3.10 - La traversée.

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Comme la veille, une grande animation régnait dans le port. Les bateaux de pêche partis, l’essentiel de l’activité tournait autour des navires de commerce. Sur le premier quai, de puissants palans allaient cueillir les marchandises à l’intérieur des cales pour les déposer délicatement sur des plateformes roulantes. Des dockers à la peau tannée par le soleil et les embruns, et aux muscles saillants assuraient le bon positionnement des colis. Notre vedette poursuivit sa navigation jusqu’au quai suivant où les manutentionnaires procédaient à l’embarquement de caisses en bois et de balles de jute sur un cargo polyvalent de près de quatre-vingts mètres de long. Sa coque en bois blond, doublée de cuivre sur ses œuvres vives*, s’élevait doucement de la poupe à la proue. Son nom JERNKUD était inscrit en lettres d’argent de part et d’autre de son étrave. Tout à fait à l’avant, je remarquai une mécanique étrange qu’il ne me semblait encore avoir jamais vue sur aucun bateau.

Notre embarcation accosta juste à l’avant de ce navire et nous passâmes rapidement de l’un à l’autre. En haut de l’échelle de coupée, le capitaine nous accueillit.

  • Bonjour, je suis le capitaine Brisatgine, commandant de ce navire. Je vous souhaite la bienvenue à bord du Jernkud.
  • Bonjour capitaine, lui répondit Sour, nous vous remercions de bien avoir voulu nous accueillir pour cette traversée. Je suis le major Sour Veusar de la garde nationale d’Eilífuis et je suis accompagné de deux étrangers qui m’assistent dans une enquête qui concerne nos deux pays, messieurs Harold et Télémaque.
  • Merci capitaine, d’avoir bien voulu nous prendre à bord. Vous allez nous faire gagner un temps précieux. rajoutai-je
  • C’est un plaisir. Mais excusez-moi, l’embarquement est terminé et je ne voudrais pas manquer la marée. Je vais donc devoir mettre en route. Mon second va vous indiquer vos cabines. Installez-vous tranquillement et je vous retrouve ce soir, dans ma salle à manger, pour le diner, vous êtes mes hôtes.

Laissant le commandant à ses manœuvres, nous primes possession de nos chambres. Je fus surpris du confort car elles disposaient d’un vrai lit, d’un bureau, d’un fauteuil confortable et d’un cabinet de toilette. J’en profitai pour prendre une douche chaude pour me rincer des embruns récoltés durant la traversée de la lagune.

Ressortant quelques minutes plus tard sur le pont, je retrouvai mes deux amis observant la scène en cours. Notre bateau s’était déjà considérablement éloigné du port qu’on ne distinguait plus qu’à peine. Alors que nous approchions de la passe, nous vîmes des remous se former et se rejoindre en un flux impétueux qui faisait penser à une cascade horizontale. Notre bâtiment s’en approcha de façon à venir s’y insérer de façon tangentielle. Une fois dedans, il prit de la vitesse, et nous eûmes l’impression de nous retrouver dans un tobogan.

Nous vîmes la digue se rapprocher à grande vitesse et, la passe franchie, le courant nous cracha hors de la lagune. En pleine mer, le navire ralentit progressivement jusqu’à atteindre des flots moins tumultueux, ou du moins, moins entrainants. En effet, la mer était agitée d’une houle longue et profonde qui se précipitait pour aller défier le môle protégeant la lagune.

Le cargo mit alors le cap au sud. Des marins s’affairèrent à la proue et, en peu de temps, nous vîmes monter, à l’avant de notre étrave, un énorme cerf-volant blanc frappé d’une tulipe aux pétales rouge bordés de jaune. Nous sentîmes le bateau accélérer sous l’impulsion de cette aile magnifique puis prendre son rythme de croisière en montant sur ses foils.

  • Nous voilà en route pour Livanttea, nous dit le capitaine en se dirigeant vers nous. Si les éléments le veulent bien, nous devrions toucher terre en début de journée après-demain. Profitez bien des prochaines heures qui devraient être calmes, car nous devrions atteindre une zone plus agitée en seconde partie de nuit prochaine, compléta-t-il avant de repartir.

Fort de ce conseil, nous nous installâmes sur des transats mis à disposition des passagers au long de chacune des coursives. Regardant vers l’ouest, nous vîmes défiler la côte à bonne distance. De hautes falaises très blanches s’élevaient telles des murailles infranchissables. De puissantes cascades surgissaient de cette forteresse naturelle plongeant de plusieurs centaines de mètres et provoquant à leurs bases des remous prodigieux.

Le plateau côtier descendant lentement vers le sud, c’est ensuite un paysage de dunes et de marais qui apparut. Une myriade d’îlots rocheux et de bancs de sable cacha progressivement la côte. Cet archipel était peuplé d’une faune disparate d’oiseaux et de mammifères marins qui ne semblèrent pas affectés par notre passage.

Alors que nous observions cette côte, nous vîmes la surface de la mer commencer à frissonner. Un premier fuseau argenté jaillit de l’eau avant de s’y replonger quelques mètres plus loin, suivi d’un second puis d'une multitude d’autres. Rapidement un vrai nuage de poissons volants accompagna notre avancée, jusqu’à ce que de sombres formes plus massives surgirent dans leur sillage et les prennent en chasse. Leurs nageoires dorsales, fendant l'eau, nous révélèrent que des dauphins avaient repéré le banc d'exocet. Pour fêter ce festin, les cétacés nous régalèrent d’un spectacle somptueux de sauts et de pirouettes.

Télémaque était aux anges, il sifflait et applaudissait aux exploits de nos compagnons de mer, dont il accompagnait la chorégraphie de ses longs bras. Parfois il éclatait de rire et sa joie éclaboussait sur nous, nous rendant profondément heureux. Il sembla qu’à cet instant, rien ne pourrait nous arriver.

Seul le soleil se couchant sur le rivage, put mettre fin à ce spectacle ondoyant. Nous regagnâmes nos cabines avant de rejoindre le commandant. Un homme d’équipage ayant fait le tour de nos chambres pour nous informer que le capitaine nous attendait dans la timonerie, c’est là que nous nous retrouvâmes.

  • Bonsoir messieurs, nous accueillit le maître du bord. J’espère que vous avez apprécié cette première partie de la croisière.
  • Bonsoir capitaine Brisatgine, lui répondis-je. En effet, cette après-midi fut splendide et nous en avons largement profité. Merci.
  • C’est heureux, reprit-il car les prochaines heures risquent d’être plus difficiles. Une profonde dépression nous attend plus au sud. Nous devrions l’atteindre en seconde partie de nuit. Aussi après une rapide visite de ce lieu, nous dinerons rapidement afin que vous puissiez bénéficier de quelques heures de sommeil. Mais, en attendant, laissez-moi vous présenter notre poste de commandement. Voici donc notre poste de pilotage : la barre de gouvernail, actuellement aux soins de notre timonier, ainsi que les différents instruments de navigation : compas, loch ou sonde qui nous permettent d’évaluer la position du navire et la profondeur d’eau sous la coque. Et voici la table des cartes où notre navigateur trace la route que nous suivrons en fonction des conditions de marée et de météo.

Un officier y œuvrait dessinant notre futur déplacement au milieu d’une multitude l’îlots. Il nous apparut immédiatement que sans une parfaite connaissance de ces parages et de la conduite d’un tel navire, il serait impossible de franchir cet espace encombré de pièges.

Le capitaine nous invita ensuite à le suivre dans son carré où une table était richement dressée pour cinq convives. Nous nous assîmes et furent promptement rejoint par un officier de belle stature.

  • Je vous présente mon second, monsieur Fidagazena. Il est mon précieux double et face à ce qui nous attend, je suis heureux de l’avoir à mes côtés.
  • Merci capitaine et bonjour messieurs, réagit le marin. C’est un honneur de vous recevoir à bord, alors qu’un mousse apparut avec un plateau chargé de verres précieux.
  • Messieurs, je porte un toast à votre traversée, déclara le capitaine en levant le verre qu’il venait de cueillir.

Chacun reprit le toast et vida son verre. Un doux nectar aux notes de réglisse et d’épices qui me rappelèrent mon enfance, envahit ma bouche.

  • Un vin d’Expéziad, nous indiqua-t-il. Un des meilleurs de cette région où j’ai le plaisir de vous mener.
  • Il est excellent, je viens moi-même d’un pays qui a la culture du vin et celui-ci pourrait figurer parmi les grands crus, dis-je enthousiasmé par ce nectar. Votre pays en produit-il beaucoup ?
  • Nous en produisons peu car nos climats ne s’y prêtent pas vraiment. La plupart des vignes sont en Expéziad, mais vous constaterez vous-même que la zone de production reste restreinte.

J’interrogeai ensuite le capitaine sur la tulipe qui ornait le cerf-volant, mais aussi les cols des deux officiers. Le second répondit :

  • Cette fleur est notre emblème national, comme le perce-neige et l’eranthis pour Eilifuis. C’est dommage que vous n’ayez pas pu le voir, mais nous la cultivons par champs entiers et elle est présente dans chacun de nos événements aussi bien publics que privés. Elle figure aussi sur les uniformes de la police, mais, brodée ton sur ton, elle est peu visible. Une vielle légende dit qu’elle a sauvé notre peuple lors d’une invasion barbare, il y a très longtemps. Arrivés au bord d’un haut plateau, ces envahisseurs auraient été saisis de frayeur en voyant sur le sol une tête monstrueuse qui semblait les attendre. C’étaient en fait les tulipes en fleur qui ondulaient sous la brise et de leurs multiples couleurs composait ce masque. Lorsque les premiers soldats commencèrent à descendre du plateau, ils dérangèrent des colonies d’oiseaux nichant au sol. Ceux-ci prirent leur envol et emplirent les airs d’une nuée hurlante qui fit fuir les envahisseurs et sauva notre peuple. Personne ne les revit jamais et la tulipe devint le symbole de notre nation.
  • C’est une très belle et très ancienne histoire, reprit Sour. Depuis cette date, le peuple de Opaterlupt vit en paix et nous sommes heureux de les avoir pour voisins.
  • Il ne me semble pas avoir vu de navire très différent des vôtres dans le port. Ne recevez-vous pas d’autres bâtiments ?
  • Nous sommes, de fait, la seule nation marine du continent, reprit le capitaine. Eilifuis est bloqué par les glaces, Expéziad est un peuple de terriens et il en est de même pour les autres états au sud. Nous avons donc le quasi-monopole de la pêche et du commerce maritime. Nous avons des correspondants dans chacun des ports et les pilotes de ces havres, ont tous été formés chez nous.

Le repas se prolongea autour d’autres considérations, mais fut abrégé pour tenir compte de la tempête annoncée. Nous sortîmes du salon et observâmes un moment le ciel et la mer. La voute céleste constellée d’étoiles était régulièrement striée d’étoiles filantes. À l’est, une lune rousse se levait au-dessus des flots, bientôt suivie par une seconde plus petite aux reflets bleutés. Le long de la carène d’autres fils luminescents réfléchissaient ceux des cieux, encadrant notre sillage d’une bannière rutilante. L’ensemble donnait un sentiment d'euphorie surnaturelle.

Mais conformément aux conseils du capitaine, nous ne nous attardâmes pas et rejoignîmes rapidement nos couchettes. Pour la première fois depuis longtemps, le sommeil me prit sans se faire prier et je sombrai rapidement dans les limbes.

Je fus réveillé vers quatre heures par des coups sourds portés contre la coque du navire et le sifflement du vent dans les gréements. Le navire roulait de part et d’autre. Je me couvris pour affronter la nuit et sortis sur la coursive. La mer bouillonnante était déchainée, comme si elle voulait nous faire oublier le calme qu’elle affichait dans l’après-midi et nous rappeler à la dure réalité des éléments. M’avançant vers l’avant du navire, je constatai que le cerf-volant avait été ramené et que le bateau naviguait sur sa coque et non plus sur les foils.

Le ciel ne montrait plus que quelques rares étoiles et des nuages de plus en plus épais s’efforçaient d’effacer leur présence de la voute céleste. Au loin des éclairs fendaient le ciel et leurs échos nous parvenaient déjà sourds et menaçants. La foudre se rapprocha rapidement en illuminant les îles au milieu desquelles nous naviguions. Je faisais confiance au capitaine et à son second pour nous mener à bon port, mais cela n’empêcha pas une forme d’angoisse de me saisir.

À ce moment je vis s’ouvrir la porte de la cabine de Télémaque ; Celui-ci était blanc comme un linge. Avançant comme s’il était saoul, il s’agrippa au bastingage et passant sa tête à la verticale de l’eau, vomit tout ce qu’il put. Sa tâche achevée, il se recula et vint appuyer son dos sur la paroi de nos cabines. Délesté du contenu de son estomac, il sembla récupérer rapidement et reprit apparence humaine.

Malgré la violence des éléments, je trouvai que le cargo se comportait honorablement en continuant à avancer vers le sud. De grosses vagues venaient se fracasser sur tribord semblant vouloir drosser le navire sur la côte. Mais celui-ci résistait de toute sa puissance et s’avérait peu sensible à ces assauts. Par moment, le bateau semblait piquer de l’étrave dans un trou de mer, sans doute dû à la houle, à chaque fois il se redressa et poursuivit sur son erre.

Alors que les lueurs de l’aube cherchaient à chasser l’obscurité nocturne, la tempête se calma progressivement et s’apaisa totalement vers dix heures. Sour sortit de sa cabine, frais comme un gardon et riant nous provoqua :

  • Bonjour à vous deux. Pour ma part, j’ai bien dormi mais vous n’avez pas l’air très gaillards ce matin. Auriez-vous fait une insomnie ?
  • Non, lui répondis-je, nous avons juste traversé une tempête.

Quant à Télémaque, il était encore trop faible pour réagir de façon appropriée.

La suite de la croisière se passa sans incident notable. Et le lendemain matin, peu après le lever du soleil, nous fûmes en vue de Livanttea, au pays d’Expéziad.

Le port était posé au milieu d’un rivage plat surmonté, très au loin, d’étranges colonnes noires. Pour atteindre ce havre de petite dimension comparé à notre port de départ, il nous fallut nous faufiler entre de larges bancs de sable blond. Pour aider le capitaine dans sa navigation un pilote vint nous rejoindre à bord d’une vedette légère.

Il était environ dix heures trente lorsque nous franchîmes les passes de Livanttea. Nous prîmes congés du capitaine et de son second et notre séjour à Opaterlupt s’acheva réellement lorsque nous descendîmes la passerelle pour toucher le quai.

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* Les oeuvres vives sont les parties de la coque situées sous la ligne de flottaison, par opposition, les oeuvres mortes sont celles qui sont au-dessus de cette ligne.

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