3.1 - Sombre nuit.

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Je me retrouvai donc seul dans un pays dont je ne connaissais rien.

Afin d’éviter de laisser mon esprit vagabonder et m’entrainer vers des pensées trop négatives, je marchais d’un pas rapide. Le contraste avec la route qui nous avait menés à la frontière était flagrant. Ici, le chemin était dégagé de toute neige et, bien qu’il descendît rapidement, il ne présentait pas de difficultés particulières.

Les conifères laissèrent progressivement la place aux feuillus et l’air se remplit doucement de chants d’oiseaux et d’appels des cervidés et autres animaux. La température remontait doucement et la météo semblait vouloir m’être favorable.

Tout cela aurait dû me rendre joyeux, mais je ne pouvais éloigner un sentiment d’angoisse lié à l’incertitude sur le sort de Télémaque et donc aussi sur le mien.

La descente progressive du soleil annonçait l’arrivée prochaine de la nuit. N’ayant pas encore croisé de route, ni même rencontré le moindre voyageur, j’espérai que Sour avait raison en m’indiquant que je trouverai une auberge où passer la nuit.

Au moment où l’astre du jour allait toucher l’horizon, je commençai à percevoir des bruits pouvant correspondre à une présence humaine. À la sortie d’un virage, je découvris la pension qui était mon objectif du jour. Effectivement celle-ci était posée en bordure d’un carrefour formé par le chemin que je suivais et une voie beaucoup plus large sur laquelle, de temps à autre, je pouvais voir circuler des véhicules.

Le bâtiment était une grande bâtisse de deux étages, assez massive. La base était en pierre brune et la partie supérieure en bois sombre, le toit en ardoise, assez pentu, semblait écraser l’édifice. Quelques rares fenêtres perçaient les murs, mais elles ne semblaient pas avoir été décrassées depuis longtemps et peu de lumière en émanait. L’ensemble n’inspirait pas la gaîté, mais, de toute façon, je n’avais pas le choix. Je me dis que si Sour m’ayant conseillé d’y passer la nuit, ce parador devait être suffisamment accueillant.

M’en approchant, j’entendis un brouhaha de conversations et, me sembla-t-il, d’altercations. Une odeur de fumée émanait de la bicoque.

Sur un parking adjacent, je remarquai quelques véhicules. La plupart étaient uniquement dotées de roues, mais deux ou trois disposaient aussi de patins pour les déplacements hivernaux. Je fis le rapprochement avec les conclusions de mes investigations sur les lieux du crime. Cela ne contribua pas à calmer mes inquiétudes.

Prenant mon courage à deux mains, j’ouvris la porte principale. Une bouffée de chaleur moite et d’odeurs acide de transpiration, acre de fumée et enivrante d’alcool me prit à la gorge. Je pénétrai dans une salle sombre que des lampes très vétustes avaient du mal à éclairer. Je distinguai une dizaine de tables d’un bois lourd et gris et un long comptoir couvert de tâches de différentes couleurs.

Je me dirigeai vers la personne qui officiait derrière le bar. Avant de l’aborder, je mis sur mes oreilles, le ruban que Sjókoma m’avait offert à l’instant de notre séparation. Dans un premier temps, j’entendis surtout du bruit, mais petit à petit, je commençai à distinguer des mots et des phrases. Lorsque j’estimai que les performance traductrices de l’engin était suffisantes, je m’adressai au taulier.

  • Bonjour, je souhaiterais une chambre pour la nuit. Est-ce possible ?
  • Si vous êtes là à c’t’heure là, je m’doute bien qu’c’est pour passer la nuit, me répondit-il d’un ton bourru. Des chambres, y’en a pas ici, y’a que des dortoirs, et faut payer d’avance, c’est vrai aussi pour le repas. La boisson est comprise.
  • Alors va pour le dortoir, pour une nuit, répliquai-je.
  • C’est à l’étage que ça se passe, la gamine va vous montrer, jeta-t-il en m’indiquant de la tête une fillette déguenillée. Au fait, ici il n’y a jamais de vol. Alors si vous venez me dire que vous vous êtes fait piquer quelque chose, j’vous croirais pas. C’est compris ?
  • Ok, j’ai compris. De toute façon je n’ai aucun objet de valeur avec moi, dis-je en suivant la môme.

Nous empruntâmes un escalier couvert de suie qui n’avait jamais dû voir le moindre balai ou la moindre serpillère. Le dortoir était une grande salle toute en longueur au sein de laquelle une quinzaine de lit, ou devrais-je plutôt dire de paillasses, avait été disposés sans organisation apparente. La petite m’emmena devant l’avant dernière couchette, retourna un écriteau et me fit signe que c’était là que je passerai la nuit. Heureusement, ce grabat était un peu isolé des autres ce qui me convint parfaitement. N’ayant rien à déposer et tenant compte des conseils aimables de l’aubergiste, je redescendis en gardant toutes mes affaires sur moi.

Compte tenu de l’accueil qui m’avait été fait, je ne m’attendais pas à me voir proposer une carte pour le choix de mon menu. Aussi, je m’assis à une table isolée, uniquement occupée par une personne que je devinais être un commerçant de passage.

Celui-ci sembla soulagé par ma présence. Il m’adressa la parole assez rapidement :

  • Bonjour étranger, je me présente, je m’appelle Cinésling et je suis négociant. Je viens du sud de cette contrée. Et si ce n’est pas indiscret, vous-même d’où venez-vous ?
  • Je m’appelle Harold et je viens d’un très lointain pays. Je visite votre monde et arrive de la belle cité de Eilífuis.
  • Vous avez donc franchi cet abominable col pour avoir atterri ici. C’est un véritable exploit, peu de gens y sont parvenus. Bravo, s’exclama-t-il. Malheureusement, votre chemin vous a conduit à cette sinistre auberge. Elle ne fait pas honneur à notre pays. Mais il faut bien considérer qu’au débouché du chemin de la frontière, elle ne voit pas passer grand monde. Ne vous fiez donc pas à ce que vous voyez ici pour juger notre nation.

À cet instant la petite qui m’avait guidé au dortoir apparut portant un lourd plateau sur lequel était disposé deux grands bols fumants. Elle les disposa devant chacun de nous et nous gratifia de larges cuillères en bois. Elle repartit pour revenir aussitôt verser un liquide saumâtre dans nos chopes. Le contenu des écuelles était peu engageant. À base de poisson, Il me faisait penser à une bouillabaisse qui aurait trainé en plein air pendant quelques jours. Son odeur était à peine soutenable, quant à son aspect, il devait rebuter les estomacs les moins délicats. La boisson était une sorte de bière éventée depuis trop longtemps. La faim qui me tenaillait depuis un petit moment me permit de passer outre ces considérations et d’avaler une bonne partie de ce "festin" aussi peu ragoûtant que possible.

Durant ce diner, mon compère me donna bon nombre d’informations sur le pays d’Opaterlupt. Il confirma que nous nous trouvions aux confins de ce territoire et que les populations plus au sud étaient beaucoup plus accueillantes que celles qui vivaient sur ce territoire perdu au confins des montagnes.

Pendant le repas, en écoutant mon voisin, j’observai la salle. Nous devions être environ une dizaine de clients. Deux d’entre eux étaient en uniforme. Cinésling m’apprit qu’ils faisaient partie de la milice chargée de faire respecter la loi en ces territoires excentrés. Deux couples paisibles d’une quarantaine d’années devisaient tranquillement, de temps à autre, des rires francs émanaient de leur table. Autrement moins sympathique, un trio d’individus bruyants et probablement avinés occupait la quatrième table. Deux d’entre eux promenaient une bedaine imposante alors que le troisième apparaissait plutôt rachitique. Leurs barbes peu soignées dataient de plusieurs jours et deux portaient des cheveux plutôt longs mais tellement gras que, par endroit, ils reflétaient les faibles éclats des lampes. Le troisième avait une coiffure rousse très frisée. Leurs expressions naturellement revêches étaient encore appesanties par l’alcool et le mauvais tabac qu’ils fumaient sans se soucier de leurs voisins.

Le diner achevé, je sentis la fatigue me tomber brusquement sur les épaules. Je me levai donc pour rejoindre ma couche. Les deux couples nous ayant devancé et mon compagnon de repas suivant mon exemple, nous ne laissâmes dans la salle que les deux miliciens et les trois malfrats.

La découverte du couchage fut une expérience grandiose. D’horribles tâches d’origine indéterminée maculaient les draps. Quant au matelas et au sommier, je crus passer au travers lorsque j’y déposai mon postérieur. J’essayais de me positionner de la façon la moins inconfortable possible, ce qui me fit prendre des positions improbables et surtout peu adaptées au sommeil. De plus, sans pouvoir les voir, je sentais différentes bestioles parcourir mon épiderme, en particulier sur mes membres inférieurs et postérieurs.

Pour couronner le tout, au moment où j’allais sombrer dans les bras de Morphée, les 3 malandrins rentrèrent dans la pièce en faisant un charivari terrible qui réveilla les bienheureux qui avaient déjà trouvé le sommeil. Heureusement, leurs couches étaient à l’autre extrémité de la salle. Au bout d’un bon quart d’heure de ramdam, largement accompagnés de pets et rôts aussi sonores que pestilentiels, ils se couchèrent enfin et aussitôt trois moteurs d’avions à réaction se mirent en route. Leurs ronflements reculèrent encore le moment où laisser mon esprit se perdre dans les brumes du sommeil.

Le lendemain matin, je me levai tôt pour partir sans trainer, car je souhaitais arriver dans la prochaine ville en tout début d'après-midi, or mon compagnon d’hier soir m’avait indiqué que la première ville était à six heures de marche. Après avoir vérifié que je n’avais rien laissé derrière moi, et en particulier mon précieux traducteur, je me mis en route.

Dès les premiers pas mon inquiétude quant au sort de Télémaque me ressaisit. J’espérais le trouver sur le chemin ou au pire en entrant dans la cité suivante. Mais je n’en avais aucune certitude. Je pensai alors qu'arrivant en ville, quelqu'un pourrait me communiquer des informations et ainsi me permettre de lever mes doutes. Je décidai donc de faire du stop. Comme on le fait chez nous, dès que j’entendais un véhicule venir vers moi, je marchais avec le bras tendu, la main fermée et le pouce levé.

Quelques voitures passèrent sans s’arrêter, mais en claxonnant. Je trouvai que le seul fait qu’ils me laissent sur le bord de la route était suffisamment déplaisant pour qu’ils n’aient pas en plus à se moquer de moi avec leur avertisseur sonore.

Une heure environ après mon départ, je perçu l’arrivée d’une voiture et relançais le pouce vers le ciel. Un véhicule très sale, doté de roues et de patins, me doubla, freina de façon violente et stoppa en bordure de route.

À ma grande stupeur, je vis les trois malfrats, rencontrés à l’auberge, en sortir avec des airs franchement patibulaires. Ils furent rapidement sur moi, et sans sommation, commencèrent à m’abreuver d’insultes mais aussi à me distribuer coups de pieds et coups de poing.

Je pensais alors aux trois empreintes de pas laissés par les assassins du jeune homme inconnu et juste avant de perdre connaissance, m’avisais que j’allais finir comme lui, la face écrasée. Ma dernière pensée fut pour Télémaque. Il ne m’avait jamais manqué autant qu’en cet instant…

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