4.6 - Le paradis caché.
Azart parqua la voiture dans un large garage déjà partiellement occupé par une dizaine de véhicules. La pièce, aux murs bruts, était éclairée par quelques fenêtres étroites qui donnaient vers le nord. Outre le porche par lequel nous étions rentrés, seule une porte étroite permettait de sortir de ce lieu.
Nous la franchîmes et entrâmes dans un petit couloir qui longeait une pièce dont il était séparé par une vitre dépolie. Nous pénétrâmes dans ce très grand bureau où plusieurs fonctionnaires s'affairaient. Je déduisis que ce devait être le lieu d’accueil permettant d’accéder réellement à la cité.
Nous nous avançâmes jusqu’à une table un peu plus large et plus luxueuse que les autres. Une femme travaillait sur un dossier assez volumineux. Lorsqu’elle leva la tête, et nous découvrit, son visage s’éclaira d’un sourire de bienvenue.
- Bonjour messieurs, bonjour Azart, dit-elle. Je vous attendais. J’espère que vous avez fait bonne route et que la chaleur ne vous a pas trop accablés. Mais, excusez-moi, j’ai omis de me présenter. Je suis la commissaire Esteldu, et je suis en charge de la sécurité sur le territoire de la capitale.
- Bonjour commissaire, le voyage s’est passé sans problème, lui répondit notre chauffeur. Je vous présente Harold et Télémaque, les voyageurs qui accompagnent le major Sour dans l’enquête sur les deux meurtres, dont vous avez été saisie.
- Je suis justement occupée à étudier le dossier, nous dit-elle en désignant les documents qui encombraient son plan de travail.
- Parfait, intervint Sour, Harold et moi-même nous tenons à votre disposition pour partager nos informations. Votre rapport prend-il en compte l’agression dont notre ami, ici présent, a été victime avant d’arriver à Katanslnet ?
- Cette attaque figure bien dans le dossier, ainsi que votre course poursuite qui, malheureusement, n’a pas été couronnée de succès, répondit-elle en se tournant vers moi.
- Parfait. Disposez-vous d’informations récentes sur ces crimes ? reprit Sour.
- Pour l’instant, pas vraiment. Les deux modes opératoires sont identiques. Il semblerait que dans les deux cas, la victime soit tombée dans un guet-apens, ait été torturée puis exécutée et défigurée. A priori, les trois bandits que vous poursuivez semblent bel et bien être les uniques auteurs des différents forfaits. Ensuite, les deux malheureuses victimes étant des réfugiés de Bçome, actifs dans les réseaux de résistance à l’étranger, on peut soupçonner leur Etat d’origine d’avoir orchestré ces attentats. Mais à ce jour, nous n’avons aucune preuve. Enfin nous disposons d’un élément nouveau : Lors de l’autopsie de la victime de Katanslnet, une capsule absolument identique à celle retrouvée dans le premier corps, a été découverte. Nous pouvons donc affirmer, sans grand risque d’erreur, que les deux meurtres sont liés.
Repensant à ma propre agression, je m'estimais chanceux que Télémaque soit intervenu à temps pour me sortir des griffes de ces trois assassins.
- Cette découverte lie, de façon évidente, les deux assassinats, dis-je. Y-a-t-il ici des réfugiés venus de Bçome ?
- Oui, il y en a plusieurs milliers. En général ils sont discrets. Mais un noyau d’opposants agit au grand jour pour obtenir des aides dans leur lutte contre la dictature en place.
- Leur avez-vous accordé une protection ces derniers jours ? interrogea Sour.
- Non pas encore, mais c’est en cours. Nous avons prévu d’en protéger une quinzaine parmi les plus actifs. Par ailleurs, les postes frontières du nord ne nous ont, pour l’instant, signalé aucun individu correspondant aux portraits robots que la police Opaterluptienne nous a transmis. Malheureusement nous n’avons pas les moyens de surveiller toute la large frontière avec nos voisins de nord, mais habituellement le désert est un allié sur lequel nous pouvons compter pour éviter les incursions frauduleuses.
- Espérons donc que nous avons été plus rapides qu’eux, souhaita le major.
- C’est cela. Je vous propose de nous retrouver ce soir pour faire un nouveau point. Si vous le souhaitez, le sergent Tranpabe, peut continuer à vous servir de guide dans notre belle cité. Si un événement survenait, nous lui ferions savoir immédiatement.
- C’est une excellente nouvelle, répondis-je. Nous vous en remercions.
- Alors, messieurs, je ne vous retiens pas plus. À tout à l’heure, conclut la commissaire Esteldu.
Azart, n’avait probablement pas été informé de sa mise à notre disposition. Mais il en sembla satisfait.
- Et bien, notre aventure commune continue. J’en suis très heureux, déclara-t-il.
- C’est un plaisir partagé, reprit Télémaque.
- Oui, confirmai-je. Nous en sommes aussi très chanceux, car nous avons beaucoup apprécié ta compagnie ces deux derniers jours. Mais maintenant, nous avons hâte de découvrir cette capitale dont nous n’avons vu que les admirables façades.
- Alors, suivez-moi !
Nous nous engageâmes dans un couloir plus large que le premier prolongé par un escalier assez raide. Arrivé en haut, notre guide nous arrêta devant une large porte.
- Tenez-vous prêts pour une belle surprise, nous dit-il.
Il ouvrit et nous en restâmes éberlués. Devant nous se déployait un vaste jardin organisé en parterres somptueux de fleurs et d’alignement d’arbres admirables. Je reconnus, bien sûr, des roses, mais aussi des hibiscus, des tournesols, des agapanthes ou encore des lisianthus ou des freesias, mais aussi des pavots de teintes pourpre et safran. Des massifs de bougainvilliers, de chèvrefeuilles et de jasmins donnaient du relief à ce jardin d’Eden planté d’agrumes, de figuiers et de muriers.
De chaque côté, les falaises, moins hautes que celles que nous avions vues lors de notre arrivée, ceinturaient ce paradis. Les façades est et ouest reprenaient les mêmes organisations que celle de la grande place, mais bien sûr en plus réduit. Il en était de même pour le versant nord qui trouvait son exact reflet au sud.
Des espaces de convivialité et de repos, agencés autour de fontaines apaisantes, ponctuaient çà et là le jardin.
Un parfum suave nous saisit et nous restâmes figés devant ce paysage aussi inattendu que somptueux.
- Ce jardin est incroyable, m’exclamai-je. Je ne m’attendais vraiment pas à trouver une telle merveille ici ! Mais d’où vient l’eau nécessaire à toute cette végétation ?
- La ville a été créée il y a plus de deux mille ans sur ce site sous lequel se cache une énorme réserve d’eau douce. Nous ne manquons jamais d’eau car nous la gérons avec le plus grand soin. Son usage est totalement réglementé, ce qui fait que le niveau de la nappe reste constant.
- Mais comment ces plantes peuvent-elles résister à l’ardeur du soleil ?
- Vois-tu ces câbles qui courent d’un bord à l’autre de la cuvette ?
- Je les vois effectivement. Ils sont d'une section importante, me semble-t-il.
- Et bien, car ils doivent être très résistants. En fin de matinée, dès que le soleil est un peu haut, ils accueillent de grandes bâches, jusqu’en milieu d’après-midi. Ces toiles réfléchissent le rayonnement solaire et gardent ainsi l’atmosphère de ce jardin tempérée. Mais elles sont aussi déployées dès que la pluie s’annonce. Ainsi toute l’eau est canalisée vers des buses où elle est filtrée et réinjectée dans la réserve globale. Il peut arriver que la pluie laisse place à la grêle. Dans ce cas, ces protections permettent aussi d’éviter tout dégât à la végétation. Certaines sont en place depuis plus de cinquante ans et sont encore totalement efficientes.
- Mais cet enclos est-il unique ?
- Non il y en a une dizaine comme celui-ci. Celui que vous avez devant les yeux est le plus ancien et le plus vaste. Le plus récent date d’il y a environ six décennies. Il est d’ailleurs question d’en ouvrir un nouveau.
- Cela veut-dire que ces espaces ne sont pas naturels, et qu’ils ont été créés par la main de l’homme ?
- Oui, celui-ci est naturel. Sa cuvette préexistait. Mais tous les autres sont artificiels et ont été creusés, à la main, par nos ancêtres. Mais toujours en s’inspirant des proportions relevées ici. Ce plateau reste cependant le plus admirable car il est dédié au plaisir des yeux et des sens. Les autres jouent un rôle plus alimentaire. Ils sont dédiés aux cultures vivrières ou aux céréales.
- C’est, encore une fois, incroyable, conclus-je.
- Je pense que nous ne devrions pas nous attarder, reprit Azart, regardez, le ciel s’assombrit rapidement. Nous allons avoir de l’orage. Compte tenu de notre environnement, ceci est considéré comme une bénédiction du ciel. Vous êtes donc vraiment les bienvenus ! Aucun doute, une superbe récompense vous attendra demain à la première heure…
À peine notre ami eut-il finit sa phrase qu’un large éclair fendit le ciel et un sourd coup de tonnerre ébranla l’air, suivi d’un second puis de nombreux autres. Avant que les premières gouttes de pluie ne s’abattirent, les bâches furent déployées et le jardin protégé des intempéries.
À l’instant où nous allions quitter ce paradis, une jeune fille vint vers nous et s’adressa à Azart.
- Les étrangers sont invités à partager le diner de la Première Administratrice, lui dit-elle. Veuillez donc vous présenter à vingt heures précises dans le grand salon.
- Merci jeune fille, lui répondit le sergent. Remerciez la Première Administratrice et dites-lui que nous serons très honorés de partager son repas.
Puis, se tournant vers nous, il reprit :
- Nous avons juste le temps de passer dans vos appartements, où vous pourrez vous doucher et vous changer. Des tenues de réception doivent vous y attendre. Vous les enfilerez avant de vous présenter pour la soirée. L’étiquette est stricte chez nos dirigeantes, aussi faites bien attention à bien mettre ces tenues.
Nous le suivîmes dans différents couloirs et après cinq bonnes minutes de déambulation, il s’arrêta devant une première porte qu’il ouvrit :
- Télémaque, voici votre chambre, dit-il Harold vous aurez la suivante et Sour celle qui suit. Je vous laisse pour aller moi-même me préparer. Je repasse vous prendre d’ici une demi-heure.
- Parfait à tout à l’heure, lui répondis-je en pénétrant dans la pièce qui m’avait été attribuée.
Celle-ci, tout à fait spacieuse, disposait d’une fenêtre qui donnait sur une coursive et l’un des jardins cultivés. Malgré les bâches de protection, les éclairs illuminaient de façon quasiment continue les lieux et le grondement ininterrompu du tonnerre emplissait l’air.
Les murs étaient peints de couleur crème, à l’exception du côté opposé au lit qui présentait une fresque impressionnante de dunes sous un ciel étoilé. Un grand lit double à l’allure confortable occupait un des murs. Un joli bureau de bois agrémentait le local ainsi qu’une commode soigneusement ouvragée.
Sur le lit, un costume blanc avait été disposé en prévision de la réception du soir. À première vue, il était tout à fait à ma taille, ce qui m'amena à m'interroger sur la façon dont ils avaient déterminé mes mensurations.
À côté du bureau, une porte donnait sur une salle de bain parfaitement agencée. J’aurais pu me croire dans un cinq étoiles, ce qui flatta un peu mon orgueil.
Je me débarrassai donc rapidement de mes vêtements de voyage crasseux et sableux et appréciai la douceur de la douche, même si le débit de l’eau était réduit. Ce que je compris sans problème après ce que nous avait expliqué Azart.
Après cet instant de détente, je me séchai et enfilai la tenue qui m’avait été dévolue. Elle tombait parfaitement sans faire le moindre pli. Je vis qu’on avait aussi mis à ma disposition une paire de chaussures blanches, elles aussi, ainsi que, de façon plus surprenante, un calot de la même couleur. Je m’en coiffai donc en attendant que notre mentor vienne me chercher.
L’attente ne fut pas longue et je retrouvai rapidement mes trois compères tout aussi de blanc vêtus que moi. Il y avait dans cette tenue un petit quelque chose d’amusant mais aussi et surtout une grande solennité.
Avant de nous mettre en route, Azart nous redonna quelques consignes. Comme dans le village, il ne fallait pas croiser les bras. Il ne fallait pas non plus nous adresser les premiers à l’une ou l’autre des personnalités qui seraient présentes, même si, ici, il était admis de les regarder directement.
Après avoir reçu ces consignes, nous nous mîmes en route vers la salle de réception que nous atteignîmes en un peu moins de dix minutes.
Nous entrâmes dans la galerie où se tenait la soirée. Elle mesurait environ quatre-vingts mètres de long sur trente de large et était, encore une fois, magnifique. Trois des quatre murs étaient ornés de peintures de petites dimensions qui s’organisaient comme une gigantesque bande dessinée. Cela me fit penser à la chapelle des Scrovegni à Padoue, mais sur des dimensions de murs bien plus impressionnantes. Le quatrième pan était ouvert de nombreuses fenêtres qui donnaient directement sur la place principale par laquelle nous étions arrivés.
Le sol marbré reflétait partiellement le plafond à caissons de bois, eux-mêmes illustrés de scènes historiques.
Un petit groupe de musiciens jouait une musique douce qui disposait à la sérénité.
Les invités étaient déjà nombreux lorsque nous pénétrâmes dans la salle. Comme nous, ils étaient tous habillés de blanc de la tête aux pieds, à l’exception de quelques personnes, essentiellement des femmes, portant des tenues rouges ou bleues.
Nous devions être attendus car dès notre apparition, les convives s’écartèrent pour nous ouvrir une large allée vers le fond de la salle où nous attendait un groupe costumé de rouge. Azart nous engagea dans ce passage et s’arrêta quelques mètres avant d’atteindre les personnalités.
Une femme d’une bonne soixantaine d’année, à l’allure autoritaire, se tourna vers nous :
- Voici donc le sergent Tranpabe accompagné du Major Sour de Eilífuis et des deux voyageurs étrangers. Messieurs, soyez les bienvenus à Hiharkaitz.
- Merci madame la Première Administratrice, lui répondit Sour. À ce jour, nous n’avons qu’à nous louer de la qualité de la relation et de l’aide reçue de votre administration. Nous espérons que notre venue permettra de résoudre l’énigme des crimes commis chez moi comme en Opaterlupt.
- Très bien, Major, je vous le souhaite, dit-elle avant de se retourner vers ses collègues et reprendre sa conversation sans plus s’adresser à nous.
J’en fus surpris et m’en ouvris à Azart.
- C’est tout ? Votre gouvernante ne s’intéresse pas plus que cela à nous ? C’est à la fois curieux et un peu vexant.
- Non, rassure-toi me rétorqua-t-il. C’est déjà un très grand honneur qu’elle se soit adressée directement à vous. Il est rare qu’elle parle avec des étrangers, hommes de surcroit. Vous pouvez vraiment en être très fiers. Par ailleurs, elle est parfaitement renseignée et sait tout de vous et de votre mission. La meilleure preuve est la parfaite mensuration des vêtements qui ont été mise à votre disposition ce soir.
- Soit, alors si c’est ainsi que cela se passe ici, c’est parfait. Tu m’en vois ravi !
La soirée se passa tranquillement. Nous partageâmes un buffet somptueux aux plats d’une grande finesse et aux boissons suaves.
Cependant, un moment la musique s’interrompit pour reprendre après quelques minutes de silence. Je jetai alors discrètement un regard vers la Première Administratrice. Celle-ci semblait afférée et soucieuse. Je m’en inquiétai auprès de Sour et d’Aznar.
Ce dernier alla aux nouvelles et revint promptement, l’air inquiet. Il nous fit part de la nouvelle :
- Deux musiciennes originaires de Bçome auraient dû venir pour jouer ce soir. Or elles ne se sont pas présentées et nul n’a de leurs nouvelles…
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