5.5 - Débats interrompus.

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  • Bonjour à tous, déclara le magistrat. L’ordre du jour de cette séance est assez restreint. Nous commencerons par les mouvements de population et l'accueil des nouveaux stagiaires, puis nous examinerons en premier niveau la demande de construction d’une nouvelle maison et en second niveau, nous débattrons de l’opportunité de faire passer la taille de notre cité de dix-huit mille à vingt-deux mille personnes.

À cet énoncé un murmure se répandit dans la salle, annonçant que le traitement de ce dernier sujet allait être sensible. Mais ce bruissement s’interrompit, laissant au juge la possibilité de continuer ses annonces.

  • Cette semaine, neufs membres nous ont quitté. Huit d’entre eux étaient arrivés en fin de contrat. Malheureusement, le neuvième, que bon nombre d’entre vous connaissaient s’est éteint d’un arrêt cardiaque en plein travail. Je vous demande donc de vous lever et de lui accorder un instant mémorial.

Chacun se leva dans un silence absolu et se rassit une vingtaine de secondes plus tard, sans faire plus de bruit.

Le juge reprit :

  • Comme prévu, nous accueillons ce jour huit nouveaux stagiaires qui vont se présenter à vous.

Trois hommes et cinq femmes accédèrent au cercle central et chacun leur tour déclina ses noms et prénoms, âge, lieu d’origine, niveau d’étude ainsi qu’un rapide curriculum vitae et un discours de motivation de moins d’une minute trente. Les trois jeunes qui étaient arrivés avec nous : Askta la pharmacienne, Berdan le médecin ainsi que Anaitu l’agronome faisaient évidemment partie du groupe.

  • Le juge a parlé de débats de premier et de deuxième niveau. En quoi diffèrent-ils ? demandai-je discrètement à mon voisin qui m’avait détaillé les huit fauteuils.
  • Les discussions de premier degré nécessitent en général peu d’échanges, me répondit-il. Seuls les membres du comité de pilotage peuvent s’y exprimer, alors que les instances de niveau deux entrainent souvent de longs échanges animés durant lesquels, de manière canalisée, chacun peut faire valoir ses idées. Ils sont parfois très chauds. Vous le constaterez par vous-même tout à l’heure .

À cet instant, ce fut le tour d’Anaitu de se présenter. Télémaque s'impatienta :

  • Par la barbe de Zeus, allez-vous enfin vous taire ? nous tança-t-il. On n’entend rien avec vos bavardages !

Comme nous chuchotions sans que nos voisins puisse nous entendre, cette soudaine répartie de notre ami nous fit sourire. Azart et moi pouffâmes en le voyant dans cet état, ce qui nous valut, à chacun, un regard noir.

Dès que l’agronome se tût, notre camarade applaudit à tout rompre. Mais constatant qu’il était le seul à s’enthousiasmer ainsi et que de multiples visages s’étaient tournés vers lui. Il s’interrompit et s’enfonçât dans son siège.

Les présentations terminées, le second juge s’exprima à son tour.

  • Mesdames et messieurs, membres du comité de pilotage, représentant de la population de Piauto, avez-vous des doutes sur l’un ou l’autre des candidats ou souhaitez-vous leur poser des questions ?

Personne ne demandant à prendre la parole, le juge poursuivit.

  • Nous considérons donc que rien ne s’oppose à l’admission parmi nous de ces huit postulants.

Se tournant vers les impétrants, il poursuivit :

  • Nous sommes donc maintenant heureux de vous accueillir comme membres à part entière du projet Utopia.

Cette annonce déclencha un tonnerre d’applaudissements.

Je profitais de ce mouvement pour tenter de détecter un individu qui ne participerait pas à l’engouement collectif, ou encore le personnage au chandail bleu clair et au short beige. Mais je ne pus rien discerner.

Le premier juge revint pour présenter le second point à l’ordre du jour

  • Notre collègue ici présent souhaite vous soumettre son projet pour l’édification d’une nouvelle maison. Je vous demande donc de l’écouter attentivement.

Un trentenaire à l’air maladroit s’avança.

Il commença par se présenter, il venait de Livanttea et avait rejoint le projet il y a un peu plus d’un an. Il semblait assez connu de l’auditoire.

Mon voisin nous précisa :

  • C’est Ludvic, il présente un projet chaque mois depuis qu’il est arrivé ici. Tous plus farfelus les uns que les autres, ils ont tous été rejetés, mais cela ne l’empêche pas de recommencer.

Cette fois, le bâtiment proposé avait la forme d’un cerveau avec deux hémisphères très arrondis comprenant chacun trois lobes. Ludvic avait nommé son projet « au cœur de l’intelligence ». À écouter sa description, cette structure devait influencer le cortex des occupants et améliorer leurs capacités intellectuelles. L’esquisse soumise au jury présentait cependant quelques défauts. Les fenêtres épousaient les sillons cérébraux et de ce fait leurs formes ne ressemblaient à rien. Les plans de l’intérieur respectaient les consignes générales avec deux étages, mais compte tenu de la forme ovale des murs, les pièces paraissaient impossibles à meubler. Prévue en bois, la construction nécessitait de contraindre les matériaux dans des formes grotesques ce qui aurait nécessité beaucoup de matière première et de longs mois de préparation. De plus aucune équipe ne s’était engagée à soutenir l’entreprise.

Le second magistrat, sans émettre le moindre jugement remercia le concepteur et passa aux votes.

Sans surprise, le dossier fut rejeté et Ludvic renvoyé à ses planches à dessins.

  • Heureusement, c’est un dessinateur de génie, reprit notre voisin. Il est aussi doué pour les croquis techniques que pour les planches de dessins. Sinon, il y a longtemps qu’il aurait été renvoyé dans ses foyers.

Le premier des magistrats reprit la parole.

  • Il est temps pour nous de passer au débat de niveau deux. Comme vous le savez, il nous fait statuer sur l’augmentation la capacité d’accueil de notre cité de dix-huit mille à vingt-deux mille personnes. C’est la troisième fois que nous abordons ce sujet et je vous remercie tous de faire en sorte que nous puissions aboutir rapidement à une décision.

Une nouvelle fois, notre voisin nous apporta quelques explications.

  • Pour que la décision soit prise, il faut que trois quarts des voies s’expriment dans un même sens. Tant que ce quota n’est pas atteint, les discussions continuent. Au début la majorité était opposée à l’extension, mais il a manqué quelques suffrages pour que le non l’emporte. Au fil des échanges, les positions évoluent et la dernière fois, il a manqué trois « oui » pour emporter la décision. Chacun espère que cette fois sera la bonne.

Le juge ayant lancé les débats, un premier membre du comité de projet s’exprima pour s’opposer à la proposition, invoquant les problèmes de distribution et de traitement de l’eau.

Le second lui répondit de façon étayée et sembla avoir l’assentiment du public. Il fit ensuite valoir la plus-value économique du projet.

J’observai qu’au fil des échanges, les auditeurs pouvaient écrire sur de petites fiches trouvées sur leur siège et les transmettre à leurs représentants, via les huissiers répartis dans le second anneau. Ces notes étaient consultées par les membres du comité de pilotage et enrichissaient leurs argumentaires. Ainsi, comme me l’avait dit Azar, chacun pouvait faire valoir ses idées.

Je remarquai aussi que le plateau central s’était mis à tourner. Ainsi les juges faisaient alternativement face à tous les participants.

  • Cette rotation, m’informa Azart, empêche que dans l’hémicycle, on puisse parler de droite ou de gauche politique, puisque la position des médiateurs change tout le temps.
  • Très ingénieux, lui répondis-je. Nous devrions faire cela chez nous aussi. Mais il faudrait revoir l’architecture des deux hémicycles.

Un troisième orateur avait commencé à s’exprimer lorsque subitement des cris angoissés se firent entendre et une épaisse fumée brune pénétra dans la salle par trois accès : Nord, Est et Sud.

La panique se déclencha immédiatement. Moi qui avais cru que cette population était à l’abri de ce genre de comportement, je fus profondément choqué par ce que j’avais sous les yeux.

Les gens, criants, se bousculaient violemment pour accéder aux issues non enfumées. Des gens furent jetés à terre et piétinés, d’autres se battaient à coup de poings et de savates. La situation devint incontrôlable d’autant que la fumée s’épaissit rapidement. Je pouvais à peine distinguer nos deux protégés à quelques mètres.

Entrainés par la bousculade, nous fûmes littéralement éjectés de la salle, toussant et éructant, les yeux en pleurs. L'air plus frais de la coursive nous permis enfin de respirer et, peu à peu, de reprendre nos esprits

La visibilité s’améliorant, nous recherchâmes nos deux amis qui, il y a à peine deux ou trois minutes, étaient près de nous. Notre reconnaissance resta vaine.

Niesl et Drageon avaient disparu !

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