3.7 - La lagune et ses peuples 2/2.
Remontant sur la digue, nous constatâmes que si à notre arrivée la différence de niveau entre la lagune et la mer était peu importante, elle était maintenant très sensible. J’estimai à ce stade que la mer était au moins quatre à cinq mètres plus basse que le niveau du plan d’eau.
- Comme vous le constatez, expliqua notre guide, le marnage est ici extrêmement important. Et nous ne sommes pas encore à marée basse. Habituellement il est de l’ordre de dix mètres, mais lors des forts coefficients de marée, il peut dépasser les quatorze mètres. C’est pourquoi cette jetée est si large. Elle doit être en mesure de résister à la pression de la mer, même en cas de fortes tempêtes.
- C’est tout à fait impressionnant, lui répondis-je. On imagine la catastrophe qui se produirait si une digue venait à rompre.
- C’est malheureusement arrivé dans les temps très anciens. Mais nous entretenons quotidiennement ces ouvrages et il faudrait maintenant une conjonction d’évènements extrêmes pour que cela se produise. Espérons que cela n’arrive jamais.
Échangeant ainsi, nous avions rejoint notre embarcation.
- Installez-vous, j’ai encore quelque chose à vous montrer, nous dit notre skipper en reprenant les commandes et mettant le cap plein sud vers l’autre rivage. Après une courte navigation, nous vîmes que la digue commençait doucement à s’incliner vers le bas, puis après un court espace horizontal, elle remontait pour retrouver son niveau antérieur.
- Regardez, voici la passe qu’empruntent les navires pour franchir la digue. En ce moment, la mer étant dans une phase plutôt basse, celle-ci est totalement découverte, mais dès que la marée va remonter, elle sera submergée et les navires pourront la traverser.
- Connaissez-vous le principe des écluses ? hasardai-je.
- Oui, bien sûr et nous avons essayé d’en installer. Mais une écluse unique n’aurait jamais supporté à elle seule la pression de l’eau et nous avons calculé que si nous devions créer une échelle de sas, il faudrait l’installer sur plus de quatre kilomètres, ce qui prendrait beaucoup trop de temps aux navires, surtout pour la flotte dont nous disposons. Donc à ce jour, nous n’avons pas trouvé meilleure solution.
- Mais cela veut dire que vos bateaux ont un faible tirant d’eau.
- Exactement, mais ils disposent de dérives et de foils mobiles qui, une fois en mer leur procurent une stabilité importante.
Nous rapprochant de la berge sud, nous entendîmes un grondement intense qui se renforçait progressivement. Malgré ce bruit difficilement supportable, Noah, accosta sur un ponton d’une dizaine de mètres auquel cinq autres navires étaient arrimés en couple.
Nous débarquâmes et nous engageâmes dans un petit bâtiment à flanc de falaise.
- Tenez, prenez cela et mettez-les sur vos oreilles, hurla Noah pour se faire entendre dans le vacarme étourdissant et nous tendant des casques communicants.
Coiffés de ces protections sonores, nous empruntâmes un escalier étroit qui s’enfonçait dans la paroi rocheuse. La saturation de l’air par l’humidité, le bruit sourd que nous ressentions dans nos organismes, et la lueur blafarde des quelques lampes disséminées dans le tunnel, créaient une atmosphère terrifiante. Mais faisant toute confiance à notre accompagnateur, nous franchîmes une bonne centaine de marches qui nous mena dans une large salle dotée d’un coté d’un vitrage épais la séparant du flux d’eau.
- Nous sommes dans la salle de contrôle d’une des centrales marémotrices qui nous alimentent en énergie, expliqua Noah. Nous avons ici plusieurs tunnels qui relient la lagune à la mer. À tout moment, sauf lorsque le niveau de la mer est égal à celui de la passe, compte tenu de la différence de pression, l’eau circule en permanence dans ces tuyaux et entraine des turbines puissantes.
- Mais alors, deux fois par jour, il y a des moments, où les deux bassins sont à même hauteur, où la production est nulle ?
- Du tout, nous avons créé, en hauteur de gigantesques bassins de rétention qui se remplissent à marée haute et dont nous n’ouvrons les vannes qu’à ces moments d’équilibre, soit environ une heure par jour. Cette centrale fonctionne sans interruption.
- Et cela vous suffit pour alimenter tout votre pays ?
- Pas tout à fait, nous complétons par les énergies éolienne et solaire, mais aussi en mer par des champs de turbines qui fonctionnent grâce à l’énergie des vagues. Avec l’ensemble de ces sources d’énergie, nous sommes autosuffisants et commercialisons même une partie de notre production vers d’autres nations.
- Wow, c’est vraiment génial.
- On peut dire cela. Mais ne traînons pas, il nous faut maintenant rentrer en ville.
Nous reprîmes donc le bateau et notre skipper remis le cap sur la cité. Du fait de la marée basse et du vent faible, les vagues marines ne perturbaient pas le plan d’eau qui restait lisse comme un miroir. Noah put donc pousser la puissance des moteurs et nous filions sur l’onde au seul bruit de l’eau sur la coque. J’en profitais pour poser de nouvelles questions :
- Tu nous as dit que les pêcheurs utilisaient des lignes, mais pourquoi ne tractent-ils pas de chalut ?
- Nous croyons au libre arbitre pour nous même, mais aussi pour tout être vivant. Nous considérons que le poisson qui mord à un hameçon le fait librement, par choix, sans contrainte externe. Alors que le chalut ramasse tout ce qui passe devant lui, sans distinction. L’animal qui le rencontre n’a pas le choix de s’y faire prendre, ou non. Ainsi il ne s’offre pas à nous et nous pensons alors que sa chair n’est pas digne d’être ingérée. C’est pourquoi, nous avons abandonné ce type de pêche il y a très longtemps.
- C’est donc une considération philosophique, voire religieuse qui vous guide ?
- Oui, on peut dire cela. Cette démarche s’inscrit dans une conception du monde plus globale où notre spiritualité s’axe autour d’une religion de libération. Nous croyons en un Dieu unique mais à formes multiples, comme l’homme et comme tout être vivant il est susceptible d’erreurs. Mais il sait réparer ses maladresses, bien mieux que nous. C’est un Dieu de tendresse sur lequel nous pouvons compter en cas de pépin.
- Tu nous as dit que certains marins étaient costumés en ecclésiastiques. Vous avez donc des prêtres ?
- Nous en avions. Mais avec le temps, certains avaient pris un pouvoir de plus en plus important sur le peuple et des dérives sectaires et autoritaires étaient apparues. Nous partagions cette religion avec certains peuples plus au sud et à l’est. Nous reconnaissions aussi un chef unique pour cette église, désigné par le vote des grands initiés. Il y a déjà plusieurs centaines d’années, l’élection avait mené à notre tête un homme très attentif à la misère du monde. Il avait voulu mettre fin à la corruption des élites et orienter l’attention sur les plus pauvres par la charité et l’accueil. Mais sa hiérarchie ne l’a pas suivi et les mouvements de réaction ont été puissants, poussés notamment par des puissances d’argent ou des régimes autoritaires. Dès sa disparition, un violent retour en arrière a été observé et nous ne l’avons pas accepté. Notre église s’est donc divisée. Nous avons pris notre autonomie par rapport à une organisation à tendance autoritaire et avons créé notre propre organisation spirituelle. Depuis ces événements, nous ne reconnaissons plus de clercs pour nous donner des consignes arbitraires, mais nous fions à notre organisation collective. C’est pourquoi les habits cléricaux font maintenant partie du folklore et sont tournés en ridicule.
- C’est malheureusement une dérive classique, affirmai-je. Nous connaissons aussi des États qui s’appuient sur une hiérarchie religieuse pour asservir leurs peuples. Le message original y est totalement corrompu au service d’une nomenclatura prête à tout pour garder le pouvoir.
- C’est exactement ce qui s’est passé en Bçome où la dictature s’est installée depuis plus de trente ans et perdure en s’appuyant sur une structure ecclésiastique totalement perverse.
Je me rappelai alors que Bçome était le pays qu’avait cité Sour comme étant l’origine probable des trois malfrats.
Poursuivant nos échanges sur différents sujets de culture locale, nous arrivâmes à l’hôtel où notre pilote nous déposa.
Télémaque qui jusqu’à présent était resté discret, s’adressa au jeune médecin :
- J’aimerai beaucoup essayer de piloter l’un de vos engins. Est-ce possible ?
- Pas celui-ci, lui répondit Noah, mais si tu le souhaites, je peux revenir avec celui que je vous ai montré hier. J’aurais préféré faire cet essai de jour, mais je ne suis pas sûr d’être disponible demain. Donc si cela te dit … je serai de retour d’ici un quart d’heure.
- Carrément. Je t’attendrai sur ce ponton, confirma Télémaque, déjà impatient.
Dans cette perspective, nous rejoignîmes nos chambres. Un bon quart d’heure plus tard, nous nous retrouvâmes tous deux dans le hall, prêts à rejoindre notre pilote.
À l’instant de sortir je reçus un message de Sour :
J’ai des choses importantes à te dire, laisse ton compagnon partir et assieds-toi.
Me retournant je l’aperçu déjà installé au bar, une boisson devant lui.
- Télémaque, vas-y sans moi, j’ai oublié quelque chose dans ma chambre. Ne m’attendez-pas, je vous rejoindrai plus tard.
- Oh, c’est dommage. Mais si c’est comme cela j’y vais seul, me répondit-il avec un air parfaitement hypocrite.
Je le laissai partir et m’installai comme me l’avait conseillé Sour. Celui-ci reprit notre entretien :
- Ils ont encore sévi, me lâchât-il sans préambule.
- Quoi, tu veux dire qu’ils ont fait une seconde victime ?
- Oui, un jeune. La police l’a retrouvé sous une barge, la face défoncée. Son identité n’a pas encore été établie, mais je ne serai pas surpris qu’il soit originaire de Bçome.
- Tu es en contact avec la police locale ?
- En arrivant je suis allé la voir pour parler de notre enquête et dire que j’étais sur la piste des trois malfrats. Dès qu’ils ont trouvé la victime, ils ont fait le rapprochement et m’ont contacté.
- Alors que faire pour maintenant ?
- Pour toi, rien de particulier, continue à faire comme si tu étais étranger à cette affaire. Mais fais attention à toi, car ils sont sûrement encore sur la zone.
- Ok, je serai attentif.
- Parfait, je repasse demain pour d’autres nouvelles. Bonne soirée.
- Merci, bonne soirée à toi aussi. À demain.
J’attendis quelques minutes qu’il soit parti avant de me lever pour aller rejoindre Télémaque.
Me dirigeant vers le ponton, je marchais d’un bon pas en pensant aux informations que je venais de recevoir, lorsque, au détour d’un quai, je me retrouvai nez à nez avec le trio infernal.
Annotations