2.4 - Le débat.

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Sour m’invite alors à le suivre sur l’estrade. Nous rejoignîmes la dizaine de personnes qui s’y trouvaient déjà. Je ressentis que l’une d’entre elles s’adressait à la foule. Mais comme aucune lèvre ne bougeait, je ne sus pas déterminer qui parlait.

Mon guide m’indiqua un individu qui s’était légèrement avancé et faisait lentement le tour du podium. Son air renfrogné, sa façon nerveuse de se mouvoir et les gestes saccadés qu’ils faisaient lui conféraient une allure peu sympathique. Le voyant gesticuler ainsi, je supposais que c'était lui qui s’exprimait.

  • Celui-ci est Saksókai, un réactionnaire assumé qui n’accepte rien qui sorte de l’ordinaire ou de la tradition, me précisa-t-il. Cela va être un rude adversaire pour toi.
  • Merci de cette information, je vais essayer de comprendre ses propos.

Malheureusement, je ne saisissais pas réellement le sens de ses paroles, car certains concepts m’étaient totalement étrangers.

Je profitais donc de ma position surélevée pour observer un peu mieux les personnages qui m’entouraient ainsi que le décor de cette pièce.

Vu la température ambiante, les gens s’étaient mis un peu à l’aise en rabaissant la capuche de leur combinaison. Je pus ainsi constater qu’ils avaient tous une chevelure blanche, mais pas comme les anciens de chez nous, car leurs cheveux très fins rendaient leur tignasse presque transparente. Je pus aussi commencer à distinguer leurs âges. Les plus jeunes avaient une stature très droite et fine, mais les années les faisaient se voûter et s’épaissir progressivement. Ce n'était pas que certains d’entre eux étaient gros, je ne vis d’ailleurs personne en surpoids, mais leurs traits étaient moins délicats.

Je l’ai dit, cette pièce était magnifiquement ornementée de fresques de couleurs chatoyantes. Les six murs de cette pièce hexagonale déclinaient chacun un aspect de la vie locale.

Le côté par lequel nous étions entrés représentait des paysages de plaines et de montagnes. Les tableaux qui le constituaient n’affichaient que des nuances de blancs et de gris et contrastaient fortement avec l'exubérance de couleurs des autres pans.

La fresque à sa droite me surprit, elle représentait un espace couvert de fleurs. Je reconnus des perce-neiges et des eranthis, bien sûr, mais aussi des hellébores et des jasmins d’hiver. En revanche, je ne fus pas en mesure d'identifier bon nombre d’autres espèces. Ces efflorescences très finement dessinées offraient une palette de couleurs extraordinaire et je me demandais où l’artiste avait puisé son inspiration.

Le troisième panneau représentait une magnifique aurore boréale. Celle-ci couvrait un large spectre de couleurs de l’orange à l’indigo. La délicatesse de cette fresque la rendait presque vivante. J’eu même l’illusion de la voir fluctuer. J’aurai l’occasion, un peu plus tard, de prendre conscience de l’importance de ce phénomène pour ce peuple.

Le quatrième mur figurait les différents âges de l’homme comme de la femme. A chaque âge de la vie semblait être associé une teinte spécifique. La très petite enfance s’appareillait avec le bleu, la jeunesse avec le vert, l’époque des unions avec le rouge, l’âge mûr avec le blanc et la vieillesse avec l’indigo. Je fus surpris en constatant que sur ces illustrations les cheveux des enfants étaient colorés. Certains étaient blonds, d’autres bruns, d’autres roux. À la fin de l’adolescence, les couleurs s’estompaient pour céder la place à ce blanc hyalin si particulier. Il en était de même pour la peau qui évoluait de rose à blanc diaphane.

Le mur suivant affichait ce qui me parut être un bestiaire hétéroclite très étrange. Ici aucun mammifère, aucun oiseau, aucun poisson. Ces animaux présentaient des formes étranges où il me semblait voir apparaître des yeux, des becs et des pattes disposés aléatoirement sur des corps de tous formats. Bien qu’étant très colorés, ils semblaient presque transparents. Certains donnaient même l’impression d’émettre une lumière florescente. L’intensité et la singularité de cette fresque était renforcée du fait qu’elle avait été façonnée en relief. Ce panneau me laissa une puissante et étrange impression.

Enfin, le dernier panneau était recouvert de ce que j'imaginai être un récit. Je distinguai une bonne trentaine de caractères spécifiques organisés en mots et paragraphes. Je n'en compris évidemment pas le sens.

Ayant achevé ma découverte de la salle et voyant Sour captivé par les échanges en cours, je décidai de reporter à plus tard les interprétations de ces fresques et me concentrai sur le débat.

Pour ce que je pouvais en saisir, l'orateur qui s’exprimait remettait en cause ma présence dans la cité. Selon lui, on ne pouvait pas faire confiance à un individu surgi de nulle part. Il était particulièrement intrigué par mon manque de bagages ou même de vivres. Cet étrange dénuement lui semblait mettre en évidence que, soit mon arrivée avait été préparée par des forces occultes désireuses de ruiner sa cité, soit elle dénotait d'une incroyable folie.

Je ressentis quelques réactions d’approbation dans la salle. D’ailleurs, au fond, ce discours n’était-il pas raisonnable ? Qui étais-je pour débarquer ainsi dans un environnement si hostile sans équipement ni subsistance ? J’espérai quand même que cette implacable logique ne se retournerait pas contre moi.

Jouant en quelque sorte le rôle de procureur, il proposa que l’on me rejette hors de la ville et même qu’on m’expédie dans un trou d’eau dans le fleuve gelé. Aussitôt un frisson prémonitoire me parcourut des pieds à la tête.

Ayant achevé son intervention, il se recula et se fondit dans le groupe de l’estrade.

Un autre homme s'avança et appela Sour :

  • Sour Souvair, qu’avez-vous à répondre à l’argumentaire de votre confrère ?

Mon mentor vint face à la foule.

  • Je vous remercie monsieur le Président de m’autoriser à répondre à Maître Saksókai. Chers amis, je vous présente Harold. Un étranger que j’ai intercepté sur le premier carrefour au levant de notre cité. Il était seul, mais ne semblait pas effrayé. Je l’ai observé un moment avant de me porter à sa rencontre. Il examinait chaque détail autour de lui. Mais pas, comme un espion, de façon sournoise, plutôt comme quelqu’un qui découvre des merveilles. Je l’ai vu s’arrêter pour palper l’un des blasons de nos demeures. À aucun moment, il n’a donné l’occasion de vouloir se dissimuler. Au contraire, il affirmait sa présence par une marche régulière et déterminée. Lorsque je lui ai intimé l’ordre de s’immobiliser, il obtempéra immédiatement. Nous avons analysé son costume. Si sa tunique est d’étoffe commune, ses sous-vêtements sont tissés dans une matière que nous n’avons pas pu identifier. Il ne porte aucune arme et semble tout à fait pacifique. À le voir tenter de s’exprimer par la voix, il était évident qu’il ne connaissait pas nos us et coutumes. Nous pouvons supposer, tous ensemble, que si une puissance hostile nous l’avait envoyé, il aurait été mieux entraîné qu’il ne l’est.

À cet instant, un murmure d’approbation parcourut l’assemblée. Je sentis le sang circuler de nouveau dans mon corps.

  • Je vous remercie pour votre attention, dit Sour en rentrant dans le rang.

Au passage, il me regarda et malgré la finesse de ses yeux, je crus y déceler un clin d’œil.

Celui que Sour avait appelé Président se porta de nouveau vers l'avant de l'estrade.

  • Je propose que nous donnions maintenant à notre hôte l’occasion de s’exprimer, dit-il en se tournant vers moi et me faisant signe de m’avancer.

J’avoue que je n’en menais pas large car je n’avais jamais eu l’occasion de m’exprimer devant une telle assemblée. De plus il m’arrivait souvent de bredouiller en m’exprimant en public.

Je me mis donc face à la partie la plus garnie de la foule et entamai mon intervention. Ne maîtrisant pas encore les techniques de télépathie, je demandais à Sour de bien vouloir me servir d’intermédiaire auprès de l’assemblée. Ce qu’il accepta après en avoir eu l’accord du jury.

  • Bonjour, mon nom est Harold. Je vous salue et vous remercie de me confier la parole. Je viens d’une contrée très lointaine, mais elle ne vous veut aucun mal. D’autant plus qu’elle ignore votre existence. J’ai entamé mon voyage ce matin et pour moi tout ici est découverte. Mon pays est très différent du vôtre. Ses paysages, sa faune et sa flore sont variés ainsi que l’apparence de ses habitants. Il bénéficie d’un climat agréable et tempéré ce qui offre une grande variété de mets. J’ai engagé ce voyage car je suis d’une nature curieuse et généreuse, et parce que le quotidien, chez moi, commençait à m’ennuyer. Je ne veux vous nuire en aucune façon, et au contraire, si je peux rendre service à l’un ou l’autre d’entre vous, ce serait avec plaisir. Je ne resterai pas longtemps ici, juste le temps de vous connaître un peu mieux, et repartirai dès que vous me le demanderez.

Je ressentis une nouvelle onde d’approbation parcourir l’assemblée.

  • Je vous remercie, monsieur le Président et me tiens prêt à répondre à vos questions.

Je me rendis compte alors que j’avais énoncé cette longue tirade sans jamais avoir hésité ou bafouillé. J’en déduis que c’était un des effets positifs de la télépathie. Les échanges s’y faisant directement au niveau de la pensée sans avoir à la formuler par le langage. Je trouvai cela drôlement pratique et me mis en confiance pour la suite.

Le maître des débats me remercia et ouvrit le temps des questions.

Plusieurs bras se levèrent et le Président désigna une personne qui semblait relativement âgée. Celle-ci m’interrogeât :

  • Jeune homme, car vous paraissez jeune, quel âge avez-vous ? Et que connaissez-vous du monde ?
  • Monsieur, j’ai actuellement vingt-six ans et j’ai un peu voyagé dans mon monde. Mais je dois convenir que je ne connais rien de ce monde qui est le vôtre. J’espère sincèrement que vous m´aiderez à le découvrir.

Un autre personnage, à l'allure austère et aux mouvements saccadés, prit la parole :

  • Vous dites venir d’un autre monde que vous ne pouvez situer. Mais alors comment êtes-vous arrivé ici ?
  • À vrai dire, je ne sais pas vraiment non plus comment je suis venu jusqu’à vous. Je suis rentré dans une étrange boutique et là j’ai rencontré trois personnes qui semblaient venir d’un monde très ancien. Elles m’ont proposé de réaliser le voyage de mes rêves. Ils m’ont inspiré confiance. J’ai accepté et ai atterri chez vous ce matin. Je ne peux malheureusement pas vous donner plus de précisions.

Comme je pouvais m’y attendre, ma réponse sembla ne pas satisfaire certains membres de l’assemblée. Une onde déplaisante en émana et ébranlât ma confiance.

Me dépatouillant bien des questions plus anodines qui suivirent, ce sentiment s’estompât rapidement.

Une dizaine de minutes plus tard, le Président clôtura les débats.

  • Nous allons maintenant nous retirer pour délibérer, déclara-t-il. Mais avant demandons l’avis du juge de vérité.

Aussitôt un message nous parvint :

  • Notre interlocuteur a parlé franchement et n’a à aucun moment cherché à travestir la vérité.

Un nouveau murmure puissant de satisfaction se fit sentir.

  • Très bien, dit le Président, Saksókai, Sour et Harold, attendez-nous ici le temps que nous statuions sur cette affaire.

Nous restâmes donc tous les trois sur le podium en attendant le verdict.

J’en profitai pour questionner mon avocat sur les fresques. Je commençais par celle qui m’intriguait le plus.

  • Mais que représente cette fresque ? On croirait des animaux mais je n’en connais aucun.
  • Cette œuvre est une évocation de notre principale et presque exclusive source d’alimentation. C’est donc du plancton qui est représenté ici. Sans lui, nous ne pourrions survivre. Nous le récoltons dans le fleuve, qui en réalité est un bras de mer et le consommons sous de multiples formes. Tu auras l’occasion, tout à l’heure de l’apprécier. Du moins si le jugement te l’autorise.
  • Je suis aussi surpris par ce paysage de fleurs. Comment avez-vous pu imaginer une telle exubérance alors qu’ici tout n’est que glace et que neige ?
  • Eh bien détrompe toi, ce paysage est bien réel. Il se situe dans les contreforts de la haute chaîne montagneuse que tu as vu vers le nord. J’espère pouvoir t’y mener demain.

Comme j’allais poser ma troisième question, un son puissant se fit entendre et le jury revint sur l’estrade.

Le maître des débats s’avança :

  • Nous jurés de la cité d’Eilífuis, avons statué à l’unanimité et déclarons recevable parmi nous le dénommé Harold. Il sera cependant soumis à une période probatoire de quarante-huit heures durant laquelle il sera sous la responsabilité exclusive de notre frère Sour Veusar. Durant cette période le moindre problème dû à notre hôte enclencherait son expulsion immédiate. Sinon nous nous retrouverons à la fin de la période pour statuer sur la suite de son séjour. Mais je constate qu’il est presque l’heure, la cérémonie va bientôt commencer. Mettons-nous en marche !

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