Le chancelier - 4

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Après des semaines d’attente, Jehanne vit enfin revenir Tourse, envoyé comme messager par Armand. Le jeune capitaine avait mis au point une organisation qui permettait à la fois de poursuivre les recherches sans perdre de temps et de donner régulièrement des nouvelles à leur seigneuresse. Tous les mois, le groupe d’enquêteurs se réunissait à un point choisi le mois précédent et s’échangeaient le résultat de leurs recherches. L’un d’eux était envoyé vers Beljour, tandis que les autres poursuivaient leurs investigations.

Le sort était cette fois échu au fauconnier de revenir auprès de Jehanne, ce qui le contentait grandement, puisqu’il revenait enfin avec un précieux indice.

Sans même lui laisser le temps de manger un morceau, Jehanne le fit venir sans plus de cérémonie dans sa propre chambre, où se trouvait déjà Laurine et où Aubin les rejoignit bientôt. Jehanne avait retrouvé sa vêture et ses habitudes de noble dame, mais un pli nouveau lui barrait le front. Tourse devinait qu’elle passait de nombreuses nuits sans sommeil. Comprenant l’impatience de la jeune comtesse, Tourse déballa son précieux fardeau : le fourreau de cuir apparut, d’où dépassait la poignée frappée du chevron des Autremont.

– C’est…

– L’épée du chevalier Daniel, ma dame, nous le pensons.

Il lui donna tous les détails du lieu où le précieux objet avait été récupéré. Jehanne, sans perdre une miette de ses explications, saisit le fourreau et, un peu à la manière d’Armand, suivit la gravure sur la poignée, tira la lame pour l’admirer. Elle connaissait la valeur sentimentale que Daniel attachait à ce cadeau de Vivian. C’était le dernier objet qui le rattachait à son frère, à sa condition de chevalier, à tout ce qui avait fait sa vie avant la chute des Autremont. Il lui semblait que sans cette épée il n’était plus qu’un vagabond errant et déraciné dont la trace était à jamais perdue. Jehanne aurait dû se réjouir de cet indice – n’était-ce pas elle qui avait suggéré que Daniel avait pu revendre son épée ? Mais l’objet enfin dans ses mains lui apparaissait soudain funeste comme un adieu.

Laurine s’approcha de Jehanne pour tâcher de voir l’objet. Elle reconnut l’épée qu’elle avait remise au chevalier juste avant sa fuite. Il semblait si désespéré alors qu’elle s’était demandé s’il aurait la force de fuir encore ; mais il avait repris courage lorsqu’Amelina s’était jeté dans ses bras. Si elle avait su alors les cacher tous deux ! Si elle avait su que Jehanne était vivante et serait à nouveau la maîtresse de Beljour ! Qu’ils semblaient inaccessibles à présent, ces deux êtres qu’elle avait enlacés à la dernière seconde.

– Ma dame, grâce à cette épée nous avons une meilleure idée du chemin qu’ont pris sire Daniel et la damoiselle Amelina, dit Tourse d’un ton presque implorant. Leur trace n’est pas perdue. Nous avons bon espoir de les retrouver.

La révélation de son trésor n’avait pas eu le résultat escompté : les deux femmes regardaient l’objet en silence et l’atmosphère de la pièce s’était comme épaissie. Le fauconnier désespérait de ranimer l’espoir sur le visage de Jehanne qui était figé comme le marbre.

– Ensuite, finit-elle par dire, savez-vous où chercher ?

– Depuis le village où l’épée a été trouvée il n’y a qu’une route qui mène à une petite cité ; de là, les chemins vont vers d’autres villages…

– Daniel n’aura pas pris les grandes routes, interrompit Jehanne. Il aura coupé à travers champs, pour mieux perdre ses poursuivants. Comme il l’a sans doute fait pour se retrouver si loin de là où vous pensiez.

– Justement, ma dame… peut-être se sentait-il suffisamment éloigné pour se permettre cette fois de rester sur les grands chemins… Après tout, il avait besoin de subsistance : il devait bien dépenser l’argent de la vente de l’épée dans quelque village…

– Il suffit d’un hameau pour trouver subsistance…

– Dans ce genre d’endroit, l’arrivée d’un étranger ne passe pas inaperçue : nous le saurions d’autant mieux.

– Pour peu que vous interrogiez dans les centaines de patelins qui quadrillent la région.

Tourse ne sut comment renchérir. Lui-même sentait ses espoirs s’amenuiser.

– C’est bien, dit enfin Jehanne d’une voix sans timbre. Je vous remercie pour vos recherches. Vous pouvez aller vous restaurer, fauconnier mon ami.

Elle avait un rien plus de chaleur sur ces trois derniers mots. Comprenant qu’il n’obtiendrait rien de plus, l’homme s’inclina brièvement et prit congé. Lorsqu’il eut quitté la pièce, Laurine entoura de ses bras les épaules de Jehanne, sans rien dire. Aubin ne remua point. Il y eut un moment de silence dans la pièce entre les trois jeunes gens.

– Ne te décourage pas, ma sœur, finit par dire Aubin. Cette trouvaille est un bon signe. Et peut-être Daniel lui-même entendra-t-il parler de ton retour et retrouvera-t-il le chemin de Beljour.

– Dans combien d’années ? rétorqua Jehanne, lugubre.

– Ne crois-tu pas que cette trouvaille soit un signe de la Providence, Jehanne ? enchérit Laurine.

– Daniel tenait à cette épée comme à la prunelle de ses yeux, et d’ailleurs, il en avait besoin pour se défendre. Dans quelle détresse pouvait-il se trouver pour en arriver à la vendre, et… et en dessous de sa valeur encore bien ? Qui sait s’ils ne sont pas m… morts de verte faim à cette heure ?

– C’est ma faute, dit brusquement Aubin. J’aurais dû penser à leur donner de l’argent.

– Tu aurais dû.

– Jehanne ! s’exclama Laurine.

Il y avait un tel accent dans cette protestation que Laurine n’eut pas besoin d’en dire davantage. Jehanne se leva pour saisir le bras d’Aubin qui avait reculé.

– Pardonne-moi, mon frère. Je suis injuste. Tu as fait plus que ton devoir envers Daniel et Amelina. La tristesse me fait dire n’importe quoi. Si seulement… si seulement je pouvais faire quelque chose ! Quelque chose !

Sa voix et son visage se brisèrent ; elle enfouit ses mains dans ses cheveux et les malmena.

– C’est atroce de rester ici sans rien pouvoir pour eux, sans même savoir ! murmura-t-elle d’une voix à peine audible.

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