Chapitre 5 Message dans l’espace

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Système Alpha Centauri, Proxima B, bureau militaire

Le général Bunk était l’un des militaires les plus gradés et les plus craints de la Corporation astrale. Il avait un franc-parler et un tempérament de feu. Comme il le disait avec sa voix puissante et rauque : « J’ai été foutu dans un congélateur pendant des années, ce n’est pas pour me tourner les pouces ! Je suis là pour aider ma patrie. »

À l’époque, lorsqu’il était encore sur Terre avant d’être cryogénisé comme beaucoup d’hommes et de femmes, Eddy Bunk était un vétéran recyclé en instructeur militaire. Surnommé le vautour de Koso, il avait participé à plusieurs opérations, notamment en Bosnie, au Kosovo et en Afghanistan. Là où il y avait un conflit, il devait y aller pour faire honneur à sa patrie. Il était de ceux qui aimaient l’odeur du sang. Il mesurait bien un mètre quatre-vingts et avait une corpulence imposante. Son visage portait les stigmates de ses missions terrestres : un œil de verre et de longues cicatrices couraient sur son visage buriné par la violence et les années. Il avait cet air froid et impénétrable de ceux qui en ont trop vu dans leur vie. Une plaque de métal était fixée sur le côté droit de son crâne, qu’il laissait apparent pour se souvenir de ce qu’il risquait en combattant. En tant que militaire, il s’entraînait régulièrement, que ce soit à la salle de sport ou en allant courir. Lors de son arrivée sur Proxima B, il avait eu droit à une greffe de cœur synthétique après avoir subi une crise cardiaque en sortant du caisson de cryostase, ce qui l’avait laissé hospitalisé pendant plusieurs mois. Depuis, il enchaînait les missions et les décorations. Il clamait haut et fort : « Le jour où je prendrai ma retraite, ce sera le jour où je passerai l’arme à gauche ! Un soldat, c’est fait pour la guerre ! »

Ce matin-là, le général était d’humeur joviale. Il avait fait ses dix kilomètres et répondu à tous ses messages. Sa femme, Eleanor, venait de recevoir un prix pour une de ses études ; rien ne semblait pouvoir troubler sa plénitude. Faisant partie de l’état-major, il était informé de l’avancement des missions extérieures, notamment les plus coûteuses. Il avait également le pouvoir de mettre son veto sur une opération qu’il jugeait sans intérêt. Il lui arrivait même de consulter le chef suprême pour certaines décisions importantes. Il était l’un des hommes les plus influents et respectés et bon nombre de nouvelles devaient transiter par lui avant d’être rendues publiques, y compris les mauvaises.

Un petit homme vêtu d’un uniforme entra précipitamment, tenant une tablette numérique.

— Mon général, j’ai un message pour vous !

Bunk attrapa l’objet d’un geste assuré et prit connaissance de son contenu avant d’hurler de toutes ses forces :

— Tonnerre de merde ! Les scientifiques, tous des incompétents ! Je savais que ça allait foirer ! J’aurais dû envoyer des hommes avec eux.

La tablette faisait état de l’échec de la mission, mais aucun détail sur les circonstances n’était fourni. Il était demandé au centre où travaillait Albert de fournir un rapport de mission.

Sans perdre une seconde, il fonça jusqu’à son vaisseau spatial pour se rendre au centre de recherche, qui se trouvait en orbite autour de Proxima B. Il était rare que Bunk se déplace pour recevoir un rapport. Il n’aimait pas perdre son temps et estimait que tout devait aller vite. Étant un homme très occupé, il considérait qu’il n’avait pas de temps à perdre en palabres.

Alors qu’il progressait vers le centre de recherche, il imaginait les pires scénarios : une attaque ennemie, un trou noir ou encore une collision. Mais il était loin de la vérité. Il redoutait déjà d’avoir à annoncer la nouvelle au dirigeant, la seule personne à qui il devait rendre des comptes.

Le centre de recherche était une immense base en forme de cercle, entièrement recouverte de verre. De l’extérieur, on pouvait voir chaque poste, chaque secteur. Toute la base était alimentée par l’énergie du soleil de Proxima B. Il s’agissait d’une révolution technologique : la base avait été conçue pour être totalement autonome. L’énergie fournie était illimitée, ainsi que les ressources, éliminant le besoin de ravitaillement depuis la planète. Le centre fonctionnait en totale autarcie, ce qui conférait une parfaite indépendance à tous ses résidents. Beaucoup préféraient y vivre pour se consacrer pleinement à leur travail. Il y avait tout sur place : une école, des plantations, des garderies, des restaurants. La base avait été pensée par le grand architecte Howard Phillip Glass, qui s’inspirait du centre de Los Alamos du temps d’Oppenheimer, lui aussi totalement indépendant.

Sans attendre d’être annoncé, il déboula dans le bureau principal, rempli de personnel horrifié par le drame survenu à bord du Vangelis II.

— Je peux savoir quel est l’empafé qui a foiré cette mission ? beugla le général en entrant dans l’imposant bureau.

— Mon général, nous sommes navrés, mais…

— Vos excuses ne m’intéressent pas ! Je veux des explications claires et concises ! vociféra-t-il en s’approchant de son interlocuteur pour le déstabiliser.

Un des techniciens montra un des terminaux d’un geste maladroit.

— Nos satellites les plus éloignés ont capté un message vidéo en provenance du vaisseau spatial Vangelis II.

— Vous n’aviez qu’une chose à faire : réussir cette mission, étudier le terrain, éventuellement prendre des échantillons et revenir. Mes hommes, quand je leur dis d’éliminer une cible et de revenir, ils le font, merde ! aboya le général, le visage sombre et rouge de colère. Les bidasses de ton acabit, je les…

Il s’interrompit en voyant la vidéo défiler sous ses yeux. Aussi stupéfait qu’abasourdi, il peinait à comprendre ce qu’il voyait ou peut-être ne voulait-il pas l’admettre. Il venait d’assister au massacre de toute une équipe par un seul homme devenu totalement hystérique.

— Jésus, Joseph, bordel, dites-moi que je rêve ? C’est quoi, ces conneries ? Un de mes meilleurs scientifiques dégomme un équipage entier comme ça, sans explication ? Et il finit par se planter après ?

Il attrapa le technicien par le col et rapprocha son visage buriné du sien, le regard noir.

— T’as plutôt intérêt à me dire que c’est un montage, un canular ! On se fend la pêche un bon coup !

— Je suis navré, mon général ! répondit le pauvre homme, effrayé.

Aussitôt, le général attrapa l’écran et le jeta au sol en hurlant, pris par une colère incontrôlable. Conscient qu’il devrait rendre des comptes, il savait qu’il serait le premier à recevoir les foudres du chef suprême.

— Tu m’envoies tout ce que tu as sur ce qu’il s’est passé, chaque minute passée dans ce foutu vaisseau. Et bordel de merde, ça ne sort pas d’ici ! Pour l’instant, Vangelis II est en mission ! hurla à nouveau Bunk en quittant le bureau.

Il retourna à son propre bureau avant de devoir annoncer la terrible nouvelle à son supérieur. Ce n’était pas un homme à avoir peur de grand-chose, après de nombreuses missions et plusieurs guerres. Il connaissait trop bien la véritable nature de l’homme et les ravages qu’il pouvait causer. Seulement, il supportait mal de devoir répondre d’actes dont il n’était pas responsable. Mais hélas, cela faisait partie de son rôle de général : devoir rendre des comptes pour ses subordonnés.

À peine arrivé dans son espace de travail, à l’ambiance froide et austère, il alla à son bureau pour revoir la vidéo envoyée par Albert. Il scrutait chaque caméra afin d’avoir une vision complète de la situation : origine, élément déclencheur, résolution. Il ne pouvait pas croire qu’une telle chose s’était produite. Jusqu’à l’arrivée du vaisseau spatial sur le lieu de l’objectif, tout semblait normal. L’équipe travaillait en harmonie, sans anicroche. Il focalisait son attention sur Albert pour comprendre pourquoi il avait massacré toute son équipe sans raison apparente. Jusqu’ici, Albert faisait son travail sans causer le moindre problème.

— C’est incompréhensible ! Selon la chronologie, le drame se produit vers minuit, s’exclama-t-il, les yeux rivés sur l’écran.

Son esprit pragmatique et rationnel cherchait une logique là où il n’y en avait peut-être pas. Il restait moins de trente minutes avant le drame. Il se concentrait sur Albert, qui se trouvait dans son laboratoire. À certains moments, il recevait la visite de collègues, mais tout se passait bien. La caméra se coupa durant quelques secondes. Instinctivement, il tapota sur son écran et l’image réapparut aussitôt. Mais le problème ne venait pas de son écran ; il y avait bel et bien eu une coupure d’image pendant un moment. Lorsqu’elle réapparut, Albert se tenait au centre de la pièce, immobile, tourné vers la fenêtre qui donnait sur l’espace. Il regarda l’heure : il était une minute avant minuit. Albert semblait soudain agité, comme pris d’un vertige. Il zooma sur son visage, mais il n’y avait rien de particulier. Soudain, Albert se précipita à son bureau, attrapa une paire de ciseaux et fonça dans le couloir comme une furie.

— C’est quoi, cette merde ! s’exclama le général, les yeux rivés sur la vidéo.

Rien, hormis les quelques secondes d’arrêt et son malaise, ne pouvait justifier un tel carnage. Il passa à la prochaine caméra pour suivre Albert. Ce dernier fonçait vers le réfectoire. Il y entra et des hurlements retentirent quelques secondes plus tard. L’observateur changea de caméra. Dans le réfectoire, on voyait Albert attaquer ses collègues un par un. Il avait pris soin de verrouiller la porte pour que personne ne s’échappe. La scène qui se déroulait sous ses yeux était horrible. Il y avait du sang partout. Pris de frénésie, Albert donnait plusieurs coups avec rage, sans aucun remords. Son visage n’exprimait rien, comme s’il était dans un état second, sous emprise. L’un de ses collègues tenta de fuir par une autre porte, mais Albert l’intercepta avant qu’il ne s’échappe. Il lui asséna un violent coup de ciseaux dans le dos et continua à frapper à plusieurs reprises.

« Changement de caméra », indiquait le terminal.

La caméra suivante montrait un autre couloir, où le corps de l’homme assassiné par Albert gisait étendu.

— Quatre bonshommes en moins de cinq minutes ! Il veut battre un record ? lança-t-il, stupéfait par ce qu’il voyait.

Albert poursuivait sa folie meurtrière dans tout le vaisseau. Chaque homme, chaque femme périssait sans pouvoir se défendre. La vidéo se terminait avec Albert enfermé dans son bureau, maculé du sang de ses collègues et amis.

— Je ne sais plus en quelle année nous sommes. Les mois et les jours se confondent au rythme effréné de notre voyage à bord de ce vaisseau interstellaire. Nous devions être à des années-lumière de la base. À toi, voyageur qui regarde ceci, tu dois aussi entreprendre un voyage vers les tréfonds de l’univers. Laisse-moi te prévenir, l’univers n’est pas ce que l’on croit. Il est vivant, il pense et secrètement, il pousse toute chose, toute forme de vie à l’aliénation totale. Je me nomme Albert Winkocs, je suis probablement le dernier survivant du vaisseau Vangelis II. Je n’ai guère eu le choix que de… Mon Dieu, pourquoi ? Tous étaient des amis, mais cette chose en moi me poussait, m’exhortait à le faire. J’ai voulu lutter, mais elle était trop forte, trop persuasive, si envoûtante. J’ai voulu… On me prenait pour un fou, un déluré de scientifique. Et aujourd’hui, j’ai tué tout un équipage. Et j’accuse la… Oh ! Toi, voyageur téméraire, prends garde. Si tu empruntes le mauvais sentier, tu seras perdu à jamais. Nul ne doit se rendre dans les constellations noires, c’est là qu’il se cache, le…

Par moments, la vidéo se coupait, empêchant la lecture complète du message. Il revint en arrière pour essayer de tout voir, mais la bande était endommagée. Certains passages manquaient, mais il en avait assez pour émettre une première conclusion : Albert avait littéralement sombré dans la folie.

— Je ne sais pas comment je vais expliquer ça au chef suprême, annonça-t-il en faisant une copie pour son supérieur.

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