5.1 - Le projet Utopia.

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Azart engagea le véhicule sur une piste qui menait vers les collines de l’est. La route montait rapidement et nous nous retrouvâmes sur un plateau qui descendait en pente douce vers le couchant.

Rapidement, nous entrâmes dans un paysage de savane paisible. La chaleur, moins intense qu’à Hiharkaitz, était tout à fait supportable. De loin en loin de grands arbres semblables à des flamboyants illuminaient le paysage tout en apportant une ombre salvatrice. À leurs pieds, une faune variée grouillait. Ici ou là, nous apercevions de modestes villages entourés de parcelles cultivées. Le contraste avec la ville que nous venions de quitter était saisissant.

  • Est-ce l’un de ces villages que nous allons visiter ? demandai-je à Azart.
  • Non, le site de Piauto, que nous atteindrons d’ici trois quarts d’heures, est tout à fait particulier et n’a rien à voir avec ces hameaux ruraux.
  • Tu nous as dit, tout à l’heure, qu’il s’agissait d’un projet. Qu’entendais-tu par-là ?
  • Il s’agit de la mise en œuvre d’une utopie, me répondit-il. Comme vous avez pu le constater, le matriarcat est très présent chez nous. Or notre nation est en fait une fédération de clans plus ou moins importants, mais aux coutumes disparates. Chez certaines d’entre elles, le patriarcat est la règle. Nous avons réussi à assembler ces différents peuples en un seul état et nous en sommes fiers.
  • Effectivement, vous le pouvez, cela témoigne d’une intelligence collective exceptionnelle.
  • Oui, mais nous avons conscience que nous ne sommes pas au bout de notre chemin et que pour sauvegarder notre unité, il nous faut aller plus loin. C’est l’origine du projet Utopia qui a été concrétisé à Piauto.
  • Mais concrètement de quoi s’agit-il ?
  • Les premiers concepteurs de ce projet ont voulu établir un régime politique dans lequel le genre d’une personne ne rentrait pas en compte dans le positionnement dans la société. Il n’était pas question de supprimer les différences entre les sexes, mais plutôt de les sublimer. Cela impliquait bien sûr d’éliminer les héritages du matriarcat et du patriarcat. Mais cela ne faisait pas une organisation politique en soi. Ils pensèrent donc à aller plus loin.
  • Je serais curieux de savoir comment ils y sont arrivés.
  • Justement, pour que l’un ou l’autre des genres ne puisse prendre l’ascendant, il a fallu éliminer les outils de cette domination potentielle, c’est-à-dire les postes de décision reposant sur une seule personne. Les décisions seraient donc arbitrées de manière collective.
  • Et cela a fonctionné ?
  • Véritablement. Au moins dans un premier temps. Car tant que le village n’a compté que quelques dizaines de volontaires, les processus d’arbitrage étaient simples. Mais dès que la population a augmenté, les palabres sont devenus interminables et les compromis impossibles à obtenir.
  • Donc le système s’est grippé.
  • Oui, mais une solution fédératrice est apparue. La population fut répartie en seize collèges de tailles similaires et déterminés par l’activité des personnes. Un comité de pilotage du projet fut mis en place regroupant soixante-quatre personnes tirées au sort : deux hommes et deux femmes dans chacun des groupements ainsi définis. Comme il ne fallait pas prendre le risque de l’immobilisme en cas d’égalité au moment des votes, un soixante-cinquième représentant fut établi, qui serait lui désigné par un tirage au sort intégral. Mais nos philosophes ont craint que ces gens finissent par s’isoler du peuple, aussi ont-ils établis des mandats de huit semaines, non renouvelables.
  • Mais cela veut dire que tous les trois mois, la totalité du groupe de décision est renouvelé. Comment font-ils pour garantir un minimum de continuité de leurs actions ?
  • Deux mesures ont été prises en ce sens. D’une part, les tirages au sort sont réalisés toutes les deux semaines. Ils ne concernent que deux élus de deux collèges. Ainsi il y a un roulement constant des élus et la stabilité est assurée. De plus, les élus ne prennent pleinement leurs fonctions que huit semaines après le tirage au sort. Ce sont ainsi 130 personnes qui participent aux décisions, mais seuls les soixante-cinq titulaires ont droit de vote. Les autres peuvent s’exprimer mais ne participent pas aux scrutins avant la fin de la période probatoire.
  • Mais comment les lois sont-elles établies ?
  • Les concepteurs de ce projet avaient des convictions fondamentalement anarchistes et ils avaient confiance en l’intelligence de l’homme. Aussi, ont-ils décidé de ne pas établir de cadre législatif lourd. Le fonctionnement de cette cité est davantage basé sur des principes que sur des lois. Le premier de ces principes veut qu'aucune action ne doit porter atteinte à l’intérêt général. Toute atteinte à un intérêt particulier doit pouvoir être justifiée par l’intérêt général, est le second.
  • Et qui contrôle que le système fonctionne correctement ?
  • C’est un collège de trois personnes désignées par l’administration centrale de l’Etat. De fait, elles ne sont pas tirées au sort. Elles peuvent s’autosaisir si elles remarquent un dysfonctionnement, ou être sollicitées par n’importe quel participant. Le rôle de ces trois juges est juste de déterminer s’il y a entorse aux principes du projet. Si c’est le cas, ils remontent l'incident au comité de pilotage qui, seul, a la charge de le traiter.
  • C’est absolument génial, mais cela nécessite que chacun ait une grande maîtrise de soi et un grand respect des autres.
  • C’est, en effet, indispensable. C’est pourquoi à ce stade les participants à cette expérience sont sélectionnés avec le plus grand soin. Peu importe leur statut social, ce qui compte c’est leur maturité sociétale et leur capacité à vivre en communauté. Mais vous verrez cela, par vous-même, sur place.

Je fus très impressionné par ce système politique tout à fait original. Il faisait réellement appel au discernement communautaire et je pensais qu’en aucun autre endroit il n’était si développé.

  • Voici Piauto, nous indiqua Azart, à la sortie d’un virage.

La ville s’étendait en contrebas de la colline en occupant les rives est et sud d’un grand lac. Elle s’organisait autour d’une esplanade centrale posée en bordure de l’eau. Deux curieux bâtiments coniques blancs de haute taille fermaient cette place au sud alors que les côtés est et ouest étaient chacun occupés par trois immeubles en formes de pyramides en escalier hautes de huit étages, blanches elles aussi. Le premier cercle de constructions était constitué de maisons carrées à deux niveaux, toutes de formes identiques mais de couleurs très diversifiées.

La seconde couronne de bâtiments était beaucoup plus disparate. Elle était constituée de bâtisses aux formes et aux couleurs diversifiées, mais toutes de taille réduite.

Le plan d’ensemble apparaissait cependant parfaitement géométrique. Sept boulevards, dessinés au cordeau, émanaient du centre pour desservir la périphérie. À intervalles réguliers, des avenues en demi-cercle les traversaient. Cette organisation urbaine me fit penser au plan du centre d’Amsterdam, mais ici, les voies remplaçaient les canaux pour séparer les pâtés de maison.

Nous laissâmes notre véhicule à l’entrée de la ville où nous attendait une autre voiture, plus légère, qui nous conduisit sur la place centrale. La ville était animée et je pus constater une diversité de population que je n’avais encore jamais vue depuis le début de mon périple.

Je m’en ouvris à Azart :

  • Il me semble qu’ici cohabite une grande variété de peuplement.
  • En effet, me répondit-il, chacune des cités de notre nation est représentée et comme tu as pu le voir, entre les peuples du littoral, de la forêt, du désert et de ce plateau, nous avons la chance d’avoir une population très variée. De plus, les autres nations, étant intéressées par l’expérience, nous envoient aussi régulièrement certains de leurs représentants.
  • C’est exact, confirma Sour. L’un de mes neveux est actuellement ici depuis huit mois. Nous le rencontrerons probablement.
  • Par contre, je ne vois pas d’enfants, remarquai-je.
  • Non, pour l’instant, il n’y en a pas ici. Une tentative a été faite, mais elle n’a pas été fructueuse car les enfants, souvent trop impatients et impulsifs, avaient tendance à perturber le bon fonctionnement de la cité. Il est envisagé de créer un autre site qui serait peuplé de familles. Donc les seuls enfants que vous pourriez croiser sont des bébés nés ici, mais ils devront quitter le projet, avec leurs parents, avant leurs deux ans.

Notre véhicule ayant emprunté l’un des grands axes radiants, nous arrivâmes rapidement sur le forum central. Le conducteur s’arrêta devant l’un des deux bâtiments coniques où une petite délégation d’une douzaine de personnes nous attendait.

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