Etoile brillante - 2
Tandis qu’ils chevauchaient de nouveau, Jehanne se tourna vers sa garde du corps, à son côté. Elle n’était pas des plus à l’aise sur un cheval, mais sa monture suivait le train de celui de Jehanne. Le visage de Faustine était fermé.
– Dis ce que tu as sur le cœur, Faustine.
– Ma dame… vous l’aviez au bout de votre flèche.
Jehanne inspira un grand coup.
– Faustine, ta colère est aussi la mienne et tu le sais. Mais ses hommes étaient plus nombreux que les nôtres. J’ai rêvé de l’abattre, mais ç'eut été nous envoyer à la mort.
– Vous sembliez prête à accepter la paix qu’il vous proposait… et même de…
– Je ne serai jamais sa femme, répliqua vivement Jehanne, et il n’y aura jamais de paix entre nous. Mais je n’étais pas en position de force pour le proclamer. S’il l’avait voulu, il eût pu tous nous faire prisonniers.
– Vous seriez-vous rendue sans combattre ?
– Certes non, sois-en sûre. Mais puisque nous sommes libres, il n’est pas trop tard pour agir. A quoi bon la vengeance si nous y périssons ? Qui vengera ta mort, Faustine ? Je ne renonce pas. Victor tombera, mais pas sous les coups d’une escarmouche de fortune.
Jehanne se détourna. Les reproches de sa garde étaient lourds en son cœur déjà trop plein du désarroi instillé par Victor. Elle savait d’avance qu’elle ne trouverait pas au bout du chemin ceux qu’elle cherchait depuis si longtemps. La Providence se moquait d’elle et les silhouettes chéries semblaient fuir à son approche, toujours inaccessibles. Et si Victor avait menti, et qu’elle chevauchait vers des cadavres ?
***
Saint-Benoît-la-Forêt se profilait enfin.
Les cavaliers ralentirent spontanément le pas à l’approche des habitations. Un silence lugubre régnait sur le village encore plongé dans l’inactivité de l’hiver. Les habitants restaient calfeutrés chez eux, la troupe ne percevait que quelques rares silhouettes sur le pas des maisons. Un peu au-delà du village, un fouillis de branches dénudées marquait le début d’un bois.
Apercevant une femme devant son porche, Jehanne démonta et vint la saluer. Se trouvaient-ils bien à la commune franche de Saint-Benoît-la-Forêt ? La femme, qui avait à peine levé la tête à leur arrivée, acquiesça avec fort peu de mots.
– Je cherche un homme du nom de Daniel et une enfant de cinq ans, qui s’appelle Amelina. Savez-vous où je puis les trouver ?
Il y eut un silence. Le visage de la femme était impénétrable sous sa coiffe. Jehanne retenait sa respiration. Pourquoi tardait-elle à répondre ?
– Connais personne de ce nom-là, finit-elle par lâcher.
Puis, brusquement et sans plus de salutation, la paysanne se leva et s’engouffra dans sa maison. Le bruit d’une barre qu’on installe pour bloquer une porte se fit entendre.
Interloquée, Jehanne resta une minute devant la maison. Elle voulut frapper à l’huis, mais Faustine posa sa main sur son épaule :
– Demandons à quelqu’un d’autre, ma dame.
Jehanne suivit son conseil, trop confuse pour prendre elle-même une décision. Elle devinait que la venue de Victor n’était pas pour rien dans cette méfiance évidente et la crainte se refermait sur son cœur comme une serre. Au moment où elles faisaient demi-tour, es deux femmes aperçurent un gamin jaillir de l’arrière de la maison devant laquelle elles s’étaient arrêtées. Sa silhouette grêle fila vers le bois. La soldate fronça les sourcils et sa main vint d’instinct vérifier la présence de sa dague à sa ceinture.
Les deux femmes interpellèrent deux enfants accroupis devant une flaque, qui poussaient du bâton quelque objet ou animal à la surface de l’eau. Ils ouvrirent de grands yeux en apercevant le train comtal. Jehanne réitéra ses questions, s’efforçant d’adopter un ton rassurant pour ne pas effaroucher les enfants. Ceux-ci réagirent particulièrement au nom de sa fille.
– Amelina ? Elle est partie, affirma un des gamins.
Le cœur de Jehanne rata un ou deux battements.
– Partie où ? dit-elle dans un filet de voix.
Le gamin haussa les épaules avec ignorance.
– Où habitait-elle, dis-moi ? demanda Faustine, arrivant à la rescousse de sa maîtresse.
La petite fille leva un doigt mouillé vers l’autre bout du village.
– Chez l’Estelle et le Florent. Mais ça a brûlé.
Une voix impérieuse s’éleva. Les enfants bondirent. Un homme venait d’apparaître et les appelaient. Bientôt ils eurent disparu derrière une autre porte qu’on barrait, devinait Jehanne, comme la précédente.
Sans remonter sur son cheval, elle s’élança en avant. Elle devina bientôt la silhouette de sa garde du corps dans le coin de son champ de vision. Derrière elle, le pas seul des chevaux laissait comprendre que le reste de son escorte la suivait.
Elle la vit bientôt, sur la droite du chemin. La toiture et charpente avait presque disparus, seuls quelques débris noircis subsistaient çà et là. Des pans de murs se laissaient encore voir, dessinant un carré pitoyablement crevé, ouvert au ciel. La chaumine n’était plus qu’un décombre.
Jehanne resta de longs moments immobile devant la scène de destruction. Faustine vint se mettre aux côtés de sa maîtresse, sans la toucher.
– Quand le petit a dit… qu’elle était « partie », Faustine… crois-tu qu’il voulait dire…
– Il faut aller aux nouvelles, ma dame…
Faustine vit avant elle la silhouette solitaire qui se dirigeait vers eux, dans une démarche titubante. Jehanne croisa un regard fou et eut un mouvement de recul. Les yeux de l’homme étaient démesurément écarquillés et de grands poches rouges les cernaient. Il semblait ne pas avoir dormi depuis plusieurs nuits. Ses cheveux étaient d’un blond sale et ses vêtements étaient étrangement lacérés. Sa main était crispée sur une pierre menaçante.
– Qui êtes-vous… qui êtes-vous ? hoqueta-t-il. C’est vous qui avez fait ça ? Vous êtes revenus admirer votre œuvre ?
– N’approche pas plus, avertit Faustine en s’interposant entre lui et sa maîtresse.
– Vous m’avez oublié moi… eh bien finissez votre tâche ! Sinon, c’est moi qui vous finis !
Avec une rapidité inattendue, la pierre jaillit. Elle atteignit Faustine au bras. Derrière les deux femmes, la troupe en armes eut un murmure de colère ; mais déjà, la garde du corps s’était jetée sur le malheureux fou. Il ne se débattit guère, non plus lorsque la lame de Faustine se pressa contre sa gorge. La soldate s’immobilisa, emplie de pitié. De toute évidence, l’homme voulait mourir. Le désespoir seul le faisait agir ainsi.
– Arrêtez !
L’enfant que Faustine avait aperçu plus tôt était de retour, accompagné d’une grande figure enveloppée d’une chape sombre. C’était un homme déjà âgé mais encore vigoureux. Tout – sa posture, sa mise, la croix sur son torse – indiquait un religieux.
– Ne faites pas de mal à ce pauvre homme, ma fille. Il a subi une douleur telle qu’il faut lui pardonner ses agissements. Il ne mérite que votre compassion.
– Il l’a déjà, murmura Faustine en se relevant et en tendant une main vers le jeune homme.
Mais il ne la prit pas et resta étendu dans la boue glacée, le visage vers le ciel. Des larmes coulaient sans discontinuer de ses yeux grands ouverts.
– Qui êtes-vous ? Etes-vous liés à ce drame ?
Le regard du prêtre s’était fait inquisiteur.
– Mon nom est Jehanne de Beljour, mon père, dit la comtesse d’une voix tremblante. Je suis la mère d’Amelina, et je cherche mon enfant.
Les sourcils du vieil homme s’arquèrent.
– Etes-vous sûre qu’il s’agit de la même Amelina ? Celle qui vivait ici n’avait plus que son oncle.
– Daniel de Mourjevoic. Oui… c’est son oncle. Le frère de feu mon époux.
A l’évocation de ce nom, le visage du prêtre s’assouplit quelque peu.
– Je suis le père Thierry. J’ai connu d’autres personnes qui cherchaient Daniel et Amelina, et qui ne leur voulaient pas, à ce qu’il semble, que du bien.
– Victor de Galefeuille, n’est-ce pas ? Est-ce lui…
Jehanne eut un mouvement vers la ruine calcinée.
– Il a enfermé ses habitants, Estelle et ses deux enfants, à l’intérieur de leur propre demeure, et y a mis le feu. Ce pauvre homme, Florent, est leur mari et père.
Des larmes apparurent dans les yeux de Jehanne qu’elle ne chercha pas à retenir. Florent continuait de fixer le ciel comme si son esprit y flottait déjà. « C’était « d’autres temps », Victor ! » pensa la comtesse avec rage. « Fieffé menteur ! Tu ne cesseras jamais tes exactions ! »
– Et… qu’en est-il…
– Daniel et Amelina ne se trouvaient pas avec eux. Ils étaient partis depuis déjà un moment.
– Partis où ? Dites-moi, je vous en prie… Victor le sait-il ?
– Je crois, fit Thierry en observant son interlocutrice attentivement, je crois qu’Estelle… est parvenue à le mener sur la mauvaise route.
– Mon père, je vous en prie…
Thierry s’agenouilla auprès de Florent et le releva. Le jeune homme se laissa faire comme une poupée.
– Aidez-moi à l’amener à mon ermitage, voulez-vous ?
***
Jehanne resta s’entretenir avec l’ermite pendant près d’une heure. A l’exception de Faustine, ses hommes attendaient à l’extérieur, frissonnant dans l’humidité glacée du bois. Enfin, la comtesse sortit. Une détermination qu’on lui connaissait bien était revenue sur son visage. Elle appela Armand en premier lieu.
– Daniel et Amelina sont sur la route du Mont Saint-Michel. Cherche-les et ramène-les à Beljour, je t’en prie. Prends l’épée de Daniel et… ceci, au cas où Daniel ne croirait pas que tu viens de ma part.
Elle fit glisser de sa main la bague d’émeraudes et de topazes qui ne l’avaient jamais quittée. Armand la mit précieusement à son petit doigt. Il savait le prix que la comtesse attachait à ce bijou qui lui venait de sa mère.
– Et vous, ma dame ?
– Aubin a besoin de moi… et Victor me sait hors de mes murs, il pourrait en profiter. Je ne puis rester loin de Beljour plus longtemps. Florent vient avec nous, déclara-t-elle au reste de la troupe. Il m’en a fait la demande lui-même.
Jehanne ne montra rien de ce qu’il lui en coûtait d’abandonner la quête personnelle de sa fille et de son chevalier. Elle pensait de nouveau en comtesse, désormais. Trop de gens dépendaient d’elle pour qu’elle puisse suivre les élans de son cœur au risque de son existence. Saurait-elle de nouveau affronter et vaincre son frère aujourd’hui ? Elle en doutait.
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