3.3 - Première découverte de la ville flottante.
Ce n’est qu’en sortant de l’hôtel que je pris conscience que celui-ci faisait face à un large canal. Alors que ceux que nous avions franchis jusqu’ici ne devait pas excéder huit mètres, celui-ci en faisait au moins une cinquantaine. De plus, tandis que les autres ne supportaient aucune navigation, celui-ci grouillait d’une intense circulation d’embarcations de toutes tailles. Il me sembla qu’elles étaient toutes destinées aux déplacements des personnes car je n’y voyais pas de marchandises lourdes. Elles étaient en général beaucoup plus longues que larges. Je m'amusai des plus petites propulsées par des pédaliers mais de rendement nettement plus efficace que celui des pédalos que nous connaissons. N'entendant pas de bruit de moteur, j'imaginai que les plus grosses devaient être à propulsion électrique. Mais je n’en avais aucune certitude. Je remarquai aussi que des vaisseaux de taille moyenne étaient propulsés par des rangées de marins pédalant. Ceux-ci portaient un costume spécifique ce qui me fit m'interroger sur le statut des hommes affectés à cette tâche.
Chaque plateforme était dotée d’un imposant ponton, ouvert sur le canal, pouvant accueillir une vingtaine de chalands. Sur ce chenal, les ponts étaient surélevés de façon à laisser passer les flux de navires. Ces passerelles, accessibles par des rampes en pente douce, reliaient les barges à hauteur du premier étage. Etant donné que les bâtiments suivaient les ondulations de l’eau, les ponts se mouvaient lentement. Il fallait, sans aucun doute avoir le pied marin pour s’aventurer sur ces franchissements.
Je portais ensuite mon attention sur les bâtiments eux-mêmes. Je notais une répartition entre les commerces et les services à peu près semblable à celle que nous voyons chez nous. En revanche, je décelai que bon nombre de boutiques étaient consacrées aux produits de la mer ou aux équipements marins.
L’heure passant, Télémaque me fit remarquer, d’un air impatient, que si nous ne nous mettions pas en route dès maintenant, nous ferions attendre notre aimable médecin. Nous nous dirigeâmes donc vers l’établissement où le docteur Nohalégsan nous avait donné rendez-vous. Nous arrivâmes les premiers. Comme il faisait beau nous nous installâmes autour d’une table en extérieur.
J’en profitai pour interroger mon compagnon sur une question qui me turlupinait depuis que j’avais repris connaissance :
- Télémaque, comment as-tu fait pour me retrouver ?
- Mais tout simplement, je t’ai suivi. Je me doutais que tu quitterais Eilífuis aux premières lueurs du jour. Je me suis donc avancé vers la frontière dès la veille au soir, j’ai marché toute la nuit et t’ai attendu près de l’auberge. Quand je t’ai vu arriver, j’en ai été soulagé.
- Mais alors tu étais dans le même bouge que moi, l’autre soir ?
- Non, il n’en était pas question. Quand j’ai vu l’infâme gargote, je me suis dit qu’il me serait plus confortable de rester dormir dehors. C’est ce que j’ai fait. Et comme j’ai une certaine expérience de la nuit en plein air, cela ne m’a pas posé de problème.
- Et pourquoi n’as-tu pas repris la route avec moi le lendemain matin ?
- Et bien …, figure-toi que j’étais tellement bien installé que je ne me suis pas réveillé aussitôt que je l’envisageai. Et quand je suis passé à l’auberge, tu étais déjà parti. Je me suis donc mis en route pour essayer de te rejoindre.
Entendant ces explications, je me sentis vexé. D’une part du fait que Télémaque ne m’ait pas attendu aux abords de l’auberge et surtout du fait que lui avait passé une bonne nuit alors que je me bâtais avec les cloportes sur ma couche.
- Et tu ne m’as pas rattrapé à temps pour m’éviter de me faire tabasser, lui répondis-je avec aigreur.
- Non, mais quand même juste à temps pour faire fuir les gredins avant qu’ils te défoncent complètement la face.
- C’est toi qui es intervenu pour me sauver ?
- Oui, mais je ne voulais pas apparaître dans une quelconque enquête. Donc, j’ai vérifié que tes blessures étaient superficielles et t’ai mis en position de sécurité en attendant que quelqu’un passe et te découvre. Je n’ai pas eu à patienter longtemps. Un gars est arrivé peu de temps après et il a appelé les secours. Ceux-ci sont arrivés rapidement et je les ai suivis jusqu’à l’hôpital. Voila. Ce n’est pas plus compliqué que cela. D’autres questions ?
- Mais que serait-il arrivé si tu m’avais réellement perdu ?
Télémaque n’eus pas le temps de répondre car le médecin apparut. Outre de courtes bottes gris ardoise, Il portait la tenue traditionnelle avec des chausses blanc cassé, un short long gris, et une veste vert malachite à boutons de nacres. Sa stature imposante associée à un visage rayonnant, inspirait la confiance et la gentillesse.
Je vis que Télémaque n’y était pas du tout insensible.
Arrivé près de nous, il ne tendit pas la main mais la posa sur son cœur en nous regardant. J’avais déjà vu faire ce geste par nos voisins de terrasse, j’en conclus donc que c’était la façon locale de saluer. Je me levai et mis ma main ouverte sur mon cœur. Télémaque m’imita.
- Eh bien, je vois que vous avez déjà assimilé notre salut, dit Noahlégsan. C’est parfait.
- J’ai déjà commis une erreur qui a failli me coûter cher sur la route, donc j’essaye de m’adapter rapidement, lui répondis-je en souriant.
Nous nous rassîmes et le médecin fit signe à un serveur.
- Savez-vous ce que vous voulez boire ? nous demanda-t-il en consultant une carte des boissons.
- Non pas vraiment, nous avons bien vu la carte, mais à vrai dire, ses propositions ne nous disent rien car nous ne les comprenons pas. Peux-tu nous aider ? lui répondis-je.
- Certainement. Vous avez le choix entre un alcool fort, une bière ou un verre de vin. Il y a aussi des boissons sans alcool, mais je n’ai pas l’impression que cela vous intéresse.
- Il nous faut bien nous remettre de nos émotions. Donc un peu d’alcool ne peut pas nous faire de mal.
- En tant qu’homme de l’art, je ne peux souscrire à vos propos, mais en tant qu’homme tout court, je ne peux qu’être d’accord. Alors vers quoi vous orientez-vous ?
- Pour moi, ce sera donc une bière. Mais de quoi est-elle faite ? demandai-je.
- Et moi je vous suis. Une bière aussi fera mon bonheur.
Je me rendis alors compte que, sans traducteur autonome, mon compagnon s’était exprimé sans difficulté ni erreurs dans le dialecte local. J’en fus stupéfait.
Notre nouvel ami s’en rendit lui-aussi compte :
- Mais Télémaque, où avez-vous appris à parler notre idiome de façon aussi parfaite ? Etes-vous déjà venu chez nous ?
- Non jamais. Par contre j’ai un don certain pour les langues et je les apprends très rapidement, répondit-il, non sans bomber le torse comme un jeune coq.
- Combien en parles-tu ? s’enquit Noahlégsan
- Bon, environ cent cinquante. Mais plus ou moins bien !
- Cent cinquante, s’étonna le médecin. Mais je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir cent cinquante dialectes différents de par le monde. C’est incroyable. Mais cela ne nous dit pas ce que nous allons boire. Nous avons le choix entre différents types plus ou moins forts.
- Pour moi, je préfèrerais pas trop fort, dis-je humblement.
- Moi en revanche, j’aime bien ce qui a du caractère, du mollet et du biceps, affirma mon compagnon retrouvé, en appuyant ses dires par un large clin d’œil.
- C’est noté rétorqua notre nouvel ami, en répondant lui aussi d’un signe oculaire.
Après qu’il eut passé la commande, je l’interrogeai :
- Dites-nous Noahlégsan, nous avons vu ce grand canal devant notre hôtel. Il semble être la seule voie de communication non piétonne dans la ville. Est-ce-que je me trompe ? lançai-je pour participer aux échanges.
- Ah non, pas du tout. En fait, comme vous avez pu le voir, l’ensemble de nos bâtiments est construit sur des plateformes flottantes. Celles-ci, bien qu’indépendantes, sont organisées en quartiers quasiment carrés. Chaque quartier est séparé des autres par un large canal comme celui que vous avez pu voir. Et la circulation des navires se fait exclusivement sur ces grands canaux. Les petits ne sont là que pour éviter que les plateformes s’entrechoquent. Cela ne se voit pas, mais les barges sont solidarisées entre elles par de puissants vérins sous la surface de l’eau. C’est pourquoi les bateaux n’ont pas le droit de circuler sur ces passes, à l’exception des plus légers propulsés par la force des mollets. J’ai moi-même l’un de ces petits engins deux places et suis venu avec car cela me sera plus pratique pour rentrer chez moi.
- J’ai hâte de voir cela Noahlégsan, affirma Télémaque.
- Sans doute tout à l’heure. Mais appelez-moi plutôt Noah, ce sera plus simple et tous mes amis me nomment comme cela.
- Ok Noah. C’est vrai que Noah, c’est pas mal non plus, rétorqua mon ange gardien avec un sourire qui reflétait sa satisfaction.
Le serveur ayant apporté les bières, nous portâmes un premier toast à notre arrivée dans cette belle cité.
- Si je comprends bien, reprit Noah, vous êtes des voyageurs de passage qui souhaitent découvrir notre belle province.
- Carrément, rétorqua Télémaque.
- Alors vous avez de la chance car demain je suis en repos. Si vous en êtes d’accord, je voudrais vous montrer un phénomène tout à fait exceptionnel, qui vous intéressera sûrement.
- Bien volontiers, confirmai-je, avec l’assentiment appuyé de mon compère.
Alors parfait. Commençons donc par passer une bonne soirée autour d’un bon repas. Je suppose que vous avez beaucoup de questions sur ce pays et nous, ses habitants. J’essaierai d’y répondre avec plaisir .
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