Le chancelier - 3
Armand souffla sur ses mains nues, regrettant de n’avoir pas pris de gants. La saison froide avait commencé brusquement, remplaçant presque sans transition l’été. Le temps passait et ses recherches demeuraient vaines. Comment avait-il pu penser qu’il serait simple de trouver un homme et une enfant qui pouvaient tout aussi bien avoir quitté le pays ? Tout de même, il avait espéré trouver au moins un indice de leur présence quelque part, une piste, lui ou l’un de ses hommes qui cadrillaient la région au sud de Beljour. Mais rien. La déception constante le rendait irritable. Il ne pouvait décemment rentrer en Beljour sans apporter au moins une nouvelle de ceux qu’il recherchait. Mais dame Jehanne ne l’attendrait pas éternellement. Tous ses plans étaient-ils donc voués à l’échec ?
Il attacha son cheval et considéra le village dans lequel il s’était arrêté. Il était éloigné des grandes routes, mais trop à l’est pour avoir vraiment une chance, selon lui, de s’être trouvé sur le chemin des fuyards. Mais il avait déjà cherché dans tous les endroits probables. Croisant une passante, il la héla et lui demanda s’il se trouvait dans ce village un armurier ou un vendeur de chevaux. La passante répondit positivement à la première question, et Armand suivit la direction qu’elle indiqua. Bientôt, il se retrouva en effet devant la devanture d’une boutique à l’enseigne peinte figurant une épée. Il s’y engouffra frileusement et fut aussitôt enveloppé par la chaleur de l’endroit. Il devait y avoir une forge à l’arrière de la boutique, supposa-t-il. Une femme vint bientôt à sa rencontre. Elle avait une musculature prononcée et le tablier de cuir qui couvrait sa cotte ne laissait guère de doute sur son activité.
– Que puis-je pour vous, messire ? Avez-vous besoin d’une lame ?
– Je cherche une lame, oui, mais une lame bien précise. Avez-vous souvenir que l’on vous ait vendu un jour une épée à la poignée frappée de ces armes ?
Il exhiba une coupe d’argent où était gravé le chevron des Autremont. La femme la saisit. La forgeronne se mit à détailler l’objet en passant son doigt dans les rainures du dessin gravé. Elle s’absorba près d’une minute dans sa contemplation.
– Ces armes vous sont-elles familières ? demanda Armand qui s’impatientait.
Il n’osait espérer, devant cette réaction si différente de celles qu’il avait obtenues jusqu’alors. La femme leva les yeux vers lui avec un regard inquisiteur.
– J’ai peut-être la lame que vous cherchez, finit-elle par dire. Venez avec moi.
Armand la suivit, le cœur battant. L’artisane le conduisit vers une salle verrouillée qu’elle ouvrit avec une clef qu’elle portait autour du cou. Un grand nombre d’armes se trouvaient là, suspendues ou rangées dans de grands râteliers. La femme se dirigea vers un coin de la salle et extirpa un objet d’un coffre pour le tendre à Armand. C’est un fourreau d’épée en cuir, simple mais de bonne facture ; seule la poignée dépassait, sur laquelle figurait un symbole qui ressemblait en tout point à celui de la coupe. Comme pour confirmer, la forgeronne plaça la coupe à côté pour mettre la ressemblance en évidence. Armand ne put résister à l’envie de tirer l’épée. La lame parut, d’une brillance mate. Elle semblait n’avoir rien perdu de son tranchant. La lame semblait à la fois souple et solide, peu lourde dans sa main. C’était une épée de grande qualité, digne d’un chevalier de haut rang.
– C’est vrai, approuva la femme, et Armand s’aperçut qu’il avait prononcé cette dernière pensée à voix haute.
– Depuis combien de temps avez-vous cette épée en votre possession ?
– Cela doit faire plus de deux ans. Elle avait été vendue à mon mari… Voulez-vous l’acheter ?
– Qui vous l’a vendue ?
– Un voyageur… je n’en sais pas plus.
– Pourquoi ne l’avez-vous jamais vendue auparavant ?
La forgeronne hésita. Elle croisa les mains sur sa poitrine, tenant toujours la coupe. Puis elle avoua :
– Mon mari voulait la vendre… il a tenté d’effacer les armes qui y étaient gravées, pour obtenir une poignée vierge sur laquelle il pourrait inciser les armes de son futur propriétaire. Il n’y est jamais parvenu, très étrangement. Il a pris peur. Il disait que cette arme était ensorcelée.
– Et vous, vous n’avez pas peur ?
– Je n’ai pas cherché à vendre l’épée depuis sa mort… mais je ne crois pas qu’elle soit maléfique. Il n’y a guère eu de démonstration du Malin depuis que nous la possédons. Mon mari est mort d’un mal qui le rongeait depuis bien longtemps, et les affaires sont restées assez prospères.
– Ne savez-vous vraiment rien de celui qui vous l’a vendue ? D’où venait-il ? Où allait-il ?
– Je ne sais rien de plus, messire… mon mari a accueilli ce vendeur-là, pas moi. Oh, si, je… hum, bref, je ne sais pas d’où il venait ni où il se rendait.
– Vous alliez dire quelque chose. Parlez, ordonna Armand avec brusquerie.
– Hum… si vous tenez… je me rappelle que mon mari m’a raconté… Ils ne s’entendaient pas sur le prix – ce gueux-là connaissait la valeur de son bien. Mais au vu de sa mise mon mari a estimé que c’était un vagabond et peut-être un voleur, et il a menacé d’appeler la soldatesque – alors qu’il n’y a pas le moindre poste de garde dans ce village… le larron a pris peur et a accepté le prix que mon mari lui proposait.
– Un prix bien inférieur à la valeur de l’épée, si je vous suis bien.
– Eh ! Si nous l’avions acheté son prix, quel bénéfice aurions-nous pu en tirer ?
– Je vois.
– Et puis, sa peur des soldats, c’était la preuve que c’était un voleur, non ? Point un honnête client… Eh bien, me l’achetez-vous ?
La femme semblait regretter d’en avoir trop dit, dévaluant la valeur de l’arme. Un rien d’irritation plissa le front d’Armand. Il ne souciait guère de Daniel de Mourjevoic, cherchant avant tout l’enfant qui l’accompagnait, mais une sorte de fraternité de caste éveillait son indignation. Nul n’aurait dû traiter un chevalier ainsi. Mais il avait mieux à faire qu’à défendre l’honneur de celui qu’il recherchait, maintenant qu’il avait enfin retrouvé sa piste.
Il ressortit bientôt de l’armurerie, l’épée à la main, vendue au prix obtenu de Daniel, aux dires de la forgeronne : quoique Armand en doutât fort. Qu’importe, il jubilait. Quelle sagacité que celle de dame Jehanne et de sire Aubin, songeait-il. S’étant remembré que Daniel était arrivé et reparti fort pauvre – sa fuite ayant été si précipitée que la question de l’argent avait été oubliée – Aubin avait conclu qu’il avait dû vendre les seuls biens de valeur qu’il possédait, à savoir notamment son propre cheval qui lui avait permis de s’enfuir. Jehanne quant à elle s’était rappelé que Daniel détenait une épée offerte par son frère, frappée aux armes des Autremont. Armand n’avait point trouvé trace du cheval – hélas un cheval vendu voyage généralement vite – mais il avait enfin l’épée entre les mains. A présent, il lui faudrait déterminer lequel des chemins partant de ce village était le plus probablement celui emprunté par les fugitifs. « En ces régions, les possibilités ne doivent pas être si nombreuses. »
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