Le chancelier - 7
La nuit tomba comme un couperet après de trop courtes heures de jours. Le givre ne tarda pas à se former là où la pierre était humide. Les étoiles étincelaient d’un éclat adamantin. Stéphane était frigorifié : jusqu’au soir l’air glacé avait pénétré par la fenêtre démise. Le froid rendrait sa fuite plus difficile, mais moins remarquée : en cette saison, personne ne rôdait sur les remparts ; même les soldats chargés de la surveillance restaient pelotonnés dans leur salle de garde, autour d’un feu pour les plus chanceux.
A l’heure habituelle, un serviteur vint lui servir son souper ; il remarqua l’air glacé de la chambre, bien sûr, et son regard glissa brièvement vers la fenêtre ; mais il ne fit aucun commentaire, ni ne proposa de faire un feu. Il était évident que le ladre était dans la confidence de sa fuite. Stéphane avait sans doute plus d’alliés qu’il ne le soupçonnait, et cette pensée anima son courage.
Enfin, lorsque la nuit fut totale et que plus un bruit ne se fit entendre dans toute la forteresse, Stéphane décida qu’il était l’heure. Il prit la corde transmise par Hersande et la noua autour de ses reins. Il avait déjà calculé voilà longtemps déjà la longueur approximative qui lui serait nécessaire pour atteindre la fenêtre en-dessous de la sienne et fait un nœud à l’endroit requis. Il le dénoua et le renroula autour de la petite escabelle qu’il avait dans sa chambre. Le plus délicat était à faire.
Il ôta les barreaux de l’ouverture de la fenêtre et posa l’escabelle juste à côté. Puis il se glissa dans l’encadrement. La sueur perla à son front en songeant à la hauteur à laquelle il se trouvait au-dessus du vide ; ses doigts gourds se crispèrent sur la pierre glissante de givre à laquelle il se retenait. Lentement, en se tenant d’une main et en tirant la corde de l’autre, il éleva l’escabelle avec la corde de sorte à la placer en travers de l’ouverture. Il tira fermement pour s’assurer de la solidité de l’ensemble, puis doucement laissa son poids basculer en arrière en se retenant à la corde. L’escabelle tint bon, collé à l’ouverture par le poids du jeune homme. Stéphane fit un pas contre la muraille, puis un autre, et laissant ses mains descendre une à une le long de la corde. Il se rassura devant le succès de l’opération. « Pas besoin d’aller vite. Le tout est d’atteindre la fenêtre. » Au moment où il prenait ainsi confiance, son pied ripa contre la pierre brillante de gel ; la corde lui fila entre les doigts, brûlant ses paumes ; il tomba. La corde le retint brutalement par les reins un instant plus tard ; le choc se propagea dans tout son corps et réveilla une immense douleur dans sa poitrine, comme si quelque chose s’y déchirait. Il ne sentit même pas ses genoux heurter la pierre. Il n’aurait su dire s’il avait crié : les lumières dansaient devant ses yeux. Il resta là suspendu, à demi évanoui, la tête en arrière et les bras dans le vide. Il entendit vaguement des voix confuses au-dessus de sa tête : il était tombé un peu en-dessous de la fenêtre qui était son objectif, et des ombres venaient masquer la bouche de lumière. Il sentit qu’on tirait sur la corde qui le retenait pour le hisser ; une autre onde de douleur le parcourut, et il lâcha un gémissement, puis aussitôt se mordit la lèvre pour l’étouffer. Bientôt des bras l’enveloppèrent et le firent passer à travers l’ouverture ; on l’assit et l’emmitoufla d’une épaisse couverture. Stéphane mit quelques instants avant d’être capable de recomposer les mots qu’on lui adressait.
– Messire, comment vous sentez-vous ?
– Ça va, grinça-t-il entre ses dents serrées.
De fait, il sentait que ses muscles étaient tétanisés et la douleur dans sa poitrine ne relâchait pas ses griffes ; mais la conscience lui revenait pleine et entière.
– Ai-je crié ?
Il dut répéter sa question plusieurs fois, avant qu’on ne le comprenne.
– Non. Nous vous avons vu chuter devant la fenêtre sans un cri. Nous avons eu très peur.
L’un des hommes autour de lui grogna.
– Sera-t-il capable d’aller plus loin ? Tout est prêt. On ne peut pas attendre.
Stéphane se sentit piqué au vif. Le soldat employait un ton agacé comme devant un jeune apprenti qui rechigne à l’exercice.
– Je peux continuer, marmonna-t-il en s’efforçant de se mettre sur ses jambes pour prouver ses dires.
La sueur lui monta aussitôt au front mais il parvint à se redresser sans saisir la main secourable qu’on lui tendait. Il voyait mieux maintenant le petit groupe de soldats à la lumière des braseros. Il les détailla avec attention. « Voilà les hommes qui me sont restés fidèles. »
– Et dame Hersande ?
– Dame Jehanne l’a malheureusement faite enfermer dans ses appartements cet après-midi. Nous n’avons pas eu le temps d’échafauder un plan de fuite pour elle. Il vous faudra partir sans elle.
Stéphane hocha la tête. Il était plus marri de la nouvelle qu’il n’aurait jamais osé l’admettre. Une partie de son courage, réalisa-t-il, lui venait de celui de sa femme.
– Je ne vous oublierai pas, déclara-t-il. Quand j’aurai retrouvé ma place comme comte de Beljour, je récompenserai chacun de vous.
Les hommes hochèrent la tête avec respect à cet énoncé. Ils se souvenaient enfin leur place, mais ils attendaient de la gratitude de leur seigneur.
– Votre écuyer vous attend.
Se guidant à la lumière seule de la lune, il retrouva en effet Thibaut à la poterne, qui lui fut ouverte. Du pont-levis, un petit escalier descendait vers l’eau : une barque flottait sur les douves. Silencieusement, ils y montèrent et Thibaut poussa la muraille de la rame pour éloigner le petit vaisseau. Puis, d’un geste ample qui faisait glisser presque sans bruit sa rame dans l’eau d’un noir d’encre, il se dirigea vers une sorte de bouche sous la rive opposée des douves. Habituellement, celle-ci était clôturée d’une grille. Lorsqu’ils furent tout à fait protégés par les ténèbres, Thibaut alluma la torche qu’il avait apportée : la grille était entrebâillée, et la barque s’y faufila sans peine. Un tunnel s’ensuivait, qui finissait par rejoindre la rivière.
Ainsi Stéphane de Beljour s’enfuit-il de ce qui fut sa propre maison, plus honteusement que celui qu’il avait autrefois trahi.
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