2.11 - La frontière invivable.

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Arrivé au dépôt de véhicules, Sour prit les commandes d’une voiture légère à deux places, non sans avoir placé sur le toit une pyramide alternant couleur bleue et couleur jaune.

Je montai à ses côtés et nous primes la route du sud. Le soleil, s’élevant très lentement sur l’horizon, projetait une ombre gigantesque à notre droite.

Jusque-là, j’avais surtout remarqué les montagnes au nord de la cité qui en étaient assez proches. Mais roulant vers le sud, j’observai qu’une très haute et lointaine chaine de montagnes barrait aussi le lointain vers lequel nous nous dirigions.

Ainsi la cité était bien au centre d’une très large vallée. Je fis part de mon observation à mon chauffeur.

  • C’est exact, me répondit-il. Notre vallée qui suit l’estuaire est insérée entre deux imposants massifs montagneux. Elle commence à l’est, en bordure d’une immense banquise et monte en pente douce vers le couchant. La limite ouest de notre territoire est, bien au-delà de l’horizon. Elle aussi marquée par de hauts plateaux imposants à l'importante activité volcanique. Nous ne nous y rendons jamais, mais nous savons qu’au-delà de cette zone, s’étend un autre océan dont nous ne connaissons pas les limites. Les territoires du couchant sont totalement inhospitaliers car ils sont en altitude mais aussi à l’ombre des plateaux. Notre cité est donc implantée au meilleur emplacement possible pour vivre dans ce monde hostile.

Rapidement, nous vîmes monter de l’ouest, des nuages imposants qui selon mon compagnon annonçaient la neige.

Après environ une demi-heure de route Sour m’informa que nous allions arriver sur les lieux du crime.

  • J’ai encore une petite constatation à faire que je n’ai pas pu faire hier, me dit-il. Cela ne sera pas long, mais si je ne la fais pas maintenant, une fois que la neige sera tombée, il sera trop tard. Donc nous allons nous arrêter.

C’est effectivement ce qu’il fit, à proximité d’un haut cône strié de bleu et de jaune.

J’identifiai rapidement les traces de sang dont Sour nous avait parlé hier au soir, puis un peu plus vers le couchant l’emplacement où le corps avait été retrouvé. De son côté mon chauffeur s’attarda sur les traces des véhicules.

  • Harold, viens voir, il y a ici quelque chose d’intéressant, dit-il en pointant une trace plus profonde que les autres. Regarde bien. Ne remarques-tu rien ?

Bien que peu habitué à investiguer sur une scène de crime, j’inspectais la trace avec attention.

  • Il me semble qu’il n’y a pas qu’une trace, mais plutôt deux, remarquai-je. La première, évidente est étroite et profonde, mais une seconde apparait vers l’extérieur, plus large mais à peine visible car elle a peu imprimé la neige. De plus celle-ci n’est pas lisse mais marque des reliefs réguliers.
  • Bravo, mais dis donc, tu ferais un excellent investigateur. Tu as parfaitement vu les deux traces. Elles sont caractéristiques d’un véhicule mixte pouvant se mouvoir sur patin comme sur roue. Quand la route est dégagée, le chauffeur met les roues en action et il les replie dès qu’il rentre sur une trace glacée ou enneigée. Les empreintes extérieures ont été tracées par les roues dans les endroits où la neige était la plus abondante. Nous n’utilisons pas ce type de véhicule car nos routes sont toujours verglassées. En revanche, nos voisins du sud les emploient couramment quand ils viennent chez nous.
  • On peut donc en déduire que les criminels sont des étrangers, me risquai-je à conclure.
  • Ce serait probablement aller un peu vite en besogne. C’est la conclusion qui parait la plus évidente. Mais rien ne dit que ces malfaiteurs venus du sud, n’étaient pas des gens de chez nous qui auraient ainsi voulu faire accuser des étrangers. Ce qui est acquis, c’est la provenance de l’engin des agresseurs : le sud. Il va donc probablement falloir étendre notre enquête au-delà de la frontière.
  • Tu vas donc venir avec moi sur le territoire voisin ?
  • Non, il faut d’abord que j'en réfère au Conseil. On verra après. Mais allons-y car avec la neige qui s’annonce, il ne faut pas trainer ici, dit-il en remontant à bord.

Nous reprîmes donc la route et comme Sour l’avait présagé, la neige se mit à tomber. D’abord en maigres flocons, puis en grumeaux épais, comme je n’en avais jamais vus.

Environ une demi-heure après être repartis, nous doublâmes un campement précaire d’une dizaine de personnes. Les véhicules qui participaient à ce bivouac étaient couverts d’inscriptions que je ne pus déchiffrer

  • As-tu vu ce qui était inscrit sur les pancartes ? me demanda mon compagnon.
  • J’ai vu, mais je suis incapable de comprendre, lui répondis-je. Peux-tu m’expliquer ?
  • Ce sont simplement des slogans xénophobes qui rejettent le crime sur les étrangers. Nous avons eu de la chance que la neige les ait obligés à interrompre leur route. Ils ont quitté la cité très tôt ce matin pour aller occuper le poste frontière et empêcher tout passage de non-résident d’Eilífuis. S’ils étaient arrivés avant nous, ils nous auraient bloqués et ils t’auraient même probablement jeté en prison.

Encore une fois, j’appréciai la chance d’avoir été accueilli par Sour et de bénéficier de son amitié et de sa clairvoyance.

Nous continuâmes notre progression en pleine tempête de neige. Bien que la visibilité fut très réduite, il était évident que nous montions de façon sensible. La route rétrécissait progressivement et de nombreux passages avaient été taillés à flanc de montagne. Heureusement, mon conducteur maitrisait son engin et semblait parfaitement connaître la route, ce qui me rassurait.

Nous arrivâmes sur un étroit plateau enserré entre deux falaises impressionnantes et balayé par un blizzard étourdissant.

Sour qui était resté silencieux tout au long de la montée, stoppa le véhicule et se tourna vers moi. Sur notre droite, une étrange bâtisse, dont la porte était engloutie au trois quarts par la neige, semblait attendre des visiteurs.

  • Voici l’ancien poste de douane, me dit-il. Au-delà commence le territoire du peuple de Opaterlupt. Comme tu le découvriras, ces gens sont très différents de nous en termes de culture et de mode de vie. Cependant, nous vivons en paix depuis des siècles. Il faut dire qu’ils n’aiment pas beaucoup affronter notre climat glacial.
  • Cette construction est la seule matérialisation de la frontière, et celle-ci n’est donc pas gardée ? lui demandai-je.
  • Non, il y a très longtemps, il y avait ici un poste de douane. Mais même nos ancêtres ne pouvaient pas rester longtemps dans ce lieu quasiment invivable. Et comme peu de gens y passaient, nous avons décidé de l’abandonner.
  • Donc tout le monde peut y passer, sans contrôle ?
  • Oui, mais comme tu as pu le voir, la route est dangereuse et si tu ne la connais pas parfaitement, tu as très peu de chance de parvenir jusqu’ici.
  • Mais pourquoi le groupe rencontré tout à l’heure voulait y venir ?
  • Ces gens sont des extrémistes, manipulés par Saksókai, le tribun qui voulait te faire jeter dans un trou d’eau lors du débat à la maison commune. C’est un populiste qui exploite l’ignorance de certaines populations au profit de ses idées, mais surtout de son portefeuille. Ce type est un malade qui veut même faire murer ce col pour empêcher tout passage de migrant. C’est totalement absurde, les gens du sud ne veulent et ne peuvent aucunement venir vivre dans les conditions qui sont les nôtres.

Décidemment, pensai-je. La xénophobie et la peur de l’autre sont des concepts qui ne disparaitront jamais.

  • Ces gens veulent arriver jusqu’ici pour bloquer ce poste frontière. Mais c’est illusoire et improductif, reprit Sour. La nature se charge elle-même de rendre ce passage difficile.
  • Mais comment font alors les remorques que j’ai vues hier chargées de bois ou de marchandises diverses pour arriver jusqu'à la cité ?
  • Elles passent beaucoup plus à l’est, près de l’océan. La montagne y est beaucoup moins abrupte et l’itinéraire ne présente pas de difficulté majeure. Par contre, il faut au moins trois jours pour atteindre la frontière alors que nous n’avons mis que quelques heures.

Malgré mes habits adaptés, je ressenti de nouveau le froid me saisir. Une question commença à tourner en boucle dans mon esprit. Comment, dans ces conditions vais-je pouvoir continuer ma route ?

Mon compagnon dû se douter de mon inquiétude car il reprit :

  • Ne t’inquiète pas, je ne vais pas t’abandonner ici tout seul, ce serait te condamner à une mort certaine. Nous avons des dérogations qui nous permettent de descendre plus bas dans ce pays. Je vais donc t’emmener à la limite de la zone enneigée.

Je respirai et encore une fois remerciai le ciel d’avoir mis Sour sur mon chemin.

Nous entamâmes la descente vers le sud. Le ciel s’éclaircit rapidement et les premiers arbres firent leur apparition. Quand la terre commença à apparaitre entre les arbres, mon conducteur s’arrêta.

  • Voilà, je ne peux pas aller plus loin. Mon véhicule ne fonctionne que sur la neige ou la glace. Je vais donc te laisser ici, me dit-il. Harold, j’ai été très heureux de pouvoir te rencontrer même si je n’ai toujours pas compris d’où tu venais. Mais je peux te dire que ma famille et moi-même nous souviendrons longtemps de ton passage chez nous, même s’il a été trop court.
  • C’est surtout à moi de vous remercier de m’avoir ouvert votre maison et vos cœurs alors que vous ne me connaissiez pas. Je garderai toujours au fond de moi le souvenir de ces quelques heures passées avec vous. Tes enfants et leur maman sont des gens extraordinaires et font rayonner le bonheur autour d’eux, tu as beaucoup de chance, comme ils ont beaucoup de chance de t’avoir.
  • C’est trop gentil, rétorqua Sour, mais maintenant il faut finir ta descente avant la nuit. En continuant cette route, tu trouveras une forêt de feuillus et encore un peu plus bas, tu arriveras sur un large carrefour. Sur ta gauche, tu trouveras une auberge où tu pourras passer la nuit tranquillement. Demain matin, tu pourras reprendre ton périple, direction plein sud.
  • Encore merci pour tout. Prends soin de toi pour le retour et j’espère que le destin nous permettra de nous croiser de nouveau, dis-je alors que Sour remontait en voiture.

Il disparut rapidement de ma vue et je me repris ma marche. Je scrutai le paysage et la route pour essayer d’apercevoir Télémaque. Mais celui-ci restait invisible. Mon esprit bouillonnait. Le reverrai-je un jour ?

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