4.4 - Le village de Bibitzoa.

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Azart avança notre véhicule à proximité du village et l’arrêta peu après avoir franchi une palissade de bois sauvage.

  • Nous allons rendre visite à la cheffe de ce hameau, nous dit-il en s’avançant vers une hutte marquée d’une fleur d’hibiscus. Je dois cependant vous prévenir, vous ne devez en aucun cas la regarder dans les yeux, ni croiser les bras devant elle. Il ne faut pas non plus lui adresser directement la parole. Ce serait très mal interprété.

Nous laissant sur ces consignes un peu étranges, Azart rentra seul dans la case. Peu de temps après il en ressorti accompagné d’une femme de belle prestance mais aux cheveux poivre et sel. Curieusement, elle portait un short bleu horizon à larges bretelles et une ample vareuse qui laissait deviner une paire de seins assez généreuse. Elle portait des sandales à semelles épaisses et était coiffé d’un chapeau conique en cuir et corde. Son visage austère était empreint d'une autorité naturelle qui ne donnait pas envie d'enfreindre les directives données par notre guide.

  • Je vous présente la cheffe Adnajauria qui préside actuellement le conseil des anciennes de ce village, annonça Azart. La cheffe vous souhaite la bienvenue et met à notre disposition une case aménagée pour la nuit.
  • Tu remercieras bien la cheffe, répondit Sour qui semblait déjà connaitre les usages locaux. Tu lui diras aussi que nous sommes ravis de passer la nuit dans son admirable village.

Azart s’adressa alors à la cacique, sans, bien évidemment, la regarder, pour lui transmettre le message dans une langue que mon appareil de traduction ne sembla pas reconnaitre.

À cet instant je crus voir Télémaque sur le point de se croiser les bras. Voulant lui éviter de commettre cet affront je lui marchai discrètement sur le pied, ce qui heureusement arrêta son mouvement. Dans un premier temps, il me regarda courroucé, mais rapidement il comprit la manœuvre et un sourire discret éclaira son visage.

Aussitôt après que notre guide eut répondu à la cheffe, celle-ci se retourna et, sans plus de cérémonie, rentra dans sa concession, nous laissant en plan. Je ne suis pas sûr qu'elle nous ait accordé le moindre regard.

Un gamin vint prendre la main de Azart pour nous conduire dans le gîte qui nous avait été attribué pour la nuit. Il s’agissait d’une case ronde, assez ample, disposée sur deux niveaux. À chacun des étages, deux hamacs avaient été tendus. Le garçon nous montra aussi le point d’eau où il nous fut possible de nous décrasser. Avant de nous quitter, il indiqua au sergent qu’un diner nous serait servi dès que la première lune apparaîtrait au-dessus de la forêt. Ce qui devait nous laisser une bonne heure pour découvrir les lieux.

Après une toilette rapide, nous commençâmes notre visite. Azart nous mena en direction de la cheminée nord qui était irriguée par le ruisseau. Nous fûmes rapidement intrigués par de joyeux cris d’enfants.

Nous en approchant, nous vîmes un escalier vertigineux taillé dans la roche du côté opposé à la rivière. Celui-ci s’élevait rapidement sur plusieurs dizaines de mètres. En plusieurs hauteurs, il débouchait sur une plateforme excavée qui longeait le précipice jusqu’à la verticale de la rivière.

À notre grand effroi, nous vîmes des enfants, garçons et filles de huit à vingt ans, emprunter cet escalier démesuré en courant sans aucune hésitation, déboucher sur l’une ou l’autre des plateformes et se jeter dans l’onde en exécutant des pirouettes incroyables. La longueur des terrasses augmentait graduellement en montant. Ainsi, aucune des extrémités ne se situait directement à la verticale d’une autre. Cela faisait que plusieurs jeunes, partant d’altitudes différentes pouvaient plonger en parallèle. Il nous apparut rapidement que cette simultanéité faisait partie intégrante du jeu car les cris des drôles atteignaient leur paroxysme lorsque deux, trois ou même quatre d’entre eux transperçaient simultanément la surface de l’eau.

La contemplation de ce spectacle nous retint en cet endroit jusqu'à l’heure du diner. Nous rejoignîmes alors notre demeure. Une table avait été disposée avec quatre assiettes et verres et autant de couverts. Le garçon qui nous avait conduit jusqu’à cet emplacement réapparut avec une marmite fumante de laquelle s’échappait une forte odeur de gibier. Il posa le faitout et commença la distribution avec une large louche. Il déversa le premier morceau, un jarret probablement, dans mon assiette, accompagné de carrés de ce qui me sembla être de la patate douce.

  • Merci, lui dis-je. Peux-tu me dire ce que nous allons manger ?

Le petit, me regarda d’un air surpris qui trahissait l’incompréhension.

  • Il ne parle pas notre langue, me dit Azart. Il ne peut donc pas te comprendre. Ce peuple dispose de coutumes et d’une langue tout à fait particulières.

À ce moment, Télémaque poussa un grand cri :

  • Par tous les Dieux, quelle horreur, je ne peux pas manger cela..., il n’en est pas question !

Nous vîmes alors, au milieu de son assiette, une large main étalant cinq doigts grillés.

  • Ces gens sont des anthropophages, partons tout de suite, hurla-t-il épouvanté.

Simultanément Azart et Sour éclatèrent de rire en se tenant les côtes. Alors que le gamin se figea sous l’effet de la surprise.

  • Et cela vous fait rire ! Harold, dis quelque chose, on ne peut pas rester là en attendant de finir en brochettes, en ragoût ou en civet !

Nos deux amis riaient de plus belle sous le regard affolé de mon compagnon de voyage. Enfin, Sour put retrouver son calme.

  • Ne t’inquiète pas Télémaque, les sacrifices humains n’ont jamais été pratiqués ici. C’est une main de singe que le gamin t’a servi.

Télémaque sembla retrouver sa maîtrise de lui.

  • Vous êtes sûrs ? Vous en êtes certains ? interrogea-t-il.
  • Aussi sûr et certain que de ta présence devant nous, rétorqua Sour. Tu peux manger tranquille, d’ailleurs tu verras cette viande est délicieuse.

Joignant le geste à la parole, il engloutit une première portion de viande et prit un air réjouit.

  • Si tu le souhaites, tu peux changer d’assiette avec moi, reprit Azart, j’ai un morceau de filet, il paraît plus conventionnel. Mais sache quand même que les mains représentent l’un des morceaux les plus prisés des autochtones.
  • Oui, en fait, je préfèrerais changer, si cela ne te dérange pas.

Remis de ces émotions, le garçon revint vers nous avec une profonde bouteille en terre dont il nous distribua le contenu. Il s’agissait d’une bière aux reflets blond foncé, dotée d’une belle richesse en saveurs, aux notes de fruit, miel, épice et bois, avec une légère pointe d’amertume. Ce nectar contribua indéniablement à renforcer le sentiment de plénitude que le calme du village nous offrait.

Nous trinquâmes à nos aventures et au succès de notre enquête. Une fois que Télémaque eût goûté ce plat, il dévora avec férocité l’ensemble des mets présents sur la table.

Plusieurs points de notre courte rencontre avec la cheffe m’ayant surpris. Je m’en ouvrai à notre guide.

  • Azart, j’ai bien entendu, la cheffe Adnajauria préside un conseil des anciennes. C’est bien cela ?
  • Tu as bien compris, me répondit-il. Cette tribu est régie par le matriarcat. Ce sont les femmes qui assurent la totalité des responsabilités et des décisions. Les hommes sont relégués à la vie quotidienne et aux tâches ménagères. Ils assurent les repas et à ce titre vont à la chasse, pêchent ou s’occupent des cultures. Ils préparent les repas, assurent l’entretien des lieux et s’occupent des enfants. Les femmes quant à elles se réunissent en conseil tous les matins et palabrent à qui mieux mieux jusqu’au déjeuner. Elles assurent les relations avec les autres peuplades de la forêt ainsi qu’avec les autorités.
  • Eh bien, c’est le monde à l’envers, s’exclama Télémaque.
  • Ce sont aussi les femmes qui choisissent leur mari. Elles le repèrent suivant des critères pratiques, vont voir les parents de l’élu et négocient une dot. Aussitôt le mariage prononcé, le mari déménage pour rejoindre la famille de l’épouse et ne la quitte plus jusqu’à sa mort.
  • Grands Dieux, voilà un traitement que je ne supporterais pas, renchérit notre ami.
  • Les femmes les plus en vue peuvent avoir plusieurs maris, mais pas plus de trois car au-delà, les sujets à bagarres se multiplient et en général, cela finit mal entre les mâles.
  • Normal, quand même, nous avons notre amour propre.
  • Peut-être dans ton pays. Mais ici, c’est ainsi depuis toujours. Les hommes qui refusent la tradition sont reniés par leur famille et ils doivent quitter la région. C’est leur loi ancestrale.
  • Et si un garçon préfère les garçons, comment cela se passe-t-il pour lui ?
  • Cela ne se passe pas. La tradition locale ne l’admet pas. Si deux hommes veulent vivre ensemble, ils doivent s’exiler et leurs familles les répudient. Je ne me souviens pas que cela se soit déjà produit. Remarque, il en est de même pour les filles.

Décidemment, je ne voyais pas Télémaque vivre ici. Il reprit néanmoins le dialogue avec Azart :

  • Mais qu’en est-il au niveau de votre nation ?
  • Cette tradition matriarcale était très implantée chez beaucoup de nos tribus. Cela a donc déteint au niveau de l’Etat. Beaucoup de postes importants, dans notre nation, sont tenus par des femmes. Vous l’avez vu avec notre administratrice à Livanttea. Les choses évoluent cependant et nous assistons à un certain rééquilibrage. Une loi vient d’être votée tendant à la parité femme-homme. Mais elle va mettre du temps avant d’être totalement appliquée.
  • Et pour l’union des couples ?
  • Là aussi les habitudes évoluent. En ville, les jeunes se mettent maintenant en couple sans attendre l’accord des parents et l’initiative peut venir de l’un comme de l’autre. Les couples unisexes commencent aussi à se montrer au grand jour. Mais rien n’est gagné encore, le poids des coutumes ancestrales reste fort.
  • Ouf, tout n’est donc pas perdu, résuma Télémaque en retrouvant le sourire.
  • Non, cela dépend de ce que tu attends, conclut Azart.

Le repas achevé, nous observâmes le ciel limpide, au-delà des deux colonnes basaltiques sur lesquelles il semblait reposer. Les deux lunes y brillaient de tous leurs feux. La petite suivant la grande à quelques encablures, pour se rapprocher de la cheminée septentrionale.

  • Je ne sais pas si vous voyez ce que je vois, reprit Télémaque, décidemment bien en verve ce soir. Mais je vois les lunes danser !
  • Effectivement, j’ai la même impression, confirma Sour.

Moi-même, je voyais les deux lunes se rapprocher, presque à se toucher, puis s’éloigner de nouveau, l’une montait alors que l’autre descendait, puis le mouvement inverse leur permettait de retrouver leur place avant d’engager un nouveau périple.

  • Mais comment est-ce possible ? interrogeai-je. Deux corps célestes ne peuvent se mouvoir ainsi dans l’espace, c’est inconcevable.
  • Effectivement, et ces mouvements des deux lunes, n’existent bien sûr pas, intervint notre guide. En fait durant la journée, la colonne absorbe la chaleur du soleil. Et lorsque celui-ci se couche, elle la restitue. Ce que vous voyez, ce sont des mouvements de l’air chaud qui se répand dans l’atmosphère refroidie et par effet de diffraction vous fait voir la danse des lunes.

Cette explication scientifique ne nous découragea pas d’admirer cette chorégraphie étrange. Mais la fatigue se faisant sentir, nous rejoignîmes nos couchettes.

Azart et Télémaque s’installèrent dans les hamacs de l’étage alors que Sour et moi, investissions ceux du rez-de-chaussée.

Ayant sans doute encore beaucoup de choses à se dire sur les traditions matriarcales, Aznar et Télémaque discutèrent encore un bon moment et la résonnance sourde de leur discussion m’empêcha de sombrer rapidement dans le sommeil.

Au moment d’enfin m’y abandonner, la figure écrasée de la première victime vint me hanter. Et c’est avec elle que j’entrais au pays des songes…

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