5.3 - Réflexion stratégique.
Ainsi donc, nous avions devant nous un garçon que tout désignait pour être une cible des tueurs de Bçome. Sour et moi en étions parfaitement conscients.
- Penses-tu qu’il faut qu’on le prévienne qu’il est en danger ? questionnai-je mon ami.
- Je pense que ce serait plus prudent, me répondit-il. Il faut aussi avertir mon neveu qui est son ami et qui pourra nous servir de relais auprès de lui.
- Et le reste de la cité, faut-il le mettre au courant ?
- Je ne suis pas sûr. Je ne pense pas que le doyen ait une quelconque autorité, autre que celle d’accueillir les visiteurs, comme il nous l’a d’ailleurs dit lui-même. Mais nous sommes ici sous l’autorité d’Exéziad. Il faut donc forcément les associer.
- Voyons ce qu’en pense Azart, proposai-je.
- Oui, C’est effectivement le mieux à faire, conclut le major.
Entre temps, Niesl s’étant rendu compte que quelque chose n’allait pas, s’en était enquis auprès de son oncle, par télépathie. Celui-ci lui répondit qu’il fallait absolument que Drageon et lui ne nous quittent pas d’une semelle durant les prochaines minutes et que, dès que ce serait possible, il nous faudrait avoir un entretien avec eux, à l'abri des regards.
Entre temps, j’entamai un échange avec le jeune Bçomien :
- Depuis quand avez-vous quitté votre pays ?
- Cela va faire bientôt un an et demi. Je faisais partie d’un groupe d’étudiants qui contestait la politique absurde de notre leader. Au début, on nous a laissé faire en nous pensant inoffensifs, mais comme notre mouvement s’étendait, la répression s’est abattue sur nous : d’abord des menaces verbales, puis des agressions et un jour nous avons retrouvé l’un des nôtres mort. Il avait visiblement été torturé mais les assassins ne se sont pas contentés de l’exécuter, ils lui ont broyé la face. C’était affreux, compléta-t-il bouleversé.
Ainsi il n’y avait plus de doute sur l’origine et les motifs des crimes commis depuis Eilifuis. Ils étaient destinés à faire taire toute opposition à la dictature à l’extérieur de Bçome.
- Et comment es-tu sorti de ton pays ? relançai-je.
- Dès la découverte du corps de notre ami, nous nous sommes tous cachés avant de décider de la marche à suivre. Au début, je voulais rester sur place pour continuer la lutte. Mais la plupart de nos amis ont préféré fuir à l’étranger. Nous nous sommes donc retrouvés une poignée à vouloir résister. Mais une nouvelle tentative d’enlèvement nous a définitivement convaincu de partir, d’autant que d’autres groupes similaires au nôtre venaient d’être décimés. Nous avions appris que les garçons étaient torturés et assassinés alors que les filles étaient réduites au pire des esclavages chez des caciques de la clique au pouvoir.
Cette indication me fit penser aux deux jeunes femmes qui avaient été enlevées à Hiharkaitz juste avant notre arrivée. J’en acquis le sentiment qu’elles devaient encore être en vie, mais qu’il était urgent de les retrouver.
J’échangeais ces informations avec Sour. Il m’informa que nous allions passer devant le logement de son neveu et que nous nous y arrêterons pour échanger avec lui et Drageon. Je me rapprochai alors de Télémaque pour lui demander de distraire notre guide le temps de notre échange.
L’habitation que partageaient les deux jeunes gens avait la forme de deux livres, couleur cuir, accolés verticalement, chaque tome correspondant à un logement. Niels y pénétra par la porte de droite. Nous nous retrouvâmes donc à cinq à l'intérieur, avec Azart.
En tant que patron de l’enquête et oncle de Niesl, Sour s’exprima le premier :
- Drageon, nous avons toutes les raisons de penser que tu es en grave danger. Plusieurs équipes de tueurs ont été envoyés par le pouvoir Bçomien pour éliminer les opposants en exil. Nous savons qu’ils ont déjà tué trois d’entre eux et kidnappé au moins deux jeunes filles à Hiharkaitz.
- Connaissez-vous le nom de ces jeunes filles ? demanda-t-il d’une voix blanche.
- Non, nous ne les connaissons pas, mais ce sont deux jeunes musiciennes, dis-je.
- Je crains de les connaître, nous répondit-il. Pouvez-vous me communiquer leurs noms dès que vous les aurez.
- Je vais me renseigner, intervint Azart. Je reviendrai vers toi aussitôt.
- Dans l’immédiat, il s’agit d’assurer ta protection, dis-je. Dans un premier temps, il faut que tu restes en permanence avec Niesl. Ne le quitte pas d'une semelle et nous même, nous ne serons pas loin.
Je me tournai alors vers Azart :
- Nous sommes actuellement cinq au courant de la situation. Faut-il informer le comité de pilotage du projet, au risque que la nouvelle se répande et que le ou les agresseurs potentiels en soient informés, ou ne rien dire et gérer le problème par nous-même, sachant que nous ne pourrons rester ici bien longtemps ?
Après un petit temps de réflexion, le sergent nous répondit :
- Je ne pense effectivement pas souhaitable que cette information circule, d’une part, elle pourrait arriver à des oreilles malintentionnées, d’autre part, elle pourrait perturber le fonctionnement de la cité. Cependant, il existe à quelques kilomètres d’ici un petit détachement chargé d’assurer la sécurité du projet. Je vais m’y rendre durant le déjeuner et avertir la commissaire Esteldu. Nous verrons ensemble les mesures à prendre. Allez déjeuner, je vous aurai rejoints avant la fin du repas.
- Parfait, dit Sour. Restons ensemble jusqu’au retour de Azart, nous aviserons après. Mais ne faisons pas attendre davantage le doyen. Il pourrait se poser des questions.
- D’ici à ce que tu sois revenu, nous devons assurer la protection de Drageon à quatre, fis-je remarquer. Cela ne devrait pas poser de problème sur une courte période, mais, à terme, ce n’est pas une solution suffisante.
- Ne t’inquiète pas, répondit Azart, je ne serai pas parti longtemps.
Nous retrouvâmes Télémaque et notre hôte en grande conversation et une réelle complicité sembla s’être créé entre eux. Ils déblatéraient abondamment sur la création de ces maisons tout à fait extraordinaires et même parfois totalement loufoques.
C’était notamment le cas de celle que nous avions en face de nous, qui représentait une tête de singe avec des murs couverts de mousse brune.
- Le doyen m’expliquait que chacun avait la possibilité de dessiner son logement, à condition d’en chiffrer les matériaux nécessaires à la construction et à l’usage, nous dit Télémaque. Les seules contraintes étant de respecter l’agencement de deux habitats comprenant salon, cuisine, chambre, bureau, salle de bain sur moins de quatre-vingts mètres carrés, mais aussi de réunir une équipe complète pour son édification. Le projet est ensuite soumis au comité de pilotage qui décide ou non de sa construction. C’est ce qui explique la diversité.
- Wow, génial, ne pus-je m’empêcher de lâcher. Excusez-nous de vous avoir fait attendre, mais Niesl avait beaucoup de choses à partager avec son oncle.
- Pas de problème, répondit le doyen, allons-y.
Nous arrivâmes rapidement devant l’hôtellerie qui était l’un des quatre bâtiments pyramidaux du forum. Elle était, en fait, constituée d’une dizaine d’établissements aux spécialités disparates. De grandes terrasses ombragées offraient de multiples lieux où s’installer et nous trouvâmes rapidement une table pour six.
- Comment sont organisés les repas ? demandai-je à l’ancien.
- Les résidents ont le choix. S’ils le souhaitent ils peuvent manger chez eux à partir de produits qui leur sont fournis par la collectivité. À domicile, ils peuvent manger seuls, ou jusqu’à quatre personnes. Mais ils peuvent aussi préparer un repas et venir le partager ici. Sinon, comme vous le voyez, un grand choix de restauration leur est proposé. L’essentiel des ingrédients est produit ici ou aux alentours. Nous sommes quasiment en auto-suffisance.
- Mais comment paient-ils ?
- L’argent n’a pas court ici. Il n’est cependant pas question que quelqu’un en abuse. Aussi chacun dispose d’un quota de points, renouvelé tous les mois, qu’il peut librement dépenser. Si pour une occasion particulière, il veut faire un extra, cela ne pose pas de problème, il peut même inviter des collègues. Il devra cependant compenser avant ou après.
Les plats qui nous furent proposés étaient excellents, le déjeuner se déroula tranquillement dans la bonne humeur. En fin de repas, le doyen nous pria de l’excuser car il avait pris l’habitude de faire la sieste et nous proposa de nous retrouver trois quarts d’heure plus tard au même endroit. Avant de nous quitter, il nous conseilla une promenade digestive au bord de lac.
Ce retrait provisoire arriva à point, puisque Azart nous rejoignit quelques minutes plus tard.
- Nous allons avoir le renfort d’une quinzaine d’agents, dit-il visiblement soulagé. Ils arrivent juste derrière moi. J’ai pu m’entretenir avec la commissaire Esteldu. Elle pense aussi que le commando va vouloir tenter quelque chose contre Drageon car son admission dans le projet avait été alors pas mal commentée. D’autre part, comme la découverte de la dernière victime a été rendu publique, les malfaiteurs savent qu’ils ont peu de temps pour agir.
- Ils n’agiront pas si je suis trop protégé, l’interrompit Drageon, lui-même. Or si nous voulons les mettre hors d’état de nuire, il faut que je m’expose. J’y suis prêt.
Je ne pus m’empêcher d’admirer le calme et la résolution de ce garçon. Il ne m’étonnait pas qu’il ait été le leader d’un groupe d’opposition à l’oppression.
- C’est effectivement ce que je te propose de faire, lui répondit le sergent.
- Je suis prêt à l’accompagner, intervint Niesl, devrais-je y risquer ma vie.
- Nous ferons en sorte que tu ne risques rien, lui répondit son oncle. Avec le support de l’escouade de sécurité, nous les empêcherons d’agir.
- Les voici, nous informa Azart. Ne les regardez pas trop attentivement, cela pourrait attirer l’attention.
Je vis effectivement un groupe mixte passer près de nous et aller s’assoir un peu plus loin. Ils étaient habillés de même façon que les habitants de la cité et rien ne permettait de les distinguer des autres stagiaires. Ils portaient cependant de petits sacs à dos ou de petites sacoches, mais comme ceux-ci n’étaient pas différents de ceux que l’on pouvait voir par ailleurs, ils se fondaient dans la foule.
Sour reprit la parole en s’adressant à Drageon et Niesl :
- Je vous propose de ne rien changer au programme que vous envisagiez. Mais n’hésitez pas à vous éloigner des lieux les plus fréquentés et à vous isoler afin de donner aux malfrats l’occasion de tenter un mauvais coup. Mais ne vous inquiétez pas, nous serons une quinzaine autour de vous et nous les neutraliserons à temps.
- Mon oncle, j’ai totalement confiance en vous, répondit Niesl. J’avoue que si je ne vous savais pas à proximité mon niveau d’anxiété serait bien plus élevé.
- Cette stratégie me semble en effet la meilleure pour arrêter ces vermines, reprit Drageon. Je suis donc sûr qu’avec vous notre sécurité sera assurée. Je suis donc prêt.
- Quel était votre programme pour l’après-midi ?
- Nous devions allez aux champs jusque dix-sept heures puis nous rendre au Sénat pour assister aux débats du jour.
Avant de nous séparer, je demandai à Azart, s'il fallait informer le comité de pilotage.
- Non, me répondit-il, la commissaire Esteldu nous demande de garder l'information secrète jusqu'à ce soir. S'il devait arriver quelque chose, elle accourrait immédiatement. Cependant, n'ayant aucune nouvelle du trio que vous poursuivez, elle vous demande de rester sur place pour la nuit. En fonction des événements, nous aviserons demain de la communication que nous ferons au comité de pilotage.
- Très bien, pas de problème pour nous, confirmai-je.
- Je vais faire informer le doyen que nous passerons l'après-midi avec Niesl et Drageon et que nous resterons pour la nuit.
- Parfait. Alors, allons-y conclut, Sour.
Les deux garçons partirent donc vers les plantations de l’est. Ils ne laissaient voir aucun stress et nul n’aurait pu, en les voyant, penser qu’ils risquaient leurs vies.
Nous nous levâmes peu après et Azart alla à la rencontre d’un des membres de l’escouade de sécurité, échangea rapidement avec lui et nous rejoignit aussitôt. Nous nous mîmes dans les pas des deux jeunes.
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