2.9 - Partir ou rester ?
Sour avait l’air extrêmement abattu. A l’écoute de son récit, nous comprîmes rapidement pourquoi.
- Lorsque je suis arrivé sur place, j’ai découvert une scène horrible. J’ai d’abord vu les traces de sang qui s’allongeaient sur plusieurs mètres, perpendiculaires à la route. Puis j’ai vu le corps. La victime avait été dépouillée de la majeure partie de ses vêtements. Les assassins l’avaient recouvert d’eau en espérant qu’il disparaitrait sous la glace. Mais un convoi est passé par là et l’a remarqué avant qu’il ne s’efface dans la banquise. La victime présentait un corps jeune assez athlétique et la peau plutôt brune d’un individu habitué à s’exposer au soleil. Ce n’était donc pas quelqu’un de la cité. Il était allongé face vers le sol. Ses longs cheveux blonds couvraient totalement son visage.
Une nouvelle fois, je ne pus m’empêcher de penser à Télémaque et je fus pris de légers frissons.
- Les premiers agents sur place avaient laissé le corps tel qu’ils l’avaient trouvé. Celui-ci avait eu le temps de se rigidifier et avec le froid il adhérait fortement au sol. Il a donc fallu faire fondre la glace qui le soudait au terrain. Cela a pris du temps que nous avons mis à profit pour explorer les lieux. Outre les traces laissées par le corps lorsqu’il avait été trainé, nous avons relevé trois types d’empreintes différentes. Celles-ci étaient larges et profondes ce qui laisse supposer que les agresseurs étaient de corpulence supérieure à la moyenne. Là où commençaient les taches de sang, en bordure du chemin, une quatrième empreinte était visible. Celle-ci correspondait au physique de la victime. Sur la route, deux lignes distinctes indiquaient la présence de deux véhicules. Le premier, léger, devait venir d’ici. Le second, apparemment plus lourd, était arrivé du sud et avait opéré un demi-tour pour repartir d’où il était venu. La victime avait donc dû faire une mauvaise rencontre. Un voyageur qui revenait d’un puits à plancton nous indiqua qu’il était passé là en début d’après-midi et qu’il n’avait rien remarqué. Le crime était donc encore récent.
Ne sachant pas si Télémaque était capable de conduire un véhicule dans de telles conditions, je me raisonnai un peu et repris une respiration normale. Mais l’inquiétude continuait à me tarauder.
- Lorsque le corps fut libéré de la glace, nous avons pu le retourner. Le spectacle qui s’offrit à nous était horrible. Il semblait que la face du jeune homme avait été comme effacée. Les os et les chairs du visage étaient entremêlés dans une bouillie infame. Le nez et le menton avaient été fracassés et il était impossible d’en deviner la forme initiale. Plusieurs des agents qui étaient présents ne purent se retenir de vomir à la vue de ce désastre.
Je frissonnais de nouveau. Mon inquiétude demeurait intacte, mais je me demandai ce qui aurait pu justifier que mon compagnon subisse un tel déchainement de violence et pourquoi il se serait trouvé sur cette route alors que nous avions dialogué dans la matinée au milieu des cultures de la vallée.
- Nous avons chargé le corps du malheureux sur une voiture et l’avons ramené à la morgue. Reprit Sour. Une escouade est partie vers le sud pour suivre les traces des deux véhicules. Mais les agresseurs avaient sûrement plusieurs heures d’avance. Nous n’aurons probablement pas de leurs nouvelles avant demain. Mais parlons d’autre chose, j’entends les enfants qui arrivent.
Effectivement, nous vîmes débouler Vetuögun et Lillálfur, encore joyeux du tour qu’ils m’avaient joué.
- Papa, nous avons bien ri avec Harold ce soir. Il nous a appris une chanson très amusante.
- Les enfants, votre père a eu une fin de journée un peu difficile, alors restez calmes et aidez-moi pour le repas, les reprit la maman.
- Nous arrivons, lui répondirent-ils.
Mon hôte me prit à part :
- Suis-moi, nous avons à parler.
- Je te suis.
Nous passâmes dans la pièce adjacente qui semblait être à un bureau, car j’y remarquais des étagères emplies de boites et un bureau sur lequel étaient empilés quelques papiers.
Sour reprit :
- Je crains que les prochains jours soient difficiles. Les homicides sont extrêmement rares ici, le dernier date d’il y a environ 10 ans. De ce fait dès qu’il y en a un, la population surréagit et a parfois des réactions inattendues. Dans tous les cas, les premiers suspects sont toujours les étrangers, même si l’auteur est quelqu’un d’ici.
- C’est un réflexe courant chez nous aussi, lui dis-je.
- Saksókai toujours prêt à exploiter ce genre de situation t’a attribué le crime. Heureusement, j’ai pu plaider ta cause devant le Conseil. Dans la mesure où nous étions ensemble toute la journée d’hier et où nous avons rencontré beaucoup de monde, tu es mis totalement hors de cause. Mais la tension est forte et tous les étrangers vont être consignés durant toute la durée de l’enquête et auront interdiction de sortir.
Une onde froide me parcourut le dos.
- Mais je ne veux pas que tu subisses cette immobilisation sur une durée qui peut être longue. Mais tu ne pourrais pas pour autant sortir durant les investigations. Donc tu as le choix. Soit, tu restes dans la maison jusqu’à ce que les circonstances et les mobiles du crime soient éclaircis, soit tu pars demain matin pour le sud. Je te conduirai moi-même jusqu’à la frontière. Prends le temps d’y réfléchir et donne-moi ta réponse d’ici ce soir.
Je repensais à ma conversation avec Télémaque de ce matin. L’opportunité se présentait de quitter la cité sans avoir à justifier d’une raison quelconque. Mais d’un autre côté, si mon ami était bien la victime, il ne me servait à rien de me mettre en route et il valait mieux que j’attende les résultats de l’enquête. Alors que je balançais entre les deux options, je me que souvins Hydna et Enkidu m’avait affirmé que je rentrerai de ce voyage et que leur compère serait toujours à mes côtés. Je penchais donc pour le départ et informa Sour :
- Je ne veux pas être une charge pour vous, et comme je ne sais pas combien de temps cette situation va durer, je préfère partir demain matin. Je serai triste de vous quitter aussi vite car vous m’avez très bien accueilli et votre amitié me fait chaud au cœur. Je crois que j’avais encore énormément de choses à découvrir auprès de vous, et c’est bien dommage. Mais je crois que c’est la meilleure solution pour tout le monde.
- Je pense que tu fais le bon choix, me répondit Sour. Dans ce genre de situation, il est impossible de déterminer comment les gens vont réagir et les étrangers sont toujours une cible commode. En restant, tu pourrais te mettre en danger et nous aussi. Nous partirons demain dès le lever du soleil.
- Mais toi, repris-je, ne te mets tu pas en posture délicate si tu m’aides à fuir ?
- Non rassure-toi, j’ai la confiance du Conseil et j’ai déjà fait part de cette option à certains de ses membres. Ils l’ont acceptée, à condition que ton départ intervienne rapidement.
- Je serai donc prêt. Mais je te propose d’annoncer moi-même mon départ à tes enfants. Ils seront probablement tristes mais poseront moins de questions.
- C’est une excellente idée. Allons-y.
Nous rejoignîmes Sjókoma et les enfants. Ceux-ci nous accueillirent avec de grands sourires.
- Je crois que maman s’est encore surpassée en cuisine, lança Lillálfur avec une mimique gourmande. Tu vas voir, c’est la reine de la gastronomie, ma maman.
- Laissons Harold se faire sa propre opinion, le coupa sa mère. Je vous propose en entrée un bouquet champêtre, pour le plat principal, je vous ai préparé un poisson sauce plancton et en dessert des fleurs et fruits cristallisés dans le miel.
- Wow, des fruits cristallisés, c’est mon dessert favori, se réjouit la petite.
Nous prîmes les mêmes places que la veille et les enfants allèrent chercher la salade. Celle-ci était composée de fleurs et de salade à peu près à parts égales. Très colorée, elle dégageait un parfum de fleurs de printemps et de vinaigre de framboise. Ses saveurs explosaient en bouche et réjouissaient les papilles.
Le poisson qui suivit ressemblait à une morue. Il en avait à la fois l’apparence et la consistance. Mariné dans le plancton, il était fort en goût tout en restant agréable au palais. La maîtresse de maison l’avait accompagné d’une purée associant céréales et feuilles d’une plante proche des épinards relevé par des épices dont les saveurs m’étaient inconnues.
- Ce poisson vient directement de l’estuaire, me dit-elle. Les pécheurs font de larges trous dans la banquise dans lesquels ils lancent leurs filets. La pêche est en général abondante. Le poisson est congelé naturellement sur place, mais les plus belles pièces sont fumées.
Jusque-là, la conversation avait été animée par les observations de la journée que les enfants relataient avec une légère tendance à me mettre en avant, souvent d’ailleurs de façon un peu moqueuse. Ils ne firent aucune allusion à ma rencontre avec Télémaque. J’en déduis qu’ils ne s’en étaient pas aperçu.
C’est alors que je décidai de les informer de mon départ.
- Vetuögun et Lillálfur, j’ai beaucoup aimé cette journée en votre compagnie et avec celle de votre super papa. Malheureusement, je vais devoir vous quitter dès demain matin. J’ai encore un long voyage à faire et je ne peux rester plus longtemps. La rencontre de votre famille a été …
- Non, tu peux pas partir, on a encore plein de choses à te montrer et tu es trop rigolo, il faut encore rester au moins quelques jours, m’interrompirent les deux garnements.
- Pap’, mam’, dites lui de rester, il peut par partir si vite, renchérit le garçon.
- Non, Lillálfur a raison, il doit encore rester, reprit la petite. On veut pas qu’il parte !
- Les enfants, vous avez entendu Harold, il doit continuer son chemin, sinon il ne pourra jamais arriver au bout de son voyage. Alors, passons une bonne soirée et remercions le cosmos de nous l’avoir fait rencontrer, tranchât Sour.
- Franchement, vous m’avez si bien accueilli et vous m’avez montré tant de merveilles et de choses fabuleuses que j’aurais aimé pouvoir rester. Mais je vais partir avec votre présence dans mon cœur et j’espère que vous me garderez aussi un peu par l’esprit. Quand vous serez tristes, vous pourrez toujours chanter "Coucou le Hibou" déclarai-je avec un étrange mélange de tristesse et de bonheur. Mais maintenant j’aimerais bien goûter le superbe dessert que votre maman nous a concocté.
Je ne fus pas déçu par la découverte de ce délice de fruits et de fleurs aromatisé de miel. De très subtiles saveurs amplifiées par le sucre émoustillaient délicieusement mes papilles. Je n’avais jamais rien dégusté de semblable. Comme les enfants, je m’en délectais et le plat fut pillé en quelques petites minutes.
A l’issue de ce délice, et après que je leur eus promis de ne pas partir sans leur dire au revoir le lendemain matin, les enfants partirent se coucher.
- Je suppose que tu dois encore avoir beaucoup de questions, alors, si tu le veux, profite de cette soirée pour nous les soumettre pendant qu’il est encore temps. Reprit mon hôte..
Annotations