Les exilés - 1
Le vent vif couchait les herbes et les roseaux, faisait ployer les faîtes des arbres. Solange passa la main dans les boucles serrées de ses cheveux pour mieux laisser le flux d’air les traverser. Elle aimait cette sensation – le vent vif qui venait apaiser les baisers brûlants du soleil. L’endroit lui rappelait celui où avait découvert Blanche. Comme là-bas, un chemin en pente douce menait à une zone peu profonde de la rivière, où pendaient des branches de saule perpétuellement emportées par le courant. En ce début d’été le flot était encore rapide et abondant, mais tendait à s’amoindrir ; tandis que cette fois-là, en février, c’était presque un torrent, chargé de toutes les eaux de la fonte des neiges. L’eau y était si froide… comment Blanche avait-elle pu y demeurer si longtemps ?
Elle trouva bientôt sa zone favorite pour se rincer le visage ou jouer avec le flux limpide. Elle releva sa chevelure fournie pour se pencher et s’observa un moment dans le reflet clair. Son teint était foncé, bien plus mat que celui de Blanche : l’union de leurs peaux formait un doux contraste. Comme elles étaient différentes, si évidemment éloignées de culture et de caste, et pourtant elles s’étaient reconnues. Sa Blanche, sa chère Blanche dormait encore, elle le savait : bientôt elle s’élancerait de nouveau vers la maison pour la voir s’éveiller, comme cette fois-là où Blanche avait enfin ouvert les yeux…
Solange, pour l’heure, ferma les siens et bascula la tête pour l’immerger. Le flux fuyant entraîna aussitôt ses cheveux comme de longues algues noires. Elle se les lava consciencieusement, les imbibant d’un savon très gras et qui moussait beaucoup pour démêler les nœuds. Elle avait conscience de la beauté de ses cheveux – d’un noir luisant où venait s’accrocher le soleil. Blanche aimait les admirer et les caresser, et rien que pour cela Solange en prenait grand soin. Quand elle les eut lavés à satisfaction, elle les essora et les secoua comme un jeune chien, projetant des milliers de diamants liquides autour d’elle.
***
Femme prendrez, fille à un Rei,
E si vus partirez de mei :
Sovent l’oi dire è bien le sai ;
E jeo lasse que devendrai !
Pur vus m’estuet auques la mort
Car jeo ne sai autre cunfort.
La voix légère de Solange s’élevait, tandis qu’elle ponctuait sa mélodie sur son tambourin. Devant elle, Fiona et Julien, les comédiens, mimaient le récit qu’elle chantait, dansaient parfois, faisaient des cabrioles aux instants comiques. Ils portaient tous trois des vêtements aux couleurs vives ; ce qui faisait merveille particulièrement sur la peau brune de Solange, qu’on appelait la Sarrasine, quoiqu’elle fût née au royaume de France comme ses parents avant elle. Mais une de ses aïeules était mahométane, ramenée de Terre Sainte par un Croisé ; de gré ou de force, c’est ce que Solange ignorait. La légende la disait fort belle, et Solange était réputée pour en avoir gardé le charme. L’on disait en la voyant que le sang maure devait être vif, pour s’affirmer encore si puissamment après tant de mélange avec celui des Francs ; ce mot n’était pas toujours bienveillant.
Petit à petit, les enfants du village, puis leurs parents, puis tous les villageois, attirés par la musique, s’étaient amassées autour des ménestrels, non sans chuchotis, rires et exclamations. Quelques dizaines de personnes à présent les regardaient, applaudissaient et riaient en rythme. Blanche était assise sur une souche ; elle ne battait pas des mains avec les autres, mais un sourire joyeux faisait rayonner son visage. Solange sentait la musique, l’atmosphère, l’amour, couler comme du miel dans sa poitrine. Elle était heureuse d’être revenue ici, dans ce village d’Aiguefouine où la petite troupe gardait beaucoup d’amis. Tout en chantant et en tapant son tambourin, ses yeux parcouraient la foule et reconnaissait des visages familiers. Quand le spectacle prendrait fin, lorsque le charme serait rompu, elle pourrait enfin les saluer comme il se doit.
Elle acheva par une chanson de son cru, dont elle savait qu’elle ferait rire ses auditeurs, car elle relatait leur aventure la première fois qu’ils étaient arrivés à Aiguefouine. C’était il y a quelques années de cela : la petite troupe de bateleurs se rendait dans la ville voisine où une foire se tenait, lorsqu’un orage les surprit sur la route. Ils frappèrent alors à la porte d’une habitation un peu à l’écart du village, et une forte paysanne leur avait ouvert : c’était Marthe. Elle assura à ses visiteurs qu’elle leur fournirait gîte et pain, à condition qu’ils restassent au lendemain égayer les noces de sa filleule ; ce que les jongleurs avaient accepté avec joie. Leur succès fut si grand pendant les épousailles, que ce fut toute une semaine que les jongleurs passèrent à ce village, ce qui leur fit manquer une bonne partie de la foire ; mais ils n’y perdirent guère au change, car si les villageois disposaient de peu de monnaies, ils les payèrent bien en repas et en cadeaux. Aussi prirent-ils la tradition d’y passer tous les ans, juste avant la foire ; les villageois chaque fois les attendaient, et de solides amitiés s’y nouaient.
– Mathurin !
– Solange, tourterelle, voilà bien longtemps que je ne t’ai point vue en ces contrées !
– Ah, Mathurin, cela m’a bien manqué de ne pas te voir l’année passée !
– C’est qu’à mon âge, petite fille, les années sont comptées, et il était plus que temps pour moi de réaliser ce pèlerinage, tant que mes jambes sont bonnes… Mais dis-moi, qui est donc cette étrange jeune dame qui vous accompagne ? Ma vue baisse, mais il ne me semble pas reconnaître son visage.
– C’est Blanche, Mathurin.
– Elle n’est point jongleresse ?
– Point du tout, Mathurin… c’est mon amie.
– Voilà ma Solange qui rosit en parlant. Où l’as-tu donc dégotée, cette amie ?
– Tu ne le croirais pas… Je l’ai trouvée il y a cinq saisons, près de chez Séverine, tu sais, où nous passons souvent l’hiver lorsqu’il est trop rude pour courir les routes. La rivière Ambre y coule ; et là, sur la berge, à demi-caché par les branches qui s’allongent au-dessus de l’eau, j’ai cru voir comme un corps. C’était une jeune femme inconsciente ; j’ai cru qu’elle était morte, mais je l’ai sortie de l’eau néanmoins, ne pouvant laisser là même un cadavre. J’ai appelé à l’aide, et nous l’avons amenée chez Séverine, qui a déclaré qu’elle vivait, quoiqu’elle eût une vilaine blessure à la tête et que la rivière l’ait presque gelée. Mais bien elle la soigna, et bientôt le cœur de la jeune femme battit à nouveau son rythme de vie : Séverine nous avertit, cependant, qu’elle pouvait ne jamais se réveiller, car il peut arriver que le cœur persiste à battre quand l’esprit a déjà quitté le corps.
Solange avait repris malgré elle ses inflexions et ses expressions de conteuse ; mais ce conte-là lui était cher. Elle se remémorait les jours qu’elle avait passés au chevet de la dame endormie, attachée par ce lien mystérieux de la salvatrice avec la sauvée ; et comme l’espoir constant avait chassé l’ennui hivernal. Comment, enfin, par ce jour de miracle, la jeune femme avait ouvert les yeux en sa présence ; et Solange avait cru voir s’ouvrir les fenêtres du ciel.
Elle l’avait aimée immédiatement, inexplicablement.
– Elle avait complètement perdu la mémoire ; elle ne semblait même pas pouvoir parler. Nous l’avons appelée Blanche, car son esprit était comme vierge.
– N’avez-vous pas pu pourtant recueillir des indices de son identité… ses vêtements, par exemple ?
– Si fait. C’était une dame, Mathurin, comme tu l’as dit : elle portait des vêtements de cavalier comme aucune paysanne n’aurait pu s’offrir, par-dessus une chemise du lin le plus fin ; et à ses doigts, des bagues trop précieuses pour appartenir même à une riche bourgeoise. Mais nous n’avons pas pu en savoir davantage.
Solange rougit malgré elle, car c’était un demi-mensonge. Séverine, à l’examen du corps de la rescapée, avait pu lui donner au moins une autre indication : Blanche avait déjà porté un enfant. Elle redoutait cette vérité, car cela signifiait que peut-être, quelque part, un époux, une famille attendaient sa Blanche.
– Elle ne parle donc point du tout ?
– Si fait ; mais point le dialecte d’ici : le français seulement. Elle fait toutefois de rapides progrès dans le dialecte…
– Si elle l’a appris sur tes lèvres, douce Solange, je ne doute pas qu’elle ait fait de rapides progrès. Allons, ne rougis pas tant…
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