Etoile brillante - 1
Stella splendens in monte ut solis radium
Miraculis serato ex audi populum
Concurrunt universi gaudentes populi
Divites et egeni, grandes et parvuli
Les matins étaient encore parsemés de givre et l’air piquant brûlaient la gorge. Pourtant, les marcheurs chantaient. Leurs voix parfois à l’unisson, parfois en polyphonie, portaient leurs pas, les réchauffaient. Amelina avait commencé à mêler son chant timide d’enfant à celui des adultes. Quand elle chantait, nul bégaiement ne venait troubler sa locution.
Ils étaient quatre, quatre silhouettes avançant vaillamment, le bas de leur cape de bure mouillées par les herbes humides du chemin qui leur fouettaient les chevilles. Dans la boue à demi glacée, le pas des adultes dessinaient des traces profondes accompagnées des empreintes menues et légères de la petite fille. Deux frères avaient rejoint la marche de Daniel et Amelina, qui avaient profession du pèlerinage : de riches bourgeois ou seigneurs leur donnaient force monnaie pour se rendre en leur nom aux lieux de recueillement.
Les premiers jours de la petite et de son oncle n’avaient pas été faciles : quoique le gel fut passé, l’hiver était encore bien présent. Les nuits étaient glacées et les matins trempés de rosée. Mais la marche leur donnait du cœur, et l’arrivée de Louis et Gaétan Amiel, emplis d’expérience et de chants glanés sur les routes de Compostelle ou autres voies de pèlerinage, l’avait égayée. Daniel retrouvait l’apaisement donné par le rythme régulier de la marche, et la fatigue physique des fins de journées. L’objectif était simple, mais lointain : toutes les questions qu’il avait à se poser étaient de ne pas se tromper de route et faire en sorte de pouvoir se sustenter aux étapes. L’accueil fait aux pèlerins était souvent chaleureux, bien plus que lorsqu’il avait été vagabond : souvent on lui faisait des dons de nourriture, on le priait d’apporter sa prière à saint Michel pour ses hôtes. Le statut de pèlerin lui conférait une aura sacrée. Un nouvel élan de confiance le portait en avance, lui donnait de la force et ranimait timidement le sourire sur son visage.
Alors que le cantique se concluait, le grondement lointain de l’eau sembla prendre le relai. Bientôt ils arrivèrent en vue d’une rivière : son lit était plein à ras bord, toute gonflée qu’elle était des eaux de l’hiver. Il était tout à fait exclu de traverser à pied.
– Remontons son cours, proposa Louis, c’est notre direction. Il y aura bien un pont ou un gué quelque part.
Ainsi firent-ils. Malgré la difficulté qui se présentait à eux, Daniel se sentait le cœur léger et fredonnait doucement la mélodie du Stella splendens.
Ils marchèrent au bord des eaux vigoureuses un bon moment, avant d’atteindre un plateau où le lit était plus large et la course de la rivière un peu plus apaisée. En fait de pont, un passeur y était installé. Les voyant, il fit jouer sa perche pour amener son embarcation à eux. Daniel eut une grimace : leur bourse était déjà bien peu fournie et il ne savait comment nourrir Amelina et lui-même jusqu’à leur objectif. Il porta son regard en amont, réfléchissant : pouvait-il y avoir un autre passage où ils pourraient passer sans tirer monnaie, quitte à faire un détour ? Mais Gaétan plongea insouciamment la main dans son escarcelle et en sortit de quoi payer les quatre passages.
– Attends, Gaétan, commença à protester Daniel, mais le jeune homme le coupa.
– Bah ! Ne t’en fais pas ! Le sire qui nous envoie a été généreux, il veut être bien sûr que nous parviendrons jusqu’à Saint-Michel.
Ignorant les balbutiements de remerciement de leur comparse, les deux frères montèrent gaillardement dans l’embarcation, et tendirent les bras pour faire bondir Amelina après eux. Le passeur poussa sur sa perche et le véhicule glissa sur l’eau dans un léger clapotis. Un rayon de soleil perça la couverture de nuages, et les eaux grises se colorèrent d’irisations jaunes, vertes, rosées. Outre le lointain roulement de l’eau en aval, on n’entendait que le frémissement de la végétation sous la caresse du vent et la trille solitaire de quelque oiseau.
Lorsqu’ils mirent de nouveau pied à terre, les voyageurs ressentirent la légère différence de température : l’air y était plus chaud qu’au-dessus de l’eau, et le soleil se faisait maintenant plus présent. En face de l’endroit où s’arrêtait le passeur, on voyait des masures proches. Peut-être la promesse d’un repas offert. Les voix s’élevèrent de nouveau. Long, bien long était encore le chemin jusqu’au Mont Saint-Michel.
***
La neige achevait de se résorber en une bouillasse boueuse et glacée sous le pas des chevaux de la petite troupe. Le soleil basculait déjà vers l’horizon ; Jehanne espérait atteindre Saint-Benoît-la-Forêt le lendemain. Son corps était brisé par cette longue chevauchée trop peu interrompue de temps de repos, et elle devinait qu’il en était de même pour son escorte. Faustine et les quelques hommes qui l’entouraient avaient la mine sombre et fatiguée ; leur haleine formait de grands panaches dans l’air froid. Tous gardaient le silence, gagnés par la monotonie et l’épuisement du voyage.
Plongée dans une demi-torpeur, Jehanne mit un moment à réagir à l’injonction de sa garde du corps.
– Ma dame, regardez, devant nous !
Relevant les yeux, la jeune femme aperçut, à l’autre bout du chemin qu’ils empruntaient, la masse sombre d’une autre troupe à cheval qui se dirigeait vers eux. Elle ne distinguait pas encore le visage des cavaliers, mais une intuition terrible la saisit. Un murmure saisit les hommes qui l’entouraient, les montures ralentirent.
– Préparez vos armes, mais ne les montrez pas encore, ordonna la comtesse.
Les silhouettes s’agrandissaient, les détails des figures se faisaient plus visibles. L’homme qui menait la troupe se porta soudain au-devant d’elle, et les cavaliers accélérèrent pour le suivre. Sa tête nue était couverte d’un duvet de cheveux très clairs. Jehanne saisit avec vivacité son arc et encocha une flèche. Lorsque l’homme fut à portée de voix, elle lui cria :
– N’avance pas plus !
Le cavalier freina sa monture et ses hommes vinrent aussitôt l’entourer. Les deux troupes immobilisées se firent face. Jehanne sentit ses bras qui bandaient l’arc trembler. Elle aurait dû prévoir cette issue. Il n’y avait guère qu’une route qui menait à Saint-Benoît – qu’on vienne de Beljour ou d’Autremont.
– Jehanne ! s’exclama Victor.
Son regard trop clair semblait plus égaré que jamais, cerné de rouge. Il brillait d’une lueur démente, tandis qu’il fixait Jehanne comme si elle était une apparition de la Vierge, malgré la pointe mortelle dont elle le menaçait.
– Jehanne… on m’a donc dit la vérité ! Vivante et devant moi… la Providence t’envoie à moi…
Son visage était extatique. Tout en le surveillant du coin de l’œil, Jehanne examinait ceux qui l’accompagnaient. Elle ne voyait nulle trace ni de Daniel ni d’Amelina. Pourtant Victor ne pouvait venir que de Saint-Benoît. L’escorte de Victor était plus forte que la sienne – une quinzaine d’homme contre une dizaine.
– Je sais ce que tu es venu chercher ici, Victor. Qu’as-tu fait de Daniel et Amelina ?
L’expression de Victor changea. La tension dans les bras de Jehanne devenait pénible. Elle ne faiblit pas. Si Victor avait tué les siens, la flèche finirait dans son cœur – et tant pis pour les conséquences.
– Je ne les ai pas trouvés, Jehanne… Crois-moi. Je ne veux aucun mal à ta fille. Je te l’aurais rendue, en gage de mon amitié. Je ne suis plus ton ennemi ! Je n’ai jamais souhaité ta mort, je m’en désespérais…
La pointe qui s’était un instant baissée se releva vers Victor. Faustine se tendit aux côtés de sa maîtresse, touchant la dague à sa ceinture.
– Tu as mené mon époux à la mort, usurpé son titre, pourchassé ma fille, ravagé mes terres ! Il n’y a pas d’amitié entre nous, Victor !
– Laisse-moi réparer mes torts envers toi… viens avec moi ! Je te rendrai ton titre de duchesse. Je te ferai d’autres enfants. Je te chérirai comme nul homme n’a su le faire. Tu auras tout ce que tu désires… Sois ma femme !
Jehanne rougit de colère, mais Victor enchaîna aussitôt :
– Veux-tu une preuve de ma bonne foi ? Ton frère Stéphane s’est jeté dans mes bras. Il espérait te renverser, avec mon aide. Sur un mot de toi, je te le rends… ou je t’en débarrasse à jamais. Tu n’as qu’à dire !
Jehanne fut prise de court. Quelle folie avait pris son frère ? Et pourquoi le courrier qui l’avait amenée là n’en avait-il rien dit ? Victor mentait-il ?
– Viens avec moi, et tu verras ! enchérit Victor.
– Je ne t’accompagnerai pas, Victor. Je n’ai pas oublié ce que tu as fait subir à Vivian et son escorte quand tu l’as courtoisement invité en ta demeure.
– C’était d’autres temps, Jehanne… des temps de guerre… faisons la paix, toi et moi !
– Si tu dis vrai… ramène mon frère à Beljour. Vivant… mais sous bonne garde.
– Comtesse, il en sera fait selon ta volonté. Ne me laisseras-tu aucun signe en échange de notre alliance ?
Jehanne réfréna sa fureur devant tant d’outrecuidance. Maîtrisant sa voix, elle énonça :
– Ne parle trop tôt d’alliance, Victor. Renonce à poursuivre ma fille et mon beau-frère, si tu veux tant la paix.
La douleur dans ses bras devenait trop intense : elle débanda l’arc. Un sourire étira les lèvres de Victor, mais ses yeux se firent de glace.
– Je jure que je ne ferai aucun mal à ta fille. Allons, belle dame, nous nous reverrons bientôt, je l’espère.
Il la salua avec une déférence exagérée, et poussa son cheval. Sa troupe le suivit ; Eric d’Orge darda en passant un regard sur la comtesse. Bientôt les chevaux furent loin.
Un silence de plomb s’installa autour de Jehanne. Quand elle croisa le regard de Faustine, celle-ci détourna vivement le visage. Jehanne ferma les yeux un instant, jusqu’à ce que le calme revienne en elle. Puis elle les rouvrit et ordonna :
– Poursuivons jusqu’à Saint-Benoît. Victor ne m’a pas tout dit.
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