2.1* - Les trois immortels

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Légèrement surpris de ma position, je me relevai et observai autour de moi. Nous étions dans un paysage de glace et de neige. Le froid commençait déjà à m’engourdir.

Me tournant vers mon compagnon d'aventure, je le vis se libérer d’un sac à dos que je n'avais pas remarqué lors de notre départ. Mais sans doute étais-je trop concentré sur notre voyage pour y porter attention. L'ayant récupéré, il l’ouvrit et en sortit une chemise épaisse, un collant et des chausses fourrées, qu’il me tendit.

  • Tiens, mets cette camisole et ces bas, sous ta tunique. Ils te permettront de supporter le froid, me conseilla-t-il.
  • J’espère qu’ils tiennent vraiment chaud, m'inquiétai-je, sinon nous allons geler sur place. Mais toi, tu n’en as pas ?
  • Non, ne te soucies pas pour moi, j’en ai vu d’autres, je suis résistant.

Je pris les vêtements et m’en couvris après avoir retiré rapidement ma tunique. Je ressentis immédiatement leur effet réchauffant. J’en fis part à mon compère.

  • Wow, les effets de ces vêtements sont incroyables, je n’ai plus du tout froid. Mais d’où les sors-tu ?
  • Endiku t’avait prévenu que tu n’avais rien à craindre et que je serai là en cas de besoin. En voici la première preuve. Ceci dit, cette petite séance d’habillage m’a permis de voir que tu étais plutôt bien bâti, rajouta-t-il avec un petit clin d’œil ironique.

Décidement, les allusions de Télémaque me surprenaient. Je le trouvai un peu trop entreprenant, mais décidai de ne pas m’attarder et repris mon observation du paysage. Je réalisai que nous étions au bord d’un large fleuve gelé qui fendait une vaste plaine. L’épaisse couche de neige empêchait d’en déceler les reliefs et lui donnait une apparence désertique. Au loin apparaissait une impressionnante chaîne de montagnes très découpée. Le blanc était l’unique couleur de ce panorama, seules quelques ombres permettaient d'en distinguer les contours, et aucun bruit ne venait bousculer le prodigieux silence qui nous entourait.

Ce paysage ne ressemblait pas à l’illustration du mont Ararat que je contemplais dans le laboratoire juste avant de partir. J’en fus un peu déçu, mais pensais avoir, peut-être, la chance de découvrir des terres encore inviolées.

  • Télémaque, sais-tu où nous nous trouvons ? l’interrogeai-je.
  • Ma foi, je n’en ai aucune idée. Il va falloir le découvrir et rapidement car le soleil n’est pas très haut et j’ai l’impression qu’il pourrait se coucher rapidement.

Nous avisâmes alors un sentier qui se détachait du paysage immaculé par des traces de patins et des empreintes de pas. Il semblait se diriger vers l'ouest. Des yeux, nous suivîmes son tracé et il nous sembla apercevoir un village à quelques lieues vers le couchant.

Nous rejoignîmes le sentier et nous mîmes en route, en espérant qu’il nous mènerait au hameau.

Ne voyant personne autour de nous, je profitais de notre isolement pour questionner mon compagnon tout en marchant.

  • Quel âge as-tu, Télémaque ?
  • Tu veux savoir mon âge, quelle curieuse idée ! Que veux-tu que je te dise ? Que j’ai plus de trois mille cinq cents ans, ou que j’en ai vingt-cinq ? Les deux hypothèses sont exactes. Je suis à la fois très vieux, si je prends en compte ma naissance, mais encore bien jeune, si je me fie à mon corps et à mon esprit. À toi de voir.

Ainsi donc, mon premier sentiment était exact. Ce corps de jeune homme cachait un très ancien bonhomme. Décidemment, il était dit que je ne comprendrai jamais ce que je vivais. Je prolongeai mon interrogatoire :

  • De ce que tu viens de me dire, tu sembles venir directement de la Grèce Antique. Mais Télémaque, n’est-ce pas le fils d’Ulysse ?
  • C’est bien le fils de ce grand héros, mais ce n’est pas moi, malheureusement. Ce n’était qu’un de mes cousins mais aussi un grand ami. Je lui ressemblais fortement et étant presque toujours ensemble, on nous confondait souvent. Aussi lorsque Ulysse a été tué par Télégonos, son bâtard, c’est moi qui ai été enlevé avec Pénélope chez Circé. Et c’est aussi moi, et non pas mon cousin que la magicienne a rendu immortel. Ainsi je suis à tes côtés aujourd’hui.

Avais-je d’autre choix que de le croire ? Et de toute façon que son histoire soit vraie ou pas, qu’est-ce que cela changerait ?

  • Et Hydna et Enkidu, qui sont-ils ?
  • Contrairement à ce que tu pourrais penser, Hydna est la plus jeune d’entre nous. Elle doit avoir environ deux mille cinq cents ans. Elle a sauvé la Grèce d’une invasion Perse en allant couper les ancres de la flotte de Xerxès juste avant une terrible tempête. Mes compatriotes lui ont dédié une statue à Delphes de son vivant mais elle était déjà bien vieille et percluse de rhumatismes. Athéna elle-même jugeant cette récompense insuffisante l’a rendue éternelle.
  • Et Enkidu, alors ?
  • Je suis un gamin comparé à lui. Il doit aligner plus de quatre mille ans au compteur. C’est vraiment un ancêtre, me dit-il avec un clin d’œil moqueur. Il prétend avoir été créé par les Dieux, un peu prétentieux le bonhomme… Alors qu’au départ, il devait zigouiller Gilgamesh, en fait ils sont devenus comme cul et chemise. Et crois-moi, des culs et des chemises j’en ai vus ! Et tu sais ce qu’il lui est arrivé à Endiku ?

N’ayant aucune idée, je répondis de la façon la plus logique, mais peut-on parler de logique ici, qui soit :

  • Il est devenu immortel ?
  • Alors ça tu ne t'es pas creusé la bourichon pour trouver cette réponse. T'as raison mais ça c’est banal chez nous. Et ben non … Il est mort ! Refroidi le mec, et sur son lit, en plus, de maladie comme le dernier des péquins.
  • Il est mort ou éternel ? ne pus-je m’empêcher.
  • Les deux mon colonel. D’abord mort, et comme le Gilgamesh il avait besoin de lui, il l’a ressuscité et en prime il l’a rendu immortel ! Pas plus compliqué que cela !

En fait de simplicité, j’avais déjà vu mieux. Mais encore une fois, vu la situation, pourquoi ne pas le croire ?

  • Et comment vous êtes-vous connus ?
  • L’immortalité c’est parfois un peu long … En plus, dans ce monde, les gens ne sont pas fiables. Vous faites à peine leur connaissance que dans les quatre-vingts ans qui suivent, ils vous lâchent. Bref, ce n’est pas drôle tous les jours. Alors quand vous rencontrez quelqu’un qui souffre de la même pathologie, vous vous rapprochez…

Une maladie incurable, l’immortalité ? Je ne l’avais envisagé ainsi. Mais je pouvais comprendre. Combien de gens ont-ils côtoyés et vu mourir ? Combien d’amours brisés ? Combien de calamité et de détresse ? Je songeais qu’il fallait avoir le cœur solide pour supporter tout cela.

  • Mais dis-moi, Télémaque as-tu déjà été amoureux ?
  • J’ai connu le Grand Amour avec Polycaste, la fille de Nestor. Eros nous a transpercés le cœur d’une flèche incandescente. Mais la jalousie de Cassandre a été trop puissante et celle-ci lui a tranché la gorge le jour où elle a découvert l’amour profond qui nous unissait. Dix huit jours, voilà ce qu’a duré notre amour, mais à eux seuls, ils pèsent plus que n’importe quel autre milliers de journées du reste de ma vie.
  • Et, en trois mille cinq cents ans tu n’as pas connu d’autres amours ?
  • Pas vraiment. Le flèche d’Eros m'avait pénétré de façon trop profonde, elle a laissé dans mon cœur un trou béant qui ne se refermera jamais. Aucune femme ne pourra le combler. J’ai donc renoncé à le leur demander. Mais il me reste l’autre moitié du monde pour me consoler, conclut-il avec un sourire gourmand.

Eh bien, pensai-je me voilà prévenu ! Ne voulant pas trop m’attarder sur ce sujet, je repris mes questions.

  • Pourquoi avoir créé cette agence de voyage si particulière ?
  • Vois-tu, nous sommes immortels, mais nous n’avons pas la capacité de permettre à d’autres de le devenir, du moins physiquement. Alors, nous avons souhaité qu’ils y accèdent par d’autres moyens, la littérature en est un, comme toute forme d’art d’ailleurs. Donc en incitant certains humains à écrire, nous leurs offrons la postérité.
  • Ainsi donc, tu prétends qu’à l’issue de ce voyage, je laisserai un témoignage indélébile de mon existence.
  • Exactement. Tu as tout compris.

Quelque part, je fus flatté de cette perspective, mais j’avoue que je n’y croyais pas vraiment et je ne voyais pas pourquoi cette opportunité m’était offerte.

Durant ces échanges, nous couvrîmes une distance conséquente dans ce désert de glace, mais le hameau semblait encore bien loin.

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