Etoile brillante - 3

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Les rayons rasants du soir, traversant les vitraux gris de la demeure de Serge de Lahis, déposaient des reflets fauves sur les cheveux d’Elaine et rendaient ses iris translucides comme de l’eau. Malgré cette lumière flatteuse et l’attitude suppliante de la jeune fille, rien ne faisait plier l’intransigeance de son père. Le légiste se tenait campé dans le sol, mais son bras s’élevait parfois dans un geste furieux.

– Je t’ai voulu duchesse, et duchesse tu resteras !

– Je vous en prie, mon père… vous ne savez pas de quoi il est capable !

– Pas de te faire un enfant, j’entends bien ! Eh bien, ma fille, efforce-toi de l’amener dans ta couche aussi tôt que possible ! Es-tu trop peu dégourdie pour cela ?

La dureté de son père amena des larmes dans les yeux d’Elaine.

– Il est violent, il… il ne veut pas de moi ! Il veut épouser la comtesse de Beljour. Il a demandé à annuler le mariage ! Il n’essaiera plus de me toucher, sans quoi il n’aura pas gain de cause.

Serge entama une marche nerveuse devant l’âtre éteint. Elaine grelottait dans le cabinet glacial. L’homme ne semblait pas sensible à la température hivernale. L’obscurité s’épaississait autour d’eux et effaçait petit à petit les détails du plafond et des tapisseries.

– Il n’aura pas gain de cause. J’ai des relations, moi aussi, et j’y veille. Il n’obtiendra pas son annulation, entends-tu ? Quant à toi, tâche de faire ton devoir. Ta place est au château et nulle part ailleurs, sans quoi personne ne te reconnaîtra comme châtelaine ! Victor est une tête faible et manipulable. Avec de l’habileté, tu devrais être capable d’en faire ta marionnette.

« Mais le ciel ne m’a pas octroyé une fille de cette trempe », songea Serge en abaissant le regard sur la silhouette éplorée qui lui faisait face. « Et dame Jehanne qui revient d’entre les morts ! Rien ne se passe comme prévu. J’ai placé des pions trop faibles. »

Il s’efforça pourtant de s’adoucir dans une dernière tentative de raisonner sa progéniture.

– Tu es jeune, ma fille, mais tu dois grandir. Montre au monde que tu es une duchesse. Victor est absent, très bien ! Donne des réceptions, invite des artistes en vogue et deviens leur mécène, que sais-je ? Noue des relations avec les vassaux de Victor, attire-toi leur loyauté. Prends leurs filles comme dames de compagnie, use de ton charme – mais garde tes distances ! Tu es duchesse d’Autremont et fille d’un agent du roi : démontre-leur quel pouvoir est le tien. Quand Victor reviendra, fais-lui comprendre qu’il est dans son intérêt de te garder à ses côtés. Séduis-le, fais-lui un héritier. Ta position sera assurée alors. La comtesse de Beljour n’est pas une menace pour l’instant : elle est trop occupée à retrouver sa fille et à affermir son pouvoir sur son comté pour se préoccuper d’Autremont. Je doute fort qu’elle accueille favorablement toute proposition maritale de Victor : quand il l’aura compris, il renoncera à cette idée.

***

La partie la plus ardue du pèlerinage était devant eux : de hauts massifs encore cernés de neige. Un col permettait de le traverser : cette route avait été rouverte deux semaines auparavant, après la rupture hivernale, mais des chutes tardives de neige étaient survenues les jours précédents. De grandes discussions animaient le refuge ce jour-là, où d’autres pèlerins et voyageurs patientaient en attendant le moment propice de tenter la traversée de la montagne.

– Voilà plus d’un jour et une nuit que la neige s’est arrêtée. Elle s’est tassée et solidifiée, le chemin doit être praticable maintenant.

– Tu ne sais pas ce qui est tombé, l’ami ! Il y a des glacières dans lesquelles un homme peut disparaître.

– Un des passages est sur une corniche étroite et la neige empêche de bien voir le bord. C’est traître comme Judas. Sans parler que ça glisse.

– Et si la neige recommence avant qu’on soit arrivés de l’autre côté ?

Le feu crépitait ; sa fumée, mal évacuée, épaississait l’atmosphère. Proche du foyer, on se brûlait le visage, mais loin, on grelottait. Amelina tâchait de trouver la distance idéale entre les jambes des occupants, pendant que les répliques fusaient au-dessus de sa tête.

– Le vent est tombé. Je crois pas que la neige reviendra avant un moment.

– De toute façon, moi, je peux pas attendre. J’ai pas assez de vivres pour passer des jours ici.

– On pourrait faire demi-tour et contourner…

– On perdrait des semaines à chercher une autre route ! De toute façon, il faut bien passer ces montagnes un jour ou l’autre !

Il y eut quelques murmures d’assentiment. L’homme qui avait parlé enchérit :

– Il fait beau, pour le moment. On devrait en profiter avant que ça se gâte de nouveau. Moi, je tente la traversée demain. Qui en est ?

Il y eut un moment de flottement, puis quelques voix rejoignirent le téméraire.

– Je viens avec toi.

Une femme se dressa, sa forte stature attirant aussitôt les regards sur elle.

– A plusieurs on a plus de chances de s’en tirer, déclara-t-elle.

– Nous venons également, fit Daniel. Je veux dire Amelina et moi, acheva-t-il en se tournant vers les deux frères. Je ne vous oblige à rien.

Ceux-ci échangèrent un regard et eurent une moue d’acquiescement.

– Allons ! On ne va pas arrêter maintenant un si bon compagnonnage.

– C’est bien tenté, Daniel, mais tu ne te débarrasseras pas de nous comme ça.

Un petit garçon quitta les jambes de la femme qui avait parlé plus tôt et vint s’asseoir à côté d’Amelina.

– Nous aussi, on est compagnons maintenant, déclara-t-il en réponse à son regard. Tu es toute petite, tu pourrais disparaître dans les trous de neige. Je te tiendrai la main.

Amelina eut une moue dédaigneuse.

– J’ai pas besoin de t… toi. Mon oncle me p… prendra sur ses épaules.

– Tu as tort, c’est bien plus amusant de marcher en raquettes.

– En quoi ?

– C’est des sortes de chaussures juste faites pour la neige, tu vas voir. Je m’appelle Léon.

– Amelina.

Le garçon la considéra avec grand sérieux.

– On est amis maintenant, déclara-t-il.

***

Au début, la randonnée avait commencé sous de bons auspices. Le soleil apparaissait à travers des voiles blancs. Les raquettes de fortune, fabriquée par les voyageurs pendant leurs heures d’attentes, leur permettaient de traverser les étendues neigeuses sans difficulté excessive. Léon avait raison : c’était amusant de faire glisser la surface quadrillée sur la grande couverture blanche. Amelina n’avait jamais vu tant de neige, et serait bien restée s’y amuser avec son ami, si Daniel et les autres adultes ne les pressaient pas tant vers l’avant.

C’est que le vent s’était levé et le ciel avait blanchi. L’air commença à les fouetter en rafales puis en vrilles : Amelina s’accrocha à son bonnet. La température chutait. Léon la poussait, très impliqué dans le rôle de protecteur plus âgé dans lequel il s’était engagé. Des murmures inquiets s’élevaient parmi la petite troupe et plus d’un commençaient déjà à regretter leur audace.

Daniel regardait autour de lui. Malgré la situation périlleuse dans laquelle ils se trouvaient, la beauté de la montagne enneigée ne cessait de frapper sa pupille. Jamais il ne l’avait vue ainsi, des lieues et des lieues se déroulaient devant ses yeux dans un manteau de blancheur percé çà et là d’arêtes rocheuses brillantes comme des gemmes. Il était maintenu dans un état d’émerveillement comme un sortilège, même lorsqu’il avait fallu passer la corniche et que la terreur du vide avait failli l’avaler vers ces splendeurs qu’il admirait. Il lui semblait être dans un autre monde, un monde interdit aux mortels et dont il allait payer la violation.

Par ailleurs, jamais il n’avait eu si mal aux pieds. Aux genoux. Aux chevilles. A tout ce que son corps comptait d’articulations. Dans les côtes, l’effort brûlait ses cuisses. Comment Amelina pouvait-elle ainsi bondir comme un chamois ?

Des flocons timides firent leur apparition, et des gémissements s’élevèrent. Les voyageurs pressaient le pas, tant que la route était visible. Mais bientôt des dissensions éclatèrent quant à la route à suivre : le chemin était moins clair encore, sous l’épaisse couche de neige. Finalement le groupe opta pour un escarpement qui semblait plus aisé. Bientôt ils marchèrent courbés sous les rafales de neige. La visibilité devenait critique et bientôt le panorama disparut aux yeux de Daniel. La femme qui marchait devant Daniel se tourna vers lui, son fils Léon à ses côtés. Elle mit ses mains en porte-voix pour crier :

– Cherchons un abri ! Ça ne sert à rien de continuer ainsi !

Sa silhouette vigoureuse les guida, Amelina et lui, vers un renfoncement rocheux qui était presque une caverne. Ils s’y engouffrèrent : l’obscurité les enveloppa, seule l’ouverture éclatait de lumière neigeuse. Ils se pelotonnèrent les uns contre les autres. Le simple arrêt du fouet du vent contre son visage et de la lutte pour avancer apportait un intense soulagement à Daniel, et il sut gré à la femme d’avoir pris l’initiative de les mettre à l’abri. En plus de les protéger un peu du froid, la cavité leur permettait de communiquer sans hurler.

– Où sont les autres ?

– Ils étaient en avant, je ne sais pas s’ils se sont arrêtés.

Léon et Amelina vinrent se blottir entre les deux corps chauds des adultes.

– Mon nom est Bérengère, déclara la femme. Tu connais déjà mon fils Léon, je crois, petite ? Quel est ton nom ?

– Amelina, intervint le Léon tout fier.

– Ne parle pas à la place des gens, rabroua sa mère. Et toi ?

– Daniel le Rouge.

Ils conversèrent un moment. Les bourrasques neigeuses ne s’apaisaient guère, et le silence finit par retomber. Tous observaient les tourbillons blancs dans l’espoir d’y voir une accalmie. Daniel ne se souvenait pas avoir eu si froid, même lorsqu’il avait cherché Amelina à travers le bois. Ses vêtements étaient trempés, ses pieds en particulier étaient gelés, tout comme ses mains sur lesquelles il soufflait inutilement, espérant les faire revenir à la vie. L’inaction et le froid l’entraînaient dans une torpeur irrésistible et il finit par fermer les yeux.

Un contact très doux sur son visage le réveilla. Il voulut ouvrir les yeux, mais ses paupières restèrent collées. Les doigts délicats s’élevèrent alors à ses yeux et en ôtèrent le givre. Descellant ses paupières, il croisa le sourire d’Amelina.

– La neige s’est calmée, fit la voix de Bérengère. Il ne reste plus beaucoup d’heures de jours, nous devons nous hâter. Es-tu prêt ?

Il déplia son corps avec difficulté. Une couverture tomba de ses genoux, qui n’était pas sienne.

– Vous aviez l’air proche de mourir de froid, lui dit sa compagne de route avec un léger sourire.

– Grand merci, Bérengère.

– Ne tardons plus. Peux-tu marcher ?

Il fit signe que oui, quoique ses orteils gourds peinaient à supporter le poids de son corps. Amelina le devança. Rien ne pouvait donc abattre sa vigueur d’enfant ?

Il fallut grimper la couche de neige qui s’était formé devant leur abri. Le ciel était encore blanc, mais les flocons s’étaient raréfiés et le vent était retombé. Par où aller ?

– Là ! J’ai trouvé un tertre ! cria Léon, tout excité. C’est par là !

– Bien, mon fils !

La neige s’enfonçait un peu trop profondément sous leurs pas malgré les raquettes, mais ils pouvaient avancer. Un silence ouaté régnait désormais sur les montagnes, bienvenu après les chuintements violents du vent. Frissonnant et éreinté, Daniel sentait pourtant son énergie renaître avec l’espoir. Le Stella splendens naquit spontanément dans sa gorge, bientôt accompagné de la douce voix de Bérengère.

Stella splendens in monte ut solis radium…

Etoile radieuse qui brille sur la montagne comme un rayon de soleil…

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