chapitre 3 Deriver vers l’acceptation

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Système Alpha Centauri

Cette phrase résonnait dans ma tête depuis deux bonnes minutes. À mesure que les secondes défilaient sur le cadran principal, j’assimilais avec douleur et amertume l’information. Mon cerveau tentait de refuser la nouvelle. Inconsciemment, je cherchais une échappatoire pour ne pas me heurter à la dure réalité.

Le vaisseau était encore en alerte suite au passage dans le trou de ver qui avait sérieusement endommagé l’intégrité de la structure. Plongée presque dans le noir, seules les lumières de sécurité clignotantes faisaient office d’éclairage. J’étais partagée entre la peur, la nervosité et la colère de m’être fourrée dans une telle situation. Ava ne perdit pas une seconde et m’annonça encore une fois, avec gravité, que les moteurs avaient perdu de leur puissance et que, sur les trois, un était dans un état critique.

— Merde, fait chier, bordel ! hurlais-je pour extérioriser ma colère.

— Votre tension est en train d’augmenter considérablement et vous consommez beaucoup d’oxygène !

— Ferme-la, Ava ! Laisse-moi tranquille ! criai-je à nouveau, seule dans le cockpit.

Des larmes de rage et de tristesse perlaient sur mes joues. Mon cœur s’emballait à l’idée de devoir rester là pour l’éternité, seule, dans une boîte de conserve errante dans les tréfonds de l’espace. Je fonçais vers l’inconnu, sans objectif, sans possibilité de contacter qui que ce soit. J’étais totalement livrée à moi-même. Je ne pouvais pas rester ainsi; il me fallait trouver une solution. Je n’allais pas accepter la mort aussi facilement. Je m’agitais dans tous les sens en cherchant des moyens de gagner du temps et de l’énergie pour arriver à Proxima B.

Je regardai l’état des moteurs, situés à l’arrière du véhicule. De l’intérieur, tout semblait normal. Il n’y avait ni câbles dénudés, ni trous dans le fuselage, ni étincelles, mais il était clair que je manquais de puissance. L'appareil s’arrêtait brièvement, quelques secondes à peine, avant de repartir en saccades, comme si les moteurs s’éteignaient et redémarraient aussitôt. La question à présent était : combien de temps me restait-il avant que les moteurs ne lâchent définitivement ? Mes mains tremblaient de plus en plus à mesure que les minutes s’égrenaient, me rapprochant inévitablement de la fin. Une violente vague de peur s’empara de tout mon être. J’avais du mal à respirer, je cherchais de l’air, mais je ne parvenais pas à remplir mes poumons. J’avais des spasmes musculaires, tout mon corps se crispait, tétanisé à l’idée de mourir ainsi. J’avais lu que mourir d’asphyxie était une mort atroce et particulièrement lente. Ce n’était pas tant la douleur qui était insupportable, mais cette lancinante agonie, ce sentiment de voir son corps abandonner à chaque seconde, cherchant désespérément de l’air pour survivre.

Dehors, personne ne m’entendait hurler de rage et de douleur; seule Ava assistait à ma détresse. Cela faisait une bonne minute que j’extériorisais ma haine, ma frustration. Épuisée, à bout de forces et le visage humecté de larmes, je me laissais tomber sur le sol, totalement abattue. C’était la première fois de ma courte vie que je me sentais aussi seule. Face à la mort, nous sommes nus, totalement seuls avec nos doutes, nos démons et nos peurs.

Les minutes devinrent des heures, puis des jours à errer dans l’immensité glaciale de l’espace, indomptable et sans merci. Les premières semaines, j’avais tenté de me remettre en sommeil cryogénique, mais le passage dans le trou de ver l’avait endommagé aussi. J’aurais préféré dormir pour l’éternité, sans savoir, profondément endormie à rêver.

J’ai tenté de réparer le stockage d’oxygène, mais, encore une fois, les dégâts étaient trop importants et je n’avais pas les compétences nécessaires pour les réparer. On ne s’imagine pas à quel point le temps peut paraître long dans l’espace; cette lenteur devenait effrayante, oppressante. Ce calme, cette plénitude astrale qui, d’ordinaire, aurait pu être salvatrice, devenait mon pire cauchemar. Je pouvais entendre les battements de mon cœur à tout rompre. Même si je faisais des efforts pour économiser mon air, je n’y parvenais pas. Comme le disait souvent William, j’ai toujours été une jeune femme pleine de fougue et directe. Je n’y allais que rarement par quatre chemins; je savais ce que je voulais dans la vie et surtout ce que je ne voulais pas.

Je crois que cette indépendance, cette solitude, venait de l’abandon de ma mère. Je ne lui avais jamais pardonné de nous avoir laissés, papa et moi. Il y avait tant de choses que j’aurais aimé lui dire, que rien n’était de sa faute. William s’en était toujours voulu du départ précipité de maman, mais elle ne comprenait pas ce qu’il faisait était important. Jamais je ne me suis sentie délaissée par lui, même quand il travaillait, il était là pour moi. Peut-être qu’avec le temps, je m’y étais accommodée? me demandais-je soudain. Certes, nous ne vivions pas comme les autres, je n’avais pas eu l’enfance basique que tout enfant devrait avoir. Mais j’aimais apprendre, découvrir, développer mon intellect.

Contrairement à William, je n’avais pas sa capacité à pardonner, à oublier. Depuis mes dix ans, je lui en voulais de m’avoir laissée. Il aurait très bien pu déléguer cette tâche et superviser depuis le centre des opérations, mais non, il fallait qu’il parte. J’ai vécu les pires années de ma vie par la suite. J’enchaînais les dépressions, les déceptions amoureuses; j’étais incapable de tenir une relation plus d’un mois. Mon plus vieux souvenir d’un garçon était Ben Walter, un camarade de classe qui aurait fait n’importe quoi pour moi et pourtant, je l’ai laissé sans rien lui dire. Consciente qu’il s’agissait d’une résurgence d’un traumatisme passé, j’en voulais profondément à mes deux parents. Mais à cet instant, alors que l’oxygène manquait de plus en plus, je regrettais de ne pas avoir souvent dit à mon père que je l’aimais. Combien j’étais fière de lui et jamais je ne m’étais sentie en insécurité avec lui. Je ne lui ai jamais dit que j’aimais chaque seconde passée en sa compagnie et qu’il était ma plus grande source d’inspiration. Quant à ma mère, j’avais toujours ce regret de ne pas lui avoir avoué que je lui avais pardonné.

Trois mois se sont écoulés et je progressais toujours dans l’obscurité astrale. Ava reprit contact après un long moment de silence; elle semblait plus compatissante, plus douce en assistant à ma détresse.

— Je remarque que vous avez des carences en fer et en vitamines. Vous devriez vous nourrir ! me suggéra-t-elle, exprimant une inquiétude et un vif intérêt pour ma santé.

Cela faisait un moment que je ne mangeais plus; à quoi bon, puisque j’allais y passer de toute manière ? Et même, je n’avais pas assez de force pour le faire. Je préférais rester devant le hublot central à contempler les étoiles. Le paysage qui s’offrait à moi était magnifique, je voyais le soleil et Centauri A flotter au loin, gigantesques. Au moins, je partirais en voyant un spectacle unique et incroyable !

— Pourquoi faire, Ava ? Je suis cuite de toute manière, autant que ça aille plus vite en étant totalement dénutrie. Pour tout te dire, je n’ai ni la force ni la volonté de rien faire.

— Je suis bien attristée de l’apprendre. Hélas, je ne peux malheureusement rien faire hormis vous donner des conseils. Et selon mes estimations, il reste moins de dix pourcents d’oxygène !

Affalée comme un vieux sac sur le sol, je haussai les épaules en guise de réponse. J’avais perdu quelques kilos et mon visage pâlissait de jour en jour.

— Je ne dois pas être belle à voir ! dis-je à haute voix, sans attendre de réponse.

— Vous avez un miroir dans la salle de bain ! rétorqua Ava du tac au tac.

Mais sans avoir besoin de vérifier, je savais que je n’étais plus la même. Je sentais mes forces disparaître, mon corps s’amaigrir. Ma respiration devenait de plus en plus lente et saccadée. J’avais la tête d’une junkie en manque depuis des jours, alors que je n’avais jamais touché à la drogue.

— Combien de temps encore pour arriver à Proxima B ? demandai-je, sachant que je n’y parviendrais jamais vivante.

— Selon mes estimations, les moteurs devraient s’arrêter dans moins d’une semaine, au vu de leur détérioration et sans assistance pour y remédier. Il vous reste maintenant 7 % d’oxygène. Et de votre position, il faut encore six mois pour aller jusqu’à Proxima B, si le véhicule ne change pas de trajectoire entre-temps. Car vos moteurs vont lâcher et vous serez en totale perdition.

— Youpi ! lançai-je d’un ton résigné et abattu.

Je n’avais même plus la force de hurler, de m’énerver. J’avais littéralement abandonné, lâché prise. Je me laissais aller vers la mort, sans rechigner, sans me battre. À quoi bon ? Le manque de nourriture et d’oxygène me plongeait progressivement dans un état de léthargie.

— Votre état de santé est critique, je vous recommande de vous nourrir ! ordonna Ava.

— Laisse-moi mourir en paix ! lançai-je d’une voix faible.

Mon manque d’eau et de nourriture me provoquait des hallucinations. Dans l’obscurité de la capsule, j’avais l’impression d’apercevoir William dans un coin de l'habitacle.

— Salut ma chérie !

— Papa ?! répondis-je en relevant péniblement la tête dans sa direction.

— Je suis là ! J’ai toujours été là avec toi, je ne t’ai jamais quittée. Je t’aime tellement et je suis fier de la personne que tu es devenue.

— Tu me manques terriblement. Pourquoi tu m’as abandonnée ?

Les mots avaient du mal à sortir de ma bouche sèche et désadaptée. Ma vue devenait de plus en plus floue et mon ouïe me jouait des tours. Consciente que ces hallucinations étaient dues à mon manque de nourriture, d’eau et d’oxygène, je ne pouvais cependant m’empêcher d’y croire. William était là, devant moi.

— Tu es devenue une magnifique jeune femme, d’une rare intelligence, annonça William en se penchant vers moi.

— Ça fait mal ? demandai-je, les larmes aux yeux.

— Aussi rapide que de s’endormir, ma puce ! Je suis là, je serai toujours là près de toi !

Mon cerveau tentait toujours de lutter. Je revis de vieux souvenirs d’enfance. Je me revoyais à cinq ans, courant dans un immense champ couvert de tournesols. J’étais émerveillée de voir cette beauté sauvage, si pure et fragile à la fois. Je me revoyais aussi lors de mon dixième Noël, le dernier avec mon père. Il m’avait offert un télescope très haut de gamme pour que je m’initie à l’astronomie. Mon grand-père s’était déguisé en père Noël, alors qu’il savait parfaitement que je n’y croyais plus depuis longtemps.

— Pourquoi tu m’as abandonnée, papa ? demandai-je en le cherchant du regard.

— Oh ! Mon cœur, je suis désolé, je n’ai jamais voulu te laisser ! Tu es ce qui compte le plus pour moi !

— Tu mens ! Mais je ne t’en veux plus ! Même si j’aimais t’accompagner, tu privilégiais ton travail plutôt que ta famille. Tu avais juste de la chance que je partage pleinement ta fascination pour l’espace. C’est pour ça que maman t’a quittée et a pris la fuite ! Et je la comprends ! Ce soir-là, tu es parti sans état d’âme, sans te demander ce que je ressentais. Mon esprit pragmatique savait que c’était important, mais l’enfant, caché dans l’ombre, voulait que tu restes ! Et je m’en veux de ne pas t’avoir retenu !

Des larmes de tristesse et de détresse perlaient sur mes joues blafardes, creusées par la fatigue et le manque de nourriture. Je me sentais mourir lentement, manquant d’air, car, au vu de ma difficulté à respirer, le niveau d’oxygène devait être à zéro.

— Artémis, je suis navré de...

Je ne lui laissai même pas le temps de finir sa phrase. Je tentai de me redresser, mais j’étais trop épuisée pour le faire. Je ne sentais presque plus mon corps, tout semblait compliqué : respirer, parler.

— Je sais, Ava ! finis-je par répondre. Tu peux tout débrancher : l’alerte, les lumières de sécurité, c’est fini.

Accepter ainsi mon sort était insupportable, mais le combat était perdu depuis longtemps. Il m’aura fallu des mois pour assimiler cette douloureuse perspective. Alors que je fermais les yeux pour partir lentement vers un profond sommeil sans rêve, une lumière aveuglante apparut devant le hublot central. Était-ce la fin, le passage entre la vie et la mort, cet instant de délivrance ? Je ne pouvais pas fixer cette vive lumière qui éclairait tout le vaisseau. Je ne voyais que l’obscurité à présent, qui m’enveloppait pour m’emmener jusqu’au sépulcre.

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