Le sculpteur - 3

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Jehanne errait dans l’église Sainte-Clothilde, perdue. Elle pouvait toujours aller à Beljour : mais cela lui semblait vide de sens, si elle n’avait pas sa fille. Elle eût plutôt rejoint Solange et ses amis les baladins. Mais elle ne parvenait pas non plus à renoncer à sa quête. Comme elle se sentait seule en cet instant ! Comme elle eût aimé trouver le réconfort dans les bras de Solange ! Elle ressentit violemment son absence, comme si on l’avait piquée avec un aiguillon. Et si elle renonçait à jamais à être une noble dame pour vivre à ses côtés ? Elle se prit à rêver qu’elles pourraient ensemble élever Amelina… Elle imaginait un foyer auprès duquel Solange apprenait à sa fille les ballades de sa région natale…

Des coups martelés répercutés dans l’édifice la ramenèrent à la réalité. Elle était seule, et peut-être ne retrouverait-elle jamais Amelina.

Les coups qu’elles entendaient étaient les coups de burin d’un sculpteur qui achevait devant le parvis de nouvelles statues commanditées par le chapitre. Les colonnes et la façade de l’église avaient également été repeintes de couleurs vives. Sainte-Clothilde était un village en pleine floraison et manifestait sa prospérité croissante par l’éclat de son église.

Pour se distraire, Jehanne se mit à porter plus d’attention aux nouvelles statues, et remarqua que celles-ci étaient assez différentes des figures auxquelles elle était habituée. Les visages étaient réalistes, portaient des traits bien distincts et des expressions marquées : sans nul doute, l’artiste avait utilisé des modèles dont il avait reproduit fidèlement les traits. Les saints de pierre en perdaient l’habituelle dignité hautaine qui les distinguaient des mortels : ils semblaient presque des amis ou des voisins. Jehanne décida qu’elle aimait cela.

Une statue la fit particulièrement s’arrêter, sans qu’elle sût pourquoi au premier abord.

C’était une représentation de Saint Joseph, portant l’enfant Jésus sur ses genoux. Au lieu que le Christ fût tourné vers le spectateur avec un geste de bénédiction, comme d’usage, il avait la tête renversée vers la figure du charpentier : ils se regardaient. Il y avait une tendresse tangible entre l’homme et l’enfant : la manière dont Saint Joseph tenait le Christ d’un bras protecteur, le léger sourire sur ses lèvres, la courbe de sa nuque penchée vers lui ; et le regard de Jésus vers son père adoptif, plein de ce qui semblait une adoration presque blasphématoire.

Quelque chose se coinça dans la gorge de Jehanne. Les cheveux bouclés du charpentier étaient peints en brun, comme dans la plupart de ses représentations, mais ses yeux étaient d’un bleu inattendu. Et ce visage… quelque chose faisait battre son cœur comme un tambour. Mais l’enfant, il était clair que les deux modèles avaient posé ensemble, l’enfant aussi frappait sa mémoire. Une question encore non formulée s’imposait dans son esprit : une question qui réclamait férocement une réponse, de manière si pressante qu’elle parvint enfin à lâcher des yeux la statue pour se ruer hors de la cathédrale en suivant les coups de burin.

Elle se trouvait dans une agitation extraordinaire : avant d’interpeller le sculpteur, elle prit quelques instants pour se recomposer. Puis, aussi poliment qu’elle le pouvait, elle l’interrompit dans son travail. Il était occupé, semblait-il, à peaufiner la chevelure d’une jeune femme. Jehanne nota qu’elle était couronnée.

– C’est Sainte Clothilde ? interrogea-t-elle.

– Elle-même, confirma l’artiste en passant un pouce le long des ondulations pour en ôter les débris de pierre.

C’était un homme brun, à la barbe noire, râblé. Il eût pu être un peu intimidant, n’eussent été les pommettes qui saillaient de sa barbe noire dans un perpétuel sourire, les sourcils qui formaient de comiques arcades expressivement mobiles au-dessus de ses yeux riants, et la délicatesse de chacun des gestes de ses grosses mains. Quelque chose faisait penser à Jehanne qu’il était bien plus jeune qu’il ne le paraissait.

A ses pieds reposaient de grandes feuilles sur lesquelles était dessiné la même Sainte Clothilde dans la même position, mais sans la couronne. Il y avait plusieurs croquis avec des angles de vue différents. La position de la jeune femme exprimait une sorte de soumission, tête modestement baissée, mais son expression était résolue et volontaire.

– Elle est magnifique.

– Je vous remercie.

– Mon nom est Blanche. Je… Je suis jongleresse.

– Mattieu. Je suis d’Arras. Je suis sculpteur mais aussi maçon. Un jour, je ferai l’une des plus grandes cathédrales de la chrétienté, déclara-t-il avec un sourire fanfaron.

Jehanne n’était guère d’humeur à s’intéresser aux ambitions d’un maçon, mais elle prit sur elle pour répondre :

– Si vous concevez des églises aussi bellement que vos statues, je ne doute pas que vous y parviendrez. J’aime beaucoup la statue de Saint Joseph que vous avez réalisée, enchaîna-t-elle, pressée d’en arriver au point qui l’intéressait. Celle avec l’enfant sur les genoux.

– Ah ! Celle-ci… je n’ai pas grand mérite ! Avec un modèle pareil…

– Un ami à vous ?

– Un voyageur rencontré sur le chemin. Pourquoi ?

– Il me rappelle quelqu’un.

– Ah tiens.

– Et l’enfant ? C’était son fils ?

– Ah, l’enfant, c’était en réalité une fille. Mais à cet âge-là, la différence n’est pas grande… je suis sûre que le petit Jésus me pardonnera de lui avoir choisi un modèle féminin. Ils étaient si parfaits ensemble…

– Une fille ?

Jehanne sentit son cœur accélérer de manière désordonnée. Était-il possible que… ?

– Vous ont-ils dit leur nom ?

– Il m’a dit s’appeler Pierre Lelui, et la fillette Anne. Vous les connaissez ?

Pierre Lelui était le nom de l’époux de Laurine, sa sœur de lait. Jehanne en était sûre, autant qu’elle était sûre qu’il ne ressemblait nullement au Saint Joseph sculpté. Il pouvait s’agir d’un homonyme… à moins que… le maçon l’avait dit d’une manière comme s’il doutait que ce fut son vrai nom.

– Votre modèle avait-il réellement les cheveux bruns ?

Le jeune homme eut une hésitation et ses sourcils noirs s’arquèrent plus que jamais.

– Non, finit-il par dire. Mais la couleur rousse a une réputation trop sulfureuse pour une statue d’église.

– Rousse ? Il était roux ! Roux, vous êtes sûr ?

Jehanne se retint de battre des mains. Le sculpteur la regardait avec un air éberlué. La jeune femme abandonna tout à fait le ton de courtoisie badine qu’elle avait emprunté jusque-là.

– Dans quelles circonstances l’avez-vous rencontré ? Je vous en prie, dites-moi.

– C’était il y a quelque temps… pendant mon apprentissage… je ne me souviens plus vraiment.

Mais il était mauvais comédien et Jehanne vit qu’elle avait éveillé sa méfiance.

– Je vous en prie… c’est très important.

– Ecoutez… cet homme n’aimait pas parler de lui-même, et je sais très peu de choses sur lui. J’ignore les raisons qui le rendaient si discret, mais sans doute ne souhaiterait-il pas que je parle de lui à n’importe qui. Il avait été gravement blessé…

– Blessé ?

Matthieu sembla douter en voyant l’émotion visible de la jeune femme. Il baissa la tête et marmonna indistinctement dans sa barbe. Jehanne, prise d’une impulsion, lui prit le bras et s’accroupit près de lui pour décrire :

– C’est un jeune homme – moins de trente ans –, de grande taille. Ses mains sont fines comme celles d’un clerc. Il y a ce geste qu’il fait souvent, de se triturer le pavillon de l’oreille lorsqu’il réfléchit. Il a cette tache sombre sur la clavicule… L’un de ses yeux est un peu plus gris que l’autre… Sa voix est grave et profonde, une voix chaude… Il s’exprime comme un clerc lettré…

Matthieu la considéra avec plus d’attention. Ses yeux s’écarquillèrent à peine.

– Et l’enfant, poursuivit Jehanne, elle a les cheveux châtains et de grands yeux marron, comme moi… quand elle sourit, elle a une fossette qui se creuse sur la joue droite… Elle me ressemble beaucoup, n’est-ce pas ?

Jehanne n’avait même pas conscience que ses joues avaient rosies et que ses yeux brillaient anormalement. Oui certes, songea Matthieu hypnotisé par ce visage, cette fièvre, cette femme pourrait être l’enfant qui a grandi.

– Elle a une chaîne autour du cou… une médaille… avec la Vierge et au dos, un emblème avec un épervier… je vous en prie, répondez-moi.

Matthieu ne put résister.

– Je ne sais ce qu’il y avait au bout de sa chaîne, je n’ai jamais pu la voir d’assez près.

Jehanne eut un rire qui grelotta comme un sanglot.

– Ma fille, murmura-t-elle. C’est ma fille et je la cherche.

« Sa fille. Et l’homme est son amant, bien sûr. Heureuse femme ! » songea Matthieu avec mélancolie.

– Je vous en prie, répéta Jehanne, où les avez-vous vus ?

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