaient choisi le même mode de vie pour ne pas être éradiqués naturellement.
Au détour d'une rue, un énorme bâtiment était en vue. Il était composé de trois parties. Sur les deux côtés étaient deux dômes surmontés d'un cône, et au centre, une façade rectangulaire s'imposait, également surmontée d'un cône, cette fois, plus grand. Au sommet de celui-ci, une sphère marquait le point le plus haut de l'architecture de la ville. « C'est mon Palais ! », murmura Kanonmar avec excitation. Ils montèrent les marches tandis que les gardes procédaient à la même légère inclination de tête au passage de leur souverain.
« Nous allons arriver devant le Conseil Martien. C'est la deuxième autorité de la planète, après moi. Ce sont des gens un peu inquiets de votre présence, mais très chaleureux et compréhensifs. Montrez qui vous êtes et vous serez appréciés à votre juste valeur. J'oubliais, répondez toujours de façon courte, ou nous n'aurons jamais fini. Gardes, ouvrez ! »
Après quatre coups contre la porte, les deux battants laissèrent le champ libre. Les deux hommes s'avancèrent puis s'arrêtèrent à la moitié du chemin. Deux grandes tables étaient disposées de chaque côté, avec une douzaine d'hommes à chacune, et un trône était placé au fond au centre. L'homme qui était le plus proche du trône, à gauche, se leva et parla fortement :
« Salut à toi, Kanonmar notre Roi ! Ce Conseil est heureux de voir que tu as pu amener un représentant de ce peuple de visiteurs en notre sein.
-Salut à toi, Conseil de Mars ! J'ai accepté votre demande et j'y ai répondu afin qu'il nous présente son peuple et ses intentions. »
Kanonmar rejoignit son trône puis après s'être assis, fit signe à l'homme le plus proche de lui, mais cette fois à droite, de parler à son tour.
« Homme de la Terre ! Avance toi. Tu es arrivé avec tes semblables sur notre planète. Notre première interrogation est : pourquoi ?
-Comme nous avons pu l'expliquer au gouverneur du secteur où nous avons atterri, ainsi qu'à votre souverain, notre planète se meurt au fil du temps, et mon espèce coure le même danger. Nos dirigeants ont voulu que des gens comme moi explorent cette planète que nous pensions inhabitée pour savoir si nous pouvions nous y reloger.
-Notre deuxième interrogation est : que comptez vous faire désormais ?
-Cette réponse est un peu plus compliquée, j'en ai bien peur. Pour l'instant, nous continuons notre mission. Mais nous avons pensé, avec mes supérieurs, que si une entente fraternelle guidait nos peuples, peut-être que d'autres d'entre nous pourraient s'installer également.
-Demandez-vous notre planète ?, demanda le conseiller en fronçant les sourcils.
-Non, bien sûr que non. Mars est aux Martiens.
-Demandez-vous un asile ?
-Je n'aurais pas résumé mieux. Un asile, un refuge, un endroit où notre population pourra vivre en paix et correctement, sans avoir à craindre pour sa survie ou celles de ses enfants.
-Vous échangeriez donc un refuge contre de l'aide ?
-Nous aiderons du mieux que nous le pouvons, je peux vous le garantir. Nous ne sommes pas nombreux, mais je suis certain que nous pouvons nous rendre utiles.
-Il y a plusieurs choses pour lesquelles vous pourriez l'être. Des petites broutilles, comme par exemple aider nos ouvriers. Par exemple, le Conseil avait pensé à ériger un monument à la surface, entre votre base et celle du gouverneur, pour symboliser notre rencontre. Nos deux peuples participeraient à la construction.
-Je me porte déjà volontaire pour cela.
-Et le Conseil vous en remercie. Mais il y a peut-être autre chose. Nous arriverons bientôt à l'époque de la récolte de la spécialité de Loyva. Nous manquons gravement de bras et nous pensions que votre bonne volonté nous serait utile. »
Le capitaine Tenson comprit que rien de cela n'était sérieux et que le Conseil était en train de tâter le terrain. Ils avaient besoin de savoir jusqu'où iraient les nouveaux venus. Il prit de l'assurance et parla d'une voix claire.
« Messieurs, n'ayez aucune retenue dans vos demandes. Mes amis et moi n'avons peur de rien. »
L'homme qui posait les questions se tourna vers le roi, puis vers ses camarades. Après un instant de silence, quelques représentants commencèrent à hocher la tête ou à tapoter la table de leurs mains fermées. Kanonmar, souriant, hocha également la sienne. S'inclinant, l'homme à droite reprit la parole :
« Savez-vous ce que sont des pirates, Terrien ?
-J'en ai déjà affronté plusieurs fois. »
Un léger murmure se mit à parcourir les rangs du Conseil. Les regards s'échangeaient entre les membres, et ils regardaient Kanonmar, qui répondait avec un nouveau hochement de tête satisfait, presque jubilatoire. Le proche du roi continua ses questionnements :
« Vous dites que vous en avez déjà affronté ?
-C'était une de mes missions principales sur Terre. La plupart des gens que je commande sur votre planète l'ont fait aussi, c'est l'un des objectifs prioritaires de l'Armée depuis ces dernières années. Nous sommes tous expérimentés en la matière.
-Alors, permettez-nous de vous expliquer. D'abord, ils n'étaient que quelques groupes mineurs, volant ci ou cela à l'occasion. Puis ils se sont organisés, et quelqu'un les a rassemblés. Depuis, il semblerait qu'il existe un chef pirate sur cette planète, qui défie notre Roi, notre Conseil, et notre peuple. Certaines zones reculées de Mars manquent d'approvisionnement à cause de leurs attaques, et plusieurs villages sont pris en otage par ces gens. C'est un véritable fléau qui nous empêche de maintenir la cohésion pacifique qui nous est si chère ici.
-Vous me demandez de combattre les pirates ? Si c'est cela, je pense qu'en demandant au colonel, je pourrais...
-Non, non, ne dérangez pas votre colonel pour cela, vous pouvez vous en occuper, le coupa le martien.
-M'en occuper ? Il faut bien que mes hommes...
-Vous n'avez pas besoin d'hommes, vous nous avez dit que vous étiez expert pour combattre des pirates.
-Bien sûr, mais... »
Kanonmar se leva alors lentement et fixa le capitaine, avant de s'adresser à lui d'une voix grave :
« Capitaine, vous avez combattu des pirates, et vous refusez de nous aider ? Mes ambassadeurs m'ont rapporté que votre colonel parlait d'aide mutuelle, et vous avez-vous-même évoqué en ce Conseil une entente fraternelle. Vous êtes vous simplement mal exprimé, ou retirez vous vos paroles pleines de sagesse ? »
L'officier hésita un instant et pensa à ce qu'il risquait d'arriver à l'expédition s'il compromettait les relations amicales avec les Martiens, qui permettaient à la mission de vivre, ne serait-ce que par leur attitude pacifiste. Il prit son souffle et donna sa réponse sur un ton apaisé :
« Je me suis simplement mal exprimé, Majesté. Je vais évidemment vous aider. »
Le souverain retrouva tout à coup un air radieux et lança joyeusement :
« Enfin, nous avons trouvé un chasseur de pirates ! Les gens vont être ravis de vous connaître. Vous nous retirez une belle épine du pied. Conseil, saluez notre chasseur ! »
Une ovation retentit dans la salle. Tous les martiens se mirent à applaudir comme s'il s'était proposé volontairement. Puis, l'un d'entre eux en uniforme vînt chercher Tenson. Il le raccompagna jusqu'aux portes qui se fermèrent, et il dut emboîter le pas à deux autres militaires à l'uniforme plus simple. Ils quittèrent le Palais et traversèrent la grande place de la capitale. Là encore, quelques regards pouvaient se poser sur lui, mais il ne fut ni interpellé, ni dévisagé bien longtemps. Sur la place, à gauche, se tenait un autre bâtiment, plus austère que les autres malgré sa grande taille. C'est là que les gardes amenèrent le capitaine : ils le laissèrent à l'entrée, seul, puis retournèrent au Palais. Il se permit donc d'entrer, prudent mais assuré. Après un couloir vide et silencieux, il ouvrit une porte et découvrit une véritable fourmilière. Plusieurs salles étaient pleines d'hommes qui étaient de toute évidence des soldats. La plupart étaient assis derrière des consoles, des boîtiers ou des écrans, alors que quelques autres -des officiers, à n'en pas douter- passaient entre eux et parfois leur adressait quelques instructions. Ces officiers passaient de salle en salle, rapidement et avec autorité.
Au bout d'un moment, l'un d'entre eux s'arrêta quelques secondes en observant le terrien et pointa du doigt le fond du couloir central qui menait à une autre porte. Tenson s'y rendit et entra : la pièce était semblable à celles précédentes mais bien plus grandes. Les murs gris étaient parsemées de drapeaux gris ou bleus foncés, les consoles clignotaient partout, des opérateurs radios se transmettaient des communications et des rangs de militaires avaient les yeux rivés sur leurs écrans. Il resta là un petit moment, puis l'un d'entre eux se présenta devant lui, inclinant légèrement la tête. Tenson répondit par son salut habituel et se mit au garde à vous, claquant vigoureusement des bottes. Toute la salle s'arrêta dès l'instant de travailler, et toutes les têtes se relevèrent pour le fixer. L'homme qui était venu le chercher avait eu un léger mouvement de recul sur le moment, mais il fit signe afin d'être suivi. Les têtes continuaient de fixer le capitaine tandis qu'il traversait la pièce, et il entra dans une autre, beaucoup plus petite, avec seulement un bureau et une console, sans personne dedans. On lui dit de patienter un petit instant, puis on le laissa seul.
Il en profita pour observer de nouveau l'environnement. Il n'y avait aucune décoration, hormis un pistolet accroché au mur, assez semblable à un Lüger Terrien. Sur le bureau, une sorte de tablette électronique était posée, l'écran noir. Hormis ces deux objets, il n'y avait rien d'autre. Mais la porte s'ouvrit, et un homme entra, qui fit le tour du bureau et se mit debout derrière. Il ressemblait comme tous les Martiens à un Terrien, avait les yeux et les cheveux d'un brun très prononcé, rasé de près. D'un air assuré, il dévisagea son visiteur de bas en haut, puis plongea son regard dans le sien. Ses yeux étaient perçants, ses sourcils épais et sa mine renfrognée. Tenson soutenait le regard, puis se mit au garde à vous, de façon plus brutale et directe qu'avant. L'homme qu'il avait en face de lui ne sourcilla même pas et continuait encore à le fixer. La porte s'ouvrit encore et un soldat entra, une tablette à la main. Il commença à prendre la parole en direction de son supérieur, puis vit que les deux hommes se regardaient dans les yeux, en silence, sans bouger. Lentement, il fit demi-tour et referma la porte. Le Martien brisa le silence avec une voix calme mais dure :
« Vous ne baissez pas votre main ?
-Pas tant que l'officier supérieur ne m'a pas dit de me mettre au repos.
-Repos, soldat. »
Aussi directement, il reprit sa position. Les deux hommes continuèrent un moment de se défier, avant que le Martien ne reprenne encore la parole.
« Savez-vous qui je suis ?
-Un officier de l'Armée Martienne.
-Exactement. Je suis le général Loggs Hanrel, commandant en chef des troupes du Grand Kanonmar. N'importe quel soldat sur cette planète est placé sous ma direction personnelle, du récureur de latrines au membre des forces spéciales.
-Je suis le capitaine Tom Tenson, officier de la Légion Britannique et par conséquent de l'Armée de la Fédération Terrienne. Dites-vous qu'étant à la fois soldat et sur cette planète, je suis censé vous obéir malgré cette différence d'allégeance ?
-Vous êtes là pour la simple et bonne raison qu'on m'a ordonné de vous amener dans mon quartier général. Si cela ne tenait qu'à moi, vous ne seriez même pas dans cette ville.
-Vous dirigez l'Armée Martienne ?
-Je vous l'ai déjà dit.
-Alors je peux comprendre que cela soit vexant que l'on demande à un étranger de faire le travail que vous n'arrivez pas à faire. »
Pas une expression n'était visible sur les visages des deux hommes, mais la tension était palpable. C'est presque comme si les Martiens de l'autre côté des murs étaient capables de la sentir.
« Vous pensez que parce que le Conseil vous a demandé de venir, vous pouvez vous permettre de me défier ? J'ai toute autorité, je le répète. Si je veux vous briser maintenant, je peux le faire : personne, pas même le Grand Kanonmar, ne trouvera que j'ai mal fait. Parce que je fais toujours mon travail correctement.
-Et alors, ces pirates ?
-La situation est beaucoup plus délicate, ils retiennent des gens en otages, corrompent des représentants ou des officiels, détournent provisions et armes, une seule opération trop risquée mettrait tout en péril. Et le Conseil n'aime pas les opérations périlleuses.
-Pas de résultats sans péril. Nous sommes tout les deux des soldats. »
Pour la première fois de l'entretien, on pouvait presque deviner une ombre de sourire s'esquisser sur le visage du général. Tenson le remarqua aussi et se dit qu'il avait peut-être marqué un point.
« Le péril ne vous fait donc pas peur ?
-C'est mon métier, général.
-C'est le mien aussi. Mais sur Mars, le péril est quelque chose qui repousse beaucoup de gens. Les pirates se servent aussi de cela : les gens ont peur de se mettre en danger, alors ils les laissent faire.
-Et les autorités ?
-Soit elles ont tout aussi peur, soit elles sont corrompues. Je sais que un ou deux gouverneurs sont mouillés, et beaucoup de représentants locaux, mais je ne peux rien faire. Question d'intérêts, comme toujours. De réputation et de crédibilité, aussi.
-Mon général, laissez moi vous faire une confidence. Sur Terre, les intérêts personnels de quelques uns nous ont perdu. Ne laissez jamais la corruption s'emparer des représentants, et ne laissez jamais la population se résigner au malheur.
-Vous savez parler, vous savez penser. Il semble que vous le fassiez comme moi. Je crois que nous allons réfléchir tous les deux à cette histoire de pirates.
-Ce serait un honneur. Permettez moi simplement de prévenir mon colonel quant à cette mission.
-Je crains qu'à cette profondeur, votre communicateur ne vous serve à rien. Je vais demander à ce qu'un dignitaire parte informer votre base de votre nouvelle mission. Nous avons de quoi nous occuper, capitaine Tenson. Ah et, en toute transparence... Votre présence ici ne prouve pas que je fais mal mon travail. Elle prouve que le Conseil ne fait pas bien le sien. Mais pas un mot de ceci, n'est-ce pas ? »
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