Les rescapées - 2

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– C’est moi la comtesse légitime !

Jehanne tâchait de passer sa colère en marchant à grands pas de long en large, comme un ours en cage. Elle se sentait habitée d’une haine brûlante que rien ne pouvait calmer, pas même d’avoir malmené ses ennemis les plus évidents. Une partie d’elle était effrayée de se découvrir cette force cruelle. Elle se durcit le cœur : il fallait ce qu’il fallait. Elle ne pouvait pas se permettre de se montrer plus faible que ses adversaires. Beaucoup pensaient que le premier mâle aurait dû hériter du titre, même parmi les plus loyaux des soldats de Beljour. Ils pouvaient ouvrer à la perte de leur dame sans avoir l’impression de trahir la lignée : Stéphane n’était-il pas Beljour autant qu’elle ?

Dans sa poitrine le tumulte de ses émotions ne s’apaisait pas, et pourtant elle avait besoin de retrouver son calme pour affronter la suite. Elle devait réaffirmer son autorité. Son cœur battait trop fort. Elle était sûre de son droit et en même temps si seule pour le soutenir.

Elle décida de dépenser son trop-plein d’énergie en se rendant à la salle d’armes. Et si les soldats se retournaient contre elle et l’attaquaient ? Non, elle ne devait pas se laisser aller à ce genre de crainte irraisonnée. Se dépêtrant pour ôter sa robe, elle enfila la tunique courte et les braies qui lui servaient de tenue d’entraînement et n’étaient sans rappeler les oripeaux dans lesquelles elle était arrivée à Beljour. Ainsi vêtue, elle descendit rapidement les marches de la tour. Au rez-de-chaussée, l’une des plus grandes pièces était celle où les soldats s’entraînaient à l’abri des intempéries. En y pénétrant, elle fut surprise de voir un assez grand nombre de soldats réunis, mais tous debout, inactifs, le regard tourné vers un angle de la salle où plusieurs personnes parlaient avec animation. Trop petite pour pouvoir embrasser la dispute en regardant par-dessus les épaules, Jehanne se fraya un chemin entre les hommes, en poussant certains sans ménagement. Un murmure se propagea tandis que les soldats s’apercevaient de sa présence, si bien que, lorsqu’elle parvint à hauteur de ceux qui débattaient, ils avaient eux-mêmes interrompu leur litige pour la voir arriver. Il y avait là Claude Beauregard, les sourcils froncés, Hughes le sergent et une femme, inconnue de Jehanne. Assez trapue, elle se tenait très droite, les bras croisés sur sa poitrine d’une manière qui faisait saillir ses biceps. Jehanne avait rarement vu une femme aussi musclée. En l’apercevant, les deux hommes s’inclinèrent un peu plus cérémonieusement qu’à l’ordinaire. Il semblait pourtant à Jehanne qu’ils étaient agacés de sa présence. La femme se tourna complètement vers elle et fit un salut un peu maladroit, mais qui semblait manifester une vraie soumission.

– Dame Jehanne, fit Beauregard.

– Tes soldats ne sont guère concentrés sur leurs exercices, Claude, à ce qu’il semble.

– Pardonnez-nous, dame, intervint le sergent, cette femme est venue faire un scandale et distrait toute la garnison.

– Vous faites un scandale de ma demande, pas moi, protesta la concernée. Ma dame, ajouta-t-elle aussitôt vers Jehanne comme si elle craignait de la laisser échapper, laissez-moi entrer comme soldat à votre service.

Le sergent émit un sifflement de colère face à l’audace de l’inconnue. Jehanne ne put retenir un mouvement de surprise qui la laissa coite quelques secondes.

– Laissez-moi m’occuper de ce genre de choses, se hâta de dire Hughes. Je m’occupe des recrutements.

– Certes, dit enfin Jehanne, retrouvant sa langue. Et celui-ci vous pose des difficultés ?

– Aucunement. Cette femme va repartir de là où elle est venue, et par la force s’il le faut.

– Depuis quand rejetez-vous les bonnes volontés avec tant de mépris ?

Hughes cacha mal son exaspération et Jehanne trouvait qu’elle frisait l’irrespect. Elle se crispa. Hughes faisait-il partie des traîtres ?

– Ma dame, il n’est pas approprié pour une femme de combattre avec les autres soldats.

– Peut-être vaut-il mieux une femme volontaire qu’un homme couard, fit remarquer Claude.

– Je suis aussi forte que n’importe quel homme ! Mettez-moi à l’épreuve. Je peux vaincre un homme à la lutte, ou…

– En revanche, les soldats apprennent en premier lieu à se taire.

– Dès que vous m’aurez recrutée, je respecterai cette règle, rétorqua l’inconnue effrontément.

Jehanne sourit. La femme lui plaisait. Elle trouvait dans sa colère un écho de la sienne.

– Quel est votre nom ? D’où venez-vous ? demanda-t-elle à la jeune femme.

– Mon nom est Faustine, ma dame. Je suis née à Outrefime.

Il y eut quelques discrètes exclamations. Jehanne sentit son cœur se serrer. Outrefime était le village ravagé qu’elle avait traversé en arrivant à Beljour. Elle n’avait pas fait payer son crime à Victor. Elle avait une dette envers cette femme.

– Depuis l’attaque, poursuivit Faustine sur un ton neutre, je vivote. Je suis déjà venue m’engager auparavant… et rejetée de même.

– Avez-vous pensé que votre condition de femme avait changé depuis ? demanda Hughes avec ironie.

– Non point, mais la condition du seigneur certainement, répliqua tranquillement Faustine.

Le sourire qu’elle adressa à Jehanne, cependant, n’était pas aussi assuré que la morgue avec laquelle elle répondait au sergent.

– N’ai-je pas vaincu mon frère aux armes ? dit Jehanne en regardant Hughes droit dans les yeux.

– Ma dame, je ne doute pas de votre vaillance. Mais vous êtes de noble race, contrairement à cette… vagabonde. Et vous comprenez bien que je ne puis pas la faire dormir avec les autres soldats.

– Je comprends cela très bien. Aussi ne dormira-t-elle pas avec eux. Elle sera ma garde personnelle et dormira devant ma porte. Vous veillerez cependant à ce qu’elle assiste aux mêmes entraînements que ses pairs.

Faustine laissa échapper une exclamation de joie. Claude eut un vague sourire, comme s’il se doutait que les choses se concluraient ainsi. Hughes avait l’air défait et rageur d’un homme dont on a écrasé l’autorité. Jehanne fut prise de doute. « Suis-je trop prompte en mes décisions ? »

– Ma dame, je vous servirai fidèlement, soyez-en sûre.

– Je l’espère, Faustine. Bienvenue.

L’allégresse de la femme rassura Jehanne. Elle avait bien fait. Cette femme lui serait loyale et ne la trahirait jamais. Elle avait besoin de compter sur des gens qu’elle avait choisis elle-même et qui lui devait tout. Elle tendit les mains dans un geste d’invite. Faustine s’approcha et elles s’embrassèrent brièvement sur les lèvres, scellant leur engagement.

***

Puisque Faustine était apparue au moment où Jehanne comptait s’entraîner aux armes, elle fut son adversaire. Elles échangèrent quelques passes avec un bâton. A son désappointement, Jehanne s’aperçut assez vite que Faustine n’avait aucune notion d’escrime – où les aurait-elle apprises ? Elle commençait à songer qu’il avait été insoucieux de sa part d’embaucher une personne si inexpérimentée comme sa garde personnelle : Faustine ne saurait la protéger avant un long entraînement. Mais, alors qu’elle songeait cela, Faustine tout à coup lâcha son bâton, prenant Jehanne au dépourvu et lui faisant légèrement perdre l’équilibre ; et soudain, la jeune femme était presque derrière elle, et lui avait saisi le poignet. L’instant d’après les deux bras de Jehanne étaient retournés dans son dos, fermement tenus par la poigne de Faustine, dans une position où il suffisait d’un rien pour qu’elle les lui brise. Jehanne poussa un jappement de surprise et de douleur. Son arme était à terre. Elle était tout à fait à la merci de Faustine. Un instant terrible elle crut que celle-ci était à la solde de ses ennemis ; mais aussitôt qu’elle eût prouvé sa supériorité, la jeune femme la lâcha.

Se massant les épaules, Jehanne la considéra, encore étourdie de l’exercice.

– Comment as-tu fait cela ?

– Il paraît que c’est ainsi que vous avez surpris votre frère, en lâchant votre arme au bon moment. N’ayez pas l’air si étonné. Le récit de votre duel a fait le tour du comté.

– Oh… bien… mais ce n’est pas ce que je voulais dire. Comment as-tu fait ensuite ?

– Apprenez-moi à me servir d’une lame, ma dame, et je vous apprendrai à vous servir de votre corps, répliqua Faustine avec un sourire.

Jehanne répondit à son sourire. Son estime pour la jeune femme remontait.

– Où as-tu appris à te battre ainsi ?

– Au village, les hommes s’amusaient à lutter les soirs de fête. Parfois les bagarres étaient plus sérieuses. J’étais de taille à m’affronter à eux, et cela m’amusait, alors je participais. Ils ne m’ont jamais repoussée comme l’ont fait les hommes d’ici. A Outrefime tout le monde connaissait ma force. Elle en avait aidé plus d’un.

Des larmes apparurent brusquement dans ses yeux. Jehanne sentit une nouvelle bouffée de culpabilité et de colère l’envahir.

– Je ne laisserai pas ce crime impuni, Faustine, sois-en sûre. Je connais celui qui l’a perpétré.

– Je pourrai le reconnaître, moi aussi. Je n’oublierai jamais son visage. Je serai votre instrument, si vous le voulez.

Faustine était debout, les bras croisés, les deux jambes fermement plantées dans le sol. Ses cheveux, d’une couleur auburn, étaient attachés en arrière d’une manière sévère. Ses yeux étaient humides, mais son visage était dur. Elle irradiait de force et de colère contenue. C’était une femme blessée et insoumise, elle n’avait jamais été le jouet de personne. Et elle proposait à Jehanne d’être son « instrument ». Jehanne se sentait dotée d’une puissance presque imméritée.

– Y a-t-il d’autres personnes qui ont survécu d’Outrefime ?

– Plusieurs familles ont pu réchapper. Elles se sont installées chez des parents, pour autant que j’en sais.

– Je les ferai chercher pour leur venir en aide.

– Vous êtes bonne, ma dame.

Jehanne ne se sentait pas particulièrement bonne : c’était sa culpabilité qui la poussait à venir en aide aux victimes de la chevauchée. Faustine n’avait pas mentionné d’amis ou de proches qui seraient restés en vie. Peut-être un jour lui raconterait-elle comme elle avait réchappé.

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