Les rescapées - 4
Tardivement, et grâce à une timide allusion de Tourse, Jehanne se souvint des hommes embusqués qui l’avaient attaquée alors qu’elle se rendait à Fonthubert, les anciens soldats d’Autremont. Ils étaient des brigands et des criminels, mais elle avait trouvé plus de loyauté parmi eux que dans sa propre demeure de Beljour. Elle missionna Tourse pour qu’il les retrouve et les ramène à Beljour.
Au sein de ses propres hommes, elle honorait ceux dont elle était sûre et leur donnait du pouvoir sur ceux dont elle se méfiait. Petit à petit, son autorité se réaffirmait et elle reprenait un peu de confiance.
Quelques semaines après l’évasion de Stéphane, un mystérieux envoyé parvint à son domaine. Il refusa de dire d’où il venait et assurait qu’il était porteur d’un message écrit pour dame Jehanne, et pour elle seule. Après avoir laissé le messager sous bonne garde, Jehanne s’isola pour lire le contenu de la missive, et eut un coup au cœur en parcourant les lignes. Le message était signé de père Simon, l’ancien chapelain d’Autremont, dont Jehanne n’avait pas eu de nouvelles depuis sa fuite du domaine avec Vivian. Il assurait qu’il était toujours son fidèle ami et qu’il relayait à l’écrit les propos d’une alliée que Jehanne possédait encore au château même – il n’en précisait pas le nom. Le prêtre l’avertissait que Victor pensait avoir trouvé la trace de Daniel de Mourjevoic et conséquemment de sa fille Amelina.
Était-ce un piège ? se demanda la comtesse, le cœur battant à tout rompre. Victor espérait-il l’attirer, et peut-être la capturer là-bas ? Mais pourquoi si loin ?
Le message la pressait d’agir vite, car Victor était déjà parti à la recherche des fugitifs, et au moment où elle lisait ces lignes il ne pouvait plus être bien loin de l’endroit en question – un village du nom de Saint-Benoît-la-Forêt. Plus de détails étaient données sur la localisation dudit village : il était situé à près de trois semaines de voyage pour une troupe montée de chevaux rapides. C’était plus de deux mois de voyage pour un homme à pied et vigoureux, et probablement plus si un enfant l’accompagnait. Mais Daniel avait pu fuir loin et longtemps.
Un tremblement incontrôlable parcourut Jehanne. C’était un piège, c’était forcément un piège, et en même temps si ça n’en était pas un ? Si Amelina et Daniel se trouvaient à vingt jours d’elle, mais en grand danger d’être trouvés par Victor avant elle…
– Aubin !
A peine eut-elle ouvert sa porte qu’elle buta contre son frère. Il attendait dans l’antichambre depuis le moment où elle avait reçu la lettre. Jehanne glissa la missive à son frère.
– Tu la liras seul. Je pars immédiatement. Daniel et Amelina sont peut-être trouvés, mais Victor peut les atteindre avant moi. Je serai absente un mois ou peut-être plus. Tu me représentes à partir de cet instant et tu disposes de tous les pouvoirs comtaux. M’as-tu bien comprise ?
Aubin changea de figure, et elle lut sur son visage une ancienne expression. Il tâchait de mettre des mots sur une émotion qui menaçait de le submerger. Enfin il y parvint :
– Tu me demandes de rester en arrière alors que tu te jettes au-devant du danger. Je ne peux pas l’accepter.
– Il le faut, Aubin, je t’en prie. Tu me défendras mieux ici, au château, disposant de toutes les forces de Beljour, s’il m’arrivait quelque chose. Tu es le seul auquel je peux confier mon autorité.
– Elle ne sera pas reconnue par tous. Tu le sais. Certains hommes sont encore fidèles à Stéphane.
– Je le sais… je suis désolée de te laisser ici dans ce nid de serpents… mais comprends-moi… si je rate cette chance, si par ma faute…
Jehanne sentit son cœur se serrer. Et si ses ennemis renversaient Aubin en son absence ? S’ils lui faisaient du mal ? « Mais je dois lui faire confiance. Il n’est plus un enfant qu’on protège. » Elle s’efforçait de ne pas fixer son bras mutilé dissimulé sous son manteau, mais ses yeux y glissèrent malgré elle. Aubin suivit son regard et, sembla-t-il, le cours de ses pensées.
– Je le ferai, dit-il finalement. Va et reviens-nous vite.
– Merci, Aubin.
Elle prit sa main, puis finalement le prit tout entier contre elle dans une brève étreinte.
– Quand je reviendrai, souffla-t-elle, je m’occuperai de ton mariage, je te le promets.
***
Victor reconnaissait sans plaisir le chemin qu’il avait pris pour visiter le saint ermite dont on lui avait vanté les miracles. Le dégel le rendait boueux et les chevaux laissait de profondes empreintes. Hommes et bêtes étaient couverts jusqu’aux jarrets de cette substance gluante et froide qui séchait en plaques brunes sur les tissus. Victor avait imposé un train d’enfer et n’avait permis que bien peu de haltes. Enfin, il reconnut l’amoncellement de chaumines, la petite église de pierre et le bois un peu plus loin. Victor arrêta son cheval et ses hommes l’imitèrent. Il hésitait. Comment s’assurer de la présence de ceux qu’il cherchait sans les alerter trop tôt ? Une autre raison moins avouable réfrénait son ardeur. Il sentait le mal tapi en lui qui n’attendait qu’un moment de faiblesse pour emporter son corps et son esprit. C’était l’œuvre de ce sorcier qu’il pourchassait… il redoutait toujours ses pouvoirs. Pourtant, loin du château des Autremont, ses crises étaient moins fréquentes.
– Penses-tu pouvoir retrouver l’endroit où tu l’as vu, Eric ?
– Je le crois, messire… c’était sur la droite du chemin principal, en direction du bois, peu après le four banal. Mais, messire, encore une fois…
– Nous verrons bien vite si c’était lui ou non, coupa Victor.
Il poussa sa monture, et ses hommes l’imitèrent. Sans doute aurait-il été plus prudent d’envoyer en avant des hommes inconnus de Daniel, mais il ne pouvait attendre ce genre de rapport. Si le bâtard était là, il fallait qu’il le confronte lui-même.
Son arrivée dérangea des oiseaux qui se désaltéraient dans les flaques et qui s’envolèrent en piaillant. Ils croisèrent quelques individus dépenaillés qui s’écartèrent de la route pour ne pas être écrasés, les yeux effarés.
– Ici, messire. L’homme que j’ai vu était devant cette maison.
C’était une basse chaumine comme toutes les autres. Elle ne disait rien à Victor. Mais il est vrai qu’il avait bien peu accordé son attention au village lui-même, lors de sa première visite, obnubilé par l’idée de l’ermite supposé le soulager de son mal. Des pleurs de bébés se faisaient entendre. Le duc fit un signe à ses hommes pour qu’ils encerclent le bâtiment, afin de couper toute retraite. Lorsqu’ils furent en place, Eric s’avança vers l’huis et y frappa vigoureusement. La porte s’ouvrit et une jeune femme apparut, ouvrant des yeux ébahis devant son visiteur. Elle avait un tout jeune bébé attaché contre elle à l’aide d’une grande pièce de laine, et un bambin de deux ou trois ans était accroché à ses jupes. Eric la salua courtoisement. Réfrénant son impatience, Victor resta en retrait et le laissa faire. Son écuyer était doué pour inspirer la confiance et délier les langues.
– Quels ravissants enfants ! Bonne femme, êtes-vous seule ?
– Oui… qui êtes-vous ?
– Nous sommes des voyageurs et nous souhaiterions vous acheter à boire et à manger. Nous venons visiter le père Thierry qui a fait merveilles pour mon maître l’an passé. Nous permettez-vous d’entrer ? Il fait fort humide et nous aimerions nous réchauffer un instant.
La jeune femme recula avec réticence.
– C’est la fin de l’hiver, messires, je n’ai pas grand-chose à vous proposer, si ce n’est un peu de brouet et une miche de pain.
– Cela sera parfait.
D’un coup d’œil, Victor examina la pièce. Il y avait deux grandes paillasses sur le sol. Une seule suffisait pour faire dormir un couple et l’aîné des enfants. Il chercha vainement du regard, mais rien d’autre ne permettait de soupçonner la présence de Daniel et d’Amelina. La femme ajouta une nouvelle bûche dans le petit âtre et agita les braises : les flammes s’élevèrent avec plus d’intensité, et l’atmosphère se réchauffa. La lumière incandescente faisait rougeoyer les joues de la jeune femme.
– Quel est votre nom, commère ?
– Estelle, messire…
Leur hôtesse posa devant eux une écuelle fumante. Eric hocha la tête en remerciement et poursuivit :
– Vous vivez seule ici ?
– Non pas… mon époux ne va pas tarder à revenir.
– Comment s’appelle votre époux ?
– Florent.
Victor commençait à sentir son sang lui bouillir. Soit ils faisaient entièrement fausse route, soit cette femme mentait. Se pouvait-il qu’elle soit l’épouse de Daniel ? Il observa les enfants avec intensité, mais rien en eux ne lui rappelait l’homme qu’il pourchassait. Si Daniel était dehors, ses hommes postés devant la maison allait le faire repérer. Il n’y avait plus temps pour les finasseries.
– Femme, nous avons besoin d’une information. Nous pouvons la payer bien plus cher que ce quignon de pain. As-tu connaissance d’un homme roux appelé Daniel, et d’une enfant d’environ cinq ans ?
– Oh !
La surprise de la jeune femme la trahit. Plus éloquent encore fut le silence qui suivit et pendant lequel son regard parcourut les hommes qui l’entouraient comme un oiseau sautillant. Victor sentit le sang lui battre.
– Tu le connais ! Où est-il ? Est-ce ton mari ?
– Non ! Il… il a vécu un temps ici, mais… il n’est plus là.
Elle recula imperceptiblement, son fils à la main. Que savait-elle au juste, qu’il soit si difficile de lui délier le bec ? D’un geste vif, Victor attrapa le garçonnet, l’arrachant à sa mère, et le mit sur ses genoux.
– Allons, femme, je ne te demande pas grand-chose, dit-il en s’efforçant de garder son calme. Parle-moi de cet homme et de la petite, et dis-moi où ils sont.
Les larmes apparurent dans les yeux d’Estelle. Elle comprenait parfaitement le péril où elle était, elle et ses enfants. Le bébé dans ses bras tournait la tête dans ses langes et ouvrait de grands yeux, mais il ne pleurait pas, comme saisi lui aussi de la gravité de la situation. Il ne pouvait pas avoir plus d’un mois.
– Je… je ne sais rien de lui. Ce n’est qu’un laboureur libre que… que nous avons embauché pour nous aider à travailler notre terre, il y a deux ans. Je ne sais pas d’où il vient.
– Qui est la petite ?
– Je… c’est sa nièce.
– Sa nièce, oui… son nom ? Je le saurai si tu me mens.
– A… Amelina.
Victor sentit un grand rugissement résonner dans sa poitrine. C’était bien eux. Il les avait enfin retrouvés.
– Où sont-ils ??
– Ils sont partis en pèlerinage… Je jure devant Dieu que je dis la vérité.
– Où ? Depuis quand ? cria Victor.
– A… à Saint Jacques de Compostelle. Il y a deux semaines de cela.
De rage, Victor jeta son écuelle contre le mur. La jeune femme eut un hoquet. Le garçon qu’il maintenait prisonnier éclata en sanglots.
– Par tous les damnés de l’enfer ! Femme, sais-tu seulement qui est cet homme ?
Estelle secoua la tête avec frénésie. Le bébé commença à geindre.
– Un bâtard, un enfant de sorcière, voilà qui il est ! Voilà des années qu’un mal me ronge à cause de lui ! Un laboureur, ah vraiment ! Foutus paysans crédules ! Il a passé au fil de l’épée plusieurs de mes meilleurs hommes… C’est un félon, un ensorceleur, un criminel ! Un voleur d’enfant ! Voilà trop longtemps que la potence l’attend !
Le bébé se mit à brailler. Terrifiée, Estelle jetait de fréquents coups d’œil vers la porte arrière de la maison, mais la pensée de son fils entre les mains de Victor la retenait sans doute.
– Tu ne peux pas t’échapper. La maison est cernée de mes hommes. Tout ne peut pas m’échapper toujours… Raaah !
Victor se leva, délaissant le garçon qui se précipita vers sa mère. Le duc jeta un regard circulaire dans cette demeure qui avait abrité deux ans durant son ennemi. Son regard s’arrêta sur le petit brasier dans l’âtre. Non, tout ne pouvait pas lui échapper toujours. Il eut un rictus mauvais, et s’empara d’une bûche dont seule une extrémité était déjà enflammée. Estelle émit une sorte de couinement. Victor fit signe à son écuyer de le suivre et franchit la porte sans plus accorder un regard de plus aux habitants du lieu. Il referma soigneusement la porte derrière lui. Les pleurs étouffés des enfants se faisaient encore entendre.
– Barrez la maison de tout côté, ordonna-t-il à ses hommes.
Il eut un sourire sauvage, sa torche incandescente à la main. Il ressentait un plaisir comme s’il accomplissait partiellement sa vengeance. Malgré le froid humide, le chaume brûlerait bien.
***
– Me reconnaissez-vous, Saint Thierry ?
L’œil droit de Thierry se plissa. Si le visage avait tardé à éveiller sa mémoire, la morgue coléreuse de l’homme le lui aurait certainement rappelé.
– Je ne suis nullement un saint.
– C’est pourtant ce que tous affirment. Un saint qui fait des miracles et guérit les maladies incurables… N’est-ce pas ?
Victor fit un pas en avant, mais rien de plus. Il était arrivé ivre de violence devant le petit ermitage, mais maintenant qu’il se trouvait devant le prêtre, sa fougue vengeresse était un peu tombée. Cet homme avait une certaine aura dont il ne pouvait se défendre, comme s’il était intouchable.
– Vos crises vous tourmentent-elles encore, mon fils ? répondit froidement Thierry.
– Elles me tourmentent, vous pouvez le dire. Et l’homme qui en est responsable était sous votre protection depuis deux ans.
La rage flamba de nouveau dans la poitrine de Victor.
– Vous m’avez accusé de mentir, et tout ce temps vous côtoyiez ce sorcier !
Il prit Thierry au collet, mais celui-ci aussitôt se dégagea, en lui saisissant le bras avec une rapidité et une vigueur insoupçonnées. L’homme de Dieu était bien plus fort qu’il ne le paraissait.
– Je ne comprends rien à vos affirmations. Vous venez chez moi armé comme pour la guerre, avec vos hommes. Si vous êtes venu pour la violence, je ne pourrais guère vous opposer de défense, mais craignez la colère du Christ.
Le ton de sa voix démentait ses paroles. D’une manière ou d’une autre, Thierry donnait l’impression qu’il opposerait forte partie à ceux qui s’en prendraient à lui. Il avait prononcé « Christ » d’une façon qui avait fait tressaillir Eric et les soldats.
– Daniel de Mourjevoic ! s’exclama Victor. Tout ce temps, il était ici, à Saint-Benoît ! Osez dire que vous ne saviez pas qui il était !
Cette fois, l’ermite parut légèrement déstabilisé.
– de… Mourjevoic ?
– Ne me dites pas que vous aussi vous le preniez pour un laboureur libre. Daniel et Amelina !
Victor vit qu’il avait fait mouche sur le visage du prêtre. Celui-ci énonça d’une voix lente :
– Vous ne les trouverez pas ici.
– Eh bien, je les poursuivrai jusqu’à Compostelle s’il le faut. Daniel est un sorcier, un hérétique, un criminel. Il m’a jeté cette malédiction qui me torture depuis des années. Vous, et ces maudits paysans, vous l’avez protégé.
A ces derniers mots, Thierry manifesta pour la première fois un mouvement de frayeur. « Estelle et Florent ! »
– Qu’avez-vous fait ?
Ses yeux se portèrent au loin. Rêvait-il cette odeur lointaine de fumée ?
– Qu’avez-vous fait ?? répéta-t-il en avançant vers Victor qui ne put s’empêcher d’esquisser un mouvement de recul.
– Justice, marmonna celui-ci, mais il ne put soutenir le regard du prêtre.
Un sentiment inavouable s’était fait jour dans son cœur. C’était la honte. Elle venait remplacer la fureur meurtrière dans son cœur comme l’antidote dilue le poison, et il se sentait faiblir. Ses yeux se dessillaient. Qu’était-il venu faire ?
– Malheureux ! clama l’ermite d’une voix terrible. Si vous êtes venu porter la destruction ici, si vous avez répandu le sang et le feu ! Dans le sang et le feu, vous aussi vous périrez !
Il y eut un frémissement parmi les soldats. Le courage de Victor se dissolvait à mesure que sa folie se dissipait. Il lui semblait qu’une ombre redoutable s’élevait derrière le religieux et joignait une puissance inconnue à sa prédiction.
– Partez ! rugit Thierry.
Eperdu de peur et de vergogne, Victor se détourna et courut presque retrouver son cheval, sans se soucier que ses hommes le suivent. Il n’avait plus qu’une hâte, s’éloigner de Saint-Benoît. Tout au long de sa course, il lui semblait que les flammes qu’il avait lui-même élevées le poursuivaient comme des langues infernales.
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