3.4 - Le peuple qui marche sur l’eau
Profitant de l’invitation de Noah à mieux appréhender cette cité, j’engageai l’interrogatoire :
Si j’ai bien compris, on vous appelle le peuple qui marche sur l’eau. Et j'ai bien sûr remarqué que cette ville est posée sur la mer. Mais pourquoi ton peuple s’est-il installé ici ?
- Nous avons une très ancienne tradition maritime. Nos ancêtres formaient une tribu de pêcheurs qui habitaient de petits villages côtiers répartis tout au long du rivage et isolés les uns des autres. Mais il y a quelques centaines d’années nous avons eu à subir de nombreuses attaques venues de la terre. Nos ennemis attendaient que les hommes soient partis en mer pour attaquer, piller les villages, violer nos femmes et kidnapper nos enfants pour les emmener en esclavage. Nos anciens se sont réunis et ont décidé d’abandonner les villages ancestraux pour regrouper toute la population en un lieu unique. C’est ainsi qu'a été fondée Katanslnet la ville où nous nous trouvons. À l’origine, c’était une lagune ponctuée de nombreuses petites îles. Mais le niveau de la mer montant, nos ancêtres ont dû évacuer ces îlots et se sont mis à construire sur des barges. Initialement ils ne firent que déplacer leurs maisons, ateliers et entrepôts sur des plateformes flottantes. Mais comme ils agrandissaient progressivement leurs bâtiments, ils développèrent des barges de plus en plus spacieuses.
- Ce sont celles que nous voyons aujourd’hui ? le coupai-je.
- Non, car l’histoire de notre peuple est douloureuse. Nous considérons la mer comme la mère de notre peuple. Mais c’est une marâtre cruelle et capricieuse. Ses colères sont impossibles à juguler et elle ne connaît pas la pitié. Nous avons connu de grandes catastrophes, notamment lors de tempêtes démesurées qui ont jeté les barges les unes contre les autres où les ont fait se briser sur les rivages rocheux qui nous cernent. Nous avons aussi subi des tsunamis qui ont englouti des quartiers entiers. Des milliers de nôtres ont ainsi péri lors de ces calamités. Alors nous avons dû nous émanciper de cette génitrice féroce.
Imaginant les calamités que cette nation a dû subir, je ne pouvais qu’admirer leur courage et leur ténacité. J’allais me perdre dans mes pensées lorsqu’une intervention de Télémaque nous fit rire :
- Dis donc, c’est une sacrée garce cette daronne, moi je me serai carapaté depuis longtemps plutôt que de la garder à proximité !
- Je comprends, repris-je plus sérieusement, que ces événements terribles aient traumatisé votre peuple. Mais comment vous êtes-vous donc émancipés, comme tu le dis ?
- En prenant en main notre destin, c’est à dire en nous protégeant de l’océan. Tout d’abord en réduisant l’influence des marées qui sont très amples par ici. Nous enregistrions des marnages allant jusqu’à dix mètres, lorsque le soleil et les deux lunes sont alignés. Il a donc fallu construire une digue sous-marine qui permet d’éviter que le niveau de la mer baisse de trop lors des basses mers. Nous ne sommes donc plus soumis qu’au flux de la haute mer. Nous avons dû garder une variation du niveau de l’eau afin de renouveler l’eau à l’intérieur de la digue, sinon elle aurait stagné et le site serait devenu invivable.
Pensant aux difficultés qu’avaient connues les vénitiens pour mettre en place leur barrage de protection, j’imaginais l’ampleur de la tâche liée aux mouvements de l’eau. Je pensais qu’ils n’auraient sans doute pas grand-chose à apprendre des ingénieurs hollandais.
- J’imagine que la construction de cette digue n’a pas dû être facile.
- Effectivement, le chantier a fait plusieurs victimes emportées par les vagues ou écrasées les flux. Mais leur sacrifice n’a pas été vain.
- Grâce à leur dévouement, votre cité s’est mise à l’abri ?
- Oui, mais pas complètement car nous étions toujours soumis aux tempêtes extrêmes. A l’origine cette lagune s’ouvrait largement sur la mer. Elle formait un triangle pointu dont la base étroite se trouvait en pleine mer. La houle, en s’y engouffrant, grossissait pour former des vagues gigantesques qui venaient frapper nos constructions. Nos ingénieurs ont proposé de restreindre très fortement la largeur de la passe qui ouvrait vers le large. Ainsi les vagues de l’extérieur en s’y engouffrant trouveraient un vaste espace pour s’étendre et donc atténuer leur hauteur et amoindrir leurs impacts. Cette idée a été mise en pratique et a augmenté considérablement la résistance de notre cité aux intempéries.
J’essayais de me représenter les vagues colossales se ruant pour ébranler la muraille édifiée par ce peuple. Je pressentais le vacarme ébouriffant et les nuages d’embruns qu’elles devaient produire. A ce moment j’aurais donné beaucoup pour aller voir cela de mes propres yeux.
- C’est génial. Et donc depuis vous êtes tranquilles ? repris-je.
- Eh non, nous avions fait de gros progrès, mais il restait encore quelques problèmes à régler. Les marées engendraient des courants et même si les plateformes étaient ancrées, elles l’étaient par des chaînes assez longues pour absorber la montée des eaux. Par grand vent, certains bâtiments venaient heurter leurs voisins en provoquant de nombreux dégâts. Il a donc fallu faire en sorte que les plateformes ne puissent pas se heurter, c’est pour pallier ce problème qu’elles sont reliées par des vérins immergés. L’installation de ces amortisseurs a obligé à réguler les trafics sur les canaux. Cela nous a amené à concevoir l’organisation en quartiers séparés par de larges voies d’eau. La cité telle que vous la voyez aujourd’hui est donc la résultante de toute cette évolution.
- C’est extraordinaire, m’exclamai-je. Votre histoire me fascine. Mais cette mère féroce, n’est-elle pas aussi elle qui vous nourrit ?
- C’est indéniable. Sans elle nous ne serions rien, puisque nous sommes un peuple de pêcheurs et de marins. Quasiment toute notre économie repose sur elle. Nous connaissons presque tous les rivages de ce continent car nous avons le monopole du commerce maritime. Nous sommes aussi les seuls à pratiquer la pêche à grande échelle. Les autres populations ne savent pas, ou ne veulent pas, s’aventurer sur les flots alors que c’est notre raison d’être. C’est pour cela qu’ils nous nomment le peuple qui marche sur les eaux.
Nous avions beaucoup parlé de leurs exploits d’ingénierie, mais il me restait encore beaucoup à découvrir sur eux-mêmes. Je prolongeai donc mon interrogatoire:
- Cela veut dire que chacun d’entre vous à un moment ou un autre de sa vie doit prendre la mer ?
- Cela commence très jeune. Les enfants apprennent à nager avant de savoir marcher. Ensuite, ils font l’apprentissage de la navigation. D’abord dans la lagune sur les petits engins que vous avez pu voir sur le grand canal, puis en pleine mer sur des navires de plus en plus gros. Rien de ce qui est maritime ne leur est étranger. Mais nul n’est obligé d’en faire son métier, en parallèle nos jeunes suivent des études générales qui leur permettent de choisir la profession qui leur convient le mieux. Seuls trente pour cent d’entre nous vivent directement de la mer. Mais nous en dépendons tous.
- J’ai observé que les personnes que nous avons croisées percevaient rapidement que nous étions étrangers, mais elles nous adressaient souvent des marques de sympathie. J’ai rarement vu une attitude aussi accueillante lors de mes précédents voyages.
- Nous sommes en effet naturellement hospitaliers. Nous vivons en paix depuis de nombreux siècles. Nos voyages nous amènent à fréquenter de nombreux peuples d'autres nations et nous avons besoin de solidarité lorsque nous rencontrons un problème loin de nos bases. Il est donc normal pour nous de nous comporter vis à vis de l’étranger comme nous aimerions qu’il nous reçoive : avec chaleur et amitié. C’est aussi ce qui explique que je sois avec vous ce soir. Mais maintenant je mangerais bien quelque chose. Pas vous ?
- Voilà une excellente idée, s'exclama Télémaque, qui n'avait pas ouvert la bouche de toute la conversation, bien qu’il soit demeuré très attentif pendant nos échanges. J’ai une faim de loup, de loup de mer, dirais-je !
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