2.10 - Dernière nuit à Eilífuis
J’étais bien décidé à répondre à l’invitation de Sour et d’en apprendre un maximum sur la vie de cette magnifique cité et de ses extraordinaires habitants. Je me lançais donc dans une nouvelle série de questions.
- Je comprends que vous utilisiez la télépathie pour la conversation instantanée. Mais comment faites-vous pour transmettre et conserver votre savoir et votre philosophie, ou encore pour sceller des contrats ? dis-je en pensant aux documents que j’avais aperçus dans le bureau.
- Simplement par écrit. Comme tous les autres peuples, nous utilisons l’écriture pour perpétuer et diffuser nos savoirs et notre histoire, me répondit mon hébergeur. D’ailleurs, tu as pu voir sur le mur central de la salle du conseil que l’épopée de nos ancêtres y est calligraphiée. Notre langue est très ancienne. Elle nous vient des temps où nos aïeux utilisaient la communication vocale. Nous l’avons bien sûr enrichie en fonction de nos découvertes et de l’évolution de notre philosophie.
- Notre écriture a pour particularité d’être alphasyllabique, compléta son épouse. C’est-à-dire qu’elle s’articule autour de vingt-quatre signes de bases disposant chacun de sept variantes. Ainsi nous sommes capables de retranscrire la totalité des sons de notre idiome.
J’avais déjà entendu parler de ce type d’écriture très ancienne pratiquée notamment dans la corne de l’Afrique, mais je n’avais jamais eu l’occasion d’en voir. Il me sembla qu’elle devait être difficile à acquérir tellement le nombre de caractères distincts était important.
- Mais comment faites-vous pour enseigner cette écriture à partir d’une communication non verbale ? demandai-je.
- C’est effectivement compliqué, rétorqua Sjókoma. C’est un processus long et complexe qui démarre après la maîtrise totale de la télépathie, soit vers la septième année. Comme la majorité des enfants ne pratiquent pas la communication orale, nous avons développé une pédagogie très particulière, mais il nous faudrait la nuit entière pour te l’expliquer.
- Nous disposons de bibliothèques dans lesquels nous conservons nos ouvrages les plus précieux, reprit Sour. Tu ne pourras pas la voir, mais la maison commune recèle quelques millions de volumes.
- Cette écriture nous est aussi très utile pour l’enseignement des étudiants étrangers qui viennent bénéficier de la qualité de nos universités, car ils ne maîtrisent pas la télépathie et certains en sont d'ailleurs tout à fait incapables. Compléta mon hôtesse. D’ailleurs, nous disposons de dictionnaires bilingues pour chacun des dialectes de ce continent.
Nous abordâmes ensuite la spiritualité. Leur religion les faisait inscrire leurs actions dans une harmonie maximale avec la nature. La cérémonie de l’aurore boréale illustrait parfaitement cette symbiose. Ils espéraient en une vie après la mort, mais n’en tiraient aucune certitude. Leur seule morale consistait à rechercher la communion avec leur environnement. Les couples étaient unis par le mariage, mais l’amour entre deux personnes de même sexe était totalement admis.
Notre conversation s’étendit jusque vers le milieu de la nuit et nous abordâmes de très nombreux sujets concernant l’organisation de la cité : fonctionnement de la justice, représentation de la population au sein des instances décisionnelles, culture et loisirs, … Je n’en donnerai pas le détail ici car cela prendrait plusieurs tomes. J’y reviendrai peut-être plus tard.
Je quittai enfin mes nouveaux amis pour rejoindre ma chambre.
J’espérai pouvoir m’endormir rapidement afin de me présenter en forme pour le départ. Mais à peine couché, les interrogations sur le sort de Télémaque ressurgirent. S’il était bien la victime du meurtre, comment allais-je pouvoir retrouver le chemin de notre monde ? Et pourquoi aurait-il été agressé de façon si violente ? Et si ce n’était pas lui, comment me retrouverait-il, puisque nous allons directement rejoindre la frontière ?
La tempête générée dans mon cerveau par ces questions, auxquelles je ne pouvais apporter aucune réponse, ne s’estompa que très tardivement et Morphée ne daigna m’ouvrir ses bras que deux ou trois heures avant notre départ.
C’est Sour qui me réveilla.
- C’est l’heure, il est temps de te préparer.
- J’arrive, répondis-je encore dans un demi-sommeil.
Je retrouvai mes hôtes pour partager une dernière collation alors que le soleil commençait juste à émerger sur l’horizon.
- Je vais aller chercher les enfants, indiqua Sjókoma, ils seraient fâchés de constater ton départ sans avoir pu te saluer.
Peu de temps après, je vis surgir les deux galopins qui se ruèrent sur moi.
- Tu es sûr que tu ne veux pas rester ? me questionna Vetuögun.
- Ce n’est pas que je ne veux pas, au contraire j’aimerais pouvoir encore passer de bons moments avec vous, mais je dois vraiment partir.
Les larmes commencèrent à pointer aux coins de leurs yeux. Pour leur redonner de la joie, j’entonnais notre chanson commune :
- Dans la forêt profonde, on entend …
Ils la reprirent aussitôt en cœur et nous éclatâmes de rire, tous les cinq.
C’est donc dans un mélange d’hilarité et de sanglots que nous nous dîmes adieux.
Au moment de quitter la maison, Sjókoma me tendit un très fin ruban pourvu d’un petit bulbe ovale haut d’environ trois centimètres.
- Harold, prend cela, dit-elle. C’est un traducteur automatique, il comprend toutes les langues des peuples qui nous avoisinent et te permet de communiquer avec eux sans problème. Il apprend par lui-même, il devrait donc même te permettre de t’exprimer dans ta langue natale. Nous en dotons nos étudiants étrangers et ils assimilent parfaitement nos enseignements.
- C’est génial, merci beaucoup, je suis sûr que cela me sera très utile, répondis-je en suivant Sour qui était parti de l’avant.
Je me retournai et vis leurs trois silhouettes qui me faisaient signe. Mon cœur se pinça à l’idée de ne plus jamais les revoir, eux qui m’avaient accueilli avec tant de naturel et de gentillesse. Cependant, il était maintenant temps de reprendre mon périple. Mais aussi de découvrir ce qu'était devenu Télémaque...
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