Le sculpteur - 2
On lui baignait la main : la douleur aiguë réveilla Jehanne en sursaut. Elle ouvrit les yeux : l’homme penché sur elle était plongé dans l’ombre, faisant dos à la lumière. Elle sentit qu’il la garrottait au niveau du poignet droit. Elle baissa les yeux, et ce qu’elle vit lui retourna l’estomac.
Sa main droite était un vrai carnage. Le petit doigt avait été sectionné, et l’annulaire à demi tranché pendait lamentablement au mince lambeau de chair qui le retenait encore. L’horreur lui bloqua la gorge. Sa main, sa précieuse main droite ! Elle prenait soudain conscience d’un amour pour sa chair qu’elle ne soupçonnait pas.
– Nous vous soignerons, je vous le promets, murmura l’homme.
Il était un peu de côté par rapport au feu, à présent, et elle le vit mieux. Le visage lui était familier, tout comme, se rappelait-elle tout-à-coup, celui de son agresseur, plus tôt.
– Guirrec, dit-elle. Tu étais jeune recrue parmi les gardes peu avant…
Parler la fatiguait horriblement.
Le jeune homme baissa la tête avec une timidité fort saugrenue pour un brigand ayant attaqué une charrette d’artisans peu de temps auparavant.
– Ma dame, j’ai honte que vous nous voyiez ainsi.
– Combien êtes-vous… ?
– Nous sommes quatre anciens soldats d’Autremont. Nous nous sommes rebellés contre Galefeuille lorsqu’il a pris Autremont après avoir arrêté Vivian, et avons dû nous enfuir. Depuis…
– Vous êtes brigands, acheva-t-elle.
Sa main la faisait horriblement souffrir, mais la colère de reconnaître d’anciens compagnons sous l’habit des infâmes était plus forte.
– Vous étiez… honnêtes et braves. Avez-vous… perdu tout honneur ?
– L’honneur, ma dame, est ce qui nous a fait refuser de servir Victor. Mais la faim… est rapidement plus forte que l’honneur.
– Vous avez tué… la famille ?
– Nous avons laissé les enfants s’enfuir.
Autre manière de reconnaître le sort de leurs parents. Jehanne serra les dents et regarda autour d’elle.
Elle se trouvait dans une cavité très sombre dont elle ne voyait aucune ouverture, à part un mince tunnel dans le plafond par où la fumée du petit feu central s’échappait avec plus ou moins de succès. La paroi semblait vaguement ronde et elle remarqua une bouche d’ombre plus épaisse qui pouvait être un couloir.
– Nous sommes… sous terre ?
– Oui. C’est un abri que nous avons creusé. Personne ne nous a jamais trouvés ici.
Une silhouette se dressa entre le feu et eux. Le fauconnier, Tourse, tendit une écuelle remplie à Jehanne d’un liquide à l’odeur un peu âcre.
– Buvez, ma dame. Vous aurez un peu moins mal.
Elle le regarda sans saisir ce qu’il lui tendait. Peu de temps auparavant elle recevait sa lame sur le tranchant de la main.
– Je suis tellement désolé, murmura-t-il. Je vous ai reconnue trop tard.
– Autrement vous… m’auriez tuée sans… battre un cil.
– Oui, reconnut-il sans ambage. Je mérite sans doute votre mépris. Pourtant je voudrais que vous me laissiez une chance de me racheter. Buvez, je vous en prie.
Elle s’exécuta et but à long traits, quoique le breuvage fût très amer, car elle était assoiffée. Il lui sembla récupérer un peu de lucidité, et sa voix se fit moins pâteuse.
– Suis-je votre prisonnière ?
Un silence choqué suivit cette question.
– Ma dame, nous vous croyions morte, dit Guirrec.
– Vous ne savez pas ce que cela signifie pour nous de vous savoir vivante, enchérit Tourse. Jamais nous ne vous ferons plus aucun mal.
– Tout peut changer.
Le ton de passion dans leur voix l’avertit. Elle les dévisagea avec ahurissement. Qu’attendaient-ils d’elle ? Qu’elle se dresse soudain devant Victor, qu’elle se rétablisse dans ses droits et eux dans les leurs ? Eh bien, oui, réalisa-t-elle, c’était ce qu’ils espéraient, et ça n’avait rien de déraisonnable. Pourtant, si j’étais duchesse, songea-t-elle, je devrais les juger pour leurs crimes. Ou leur faire grâce, pour la loyauté avec laquelle ils se seraient rachetés : oui, c’était partie de ce qu’ils espéraient, comprit-elle. Elle eut presque envie de rire, en songeant à ce beau rêve de quatre brigands faméliques face à une vagabonde blessée. Mais elle avait des hommes qui pouvaient lui être fidèles, et elle ne devait pas le sous-estimer.
– Dans un premier temps, nous devons soigner votre blessure. Je vous emmènerai demain à Sainte-Clothilde.
***
Le chapitre de Sainte-Clothilde disposait d’un petit hôpital, et les chanoines étaient versés dans l’art de soigner ; mais leur pharmacie n’était point si bien fournie, à moins que les religieux n’eussent pas jugés nécessaires de gaspiller leur pavot pour une vagabonde aux allures de travestie. Jehanne ne disposa guère que d’un morceau de bois à serrer entre les dents et le bras de Tourse à broyer sous son autre main, tandis que le chanoine qui l’opérait achevait l’amputation de ses deux doigts et cautérisait les moignons.
Sa main droite, la plus habile autrefois, n’avait plus que trois doigts : il fallait qu’elle s’y habitue. Elle avait déjà évalué ce qu’elle serait encore capable de faire : coudre lui serait plus difficile, mais elle pourrait toujours écrire et tirer à l’arc. Le temps que sa main cicatrise, de toute manière, elle utilisait en priorité sa main gauche : c’était incroyable comme les actions les plus banales devenaient complexes lorsque l’on n’avait plus qu’une main valide.
Jehanne était décidée, cependant, à ne pas s’appesantir sur ce coup du sort. Elle avait plus important à faire. La guérison était en bonne voie et elle retrouvait vite ses forces : elle brûlait de repartir dans sa quête.
Tourse, qui venait régulièrement s’enquérir de son ancienne maîtresse et, sans qu’elle le sût, donnait argent aux chanoines de Sainte Clothilde pour ses soins, connaissait son but ; il devina à son agitation ses intentions. Une fin de journée, il vint la trouver dans la salle où les miséreux et les malades comme elle prenaient leur repas, un peu plus riche qu’à l’ordinaire, car c’était dimanche. La veille, il s’était rendu à Fonthubert, de sa propre initiative, pour épargner le voyage à Jehanne.
Amelina n’y était pas.
Il s’en était bien assuré : les parents de Lucie étaient morts, et elle-même ne s’y trouvait pas. Il n’y avait nulle trace d’elle à Fonthubert, ni d’Amelina.
Il avait espéré revenir avec une bonne nouvelle, et fut profondément contrit d’avoir à annoncer le contraire à son ancienne maîtresse.
La compassion du fauconnier était sincère, pourtant Jehanne prit sur elle pour modérer sa réaction jusqu’à son départ. Lorsqu’il la quitta enfin, elle s’abandonna à l’abattement.
Elle avait perdu sa seule piste pour retrouver Amelina.
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