Casus belli - 1
De retour à Beljour, la comtesse ne perdit plus de temps.
Elle convoqua ses vassaux pour qu’ils lui prêtent à nouveau serment, officialisant la récupération de son pouvoir sur Stéphane. Elle accorda une importance toute particulière à l’invitation envoyée à Arnaud de Miron, le père de Camille.
Le jour dit, elle organisa une réception fastueuse. L’on sortait de l’hiver, mais Jehanne n’hésita pas à puiser généreusement dans les réserves du château pour fournir sa table : potages, rôts, pâtés défilèrent aux repas, le tout servi d’une abondante quantité de vin, hydromel et hypocras. Elle fit venir tout ce que sa région comptait de ménestrels et autres amuseurs ; des spectacles s’enchaînaient pendant et entre les repas. Elle étourdit ses invités par la vue, l’ouïe et la bouche. Il fallait faire comprendre à tous que la comtesse était de retour et que la liesse était de mise.
Liesse que Jehanne était bien loin d’éprouver en son cœur. Mais son cœur en l’occurrence importait peu. La joie aussi pouvait être politique. Elle fut courtisée par certains de ses vassaux, veufs ou célibataires : la place de comte de Beljour était libre, et se disputait chèrement. Cependant Jehanne ne songeait pas encore à former alliance, redoutant qu’un homme n’accapare son pouvoir, et peu désireuse de partager son lit avec un ambitieux : il n’était que trop clair que le calcul seul motivait ses prétendants, aux regards dégoûtés qu’elle surprenait parfois sur sa cicatrice et sa main mutilée. En revanche, elle espérait pouvoir engager enfin la main de son frère.
La veille de l’hommage, un premier festin était organisé. Au moment de se mettre à table, Jehanne invita le sire de Miron à sa droite, ce qui était une grande faveur. Arnaud était veuf, et la comtesse était consciente que la situation allait attirer des jaseries, mais passait outre pour son frère.
Elle fut affable avec lui toute la repue, mais lui ne répondit guère. Il restait distant et laconique. A la parfin, peu avant d’attaquer les gaufres qui parachevaient le festin, elle se jeta à l’eau.
– Dites-moi, sire de Miron, avez-vous des prétendants pour votre fille Camille ?
Il eut un rictus, découvrant des petites dents de carnassier. Son expression semblait vouloir dire : « nous y voilà enfin ! »
– Oui, ma dame, j’ai quelques noms. Je me fixerai bientôt sur l’un d’eux.
– Eh bien… j’ai une alliance à vous proposer, sire de Miron.
– Je sais laquelle, dit-il abruptement avant qu’elle eût pu achever. Vous voulez marier ma fille à votre frère Aubin. Cela ne saurait être.
Jehanne s’efforça de garder son calme devant la brutalité du refus.
– Puis-je savoir pourquoi ?
– Ne faites pas semblant. Vous savez bien pourquoi.
Arnaud jeta un regard écœuré en direction d’Aubin, assis quelques sièges plus loin. Le jouvenceau croisa ses yeux et baissa aussitôt les siens. Le sire de Miron eut un reniflement de mépris.
– Jamais ma fille n’épousera ce… cet avorton infirme, à demi demeuré.
Jehanne s’empourpra et abandonna toute courtoisie.
– Sire de Miron, je vous enjoins à parler avec plus de respect du frère de votre comtesse.
– Frère de la comtesse ou non, la réponse est la même.
– Avez-vous conscience que le rang d’Aubin est bien supérieur au vôtre et que cette union serait hautement hypergamique pour Camille ?
– Votre frère n’a même pas de fief.
– Il en aura un à son mariage. Plus important que les quelques villages sur lesquels vous êtes seigneur… et sous ma vassalité. Votre fille peut s’élever à une condition de noblesse bien supérieure à la vôtre, et vous rejetez cela avec mépris ?
– Avec un tel mari, elle sera la risée de tous. La noblesse n’est pas tout. Je veux pour ma fille au moins un homme qui soit capable de la protéger et de l’honorer. Je parie que votre frère n’est même pas capable de tenir roide son épée.
– Vous passez les bornes.
– Croyez-vous que vous ayez pouvoir sur mon choix d’un mari pour ma fille ? Eh bien, vous vous trompez fort.
– Et vous, vous vous trompez plus fortement encore si vous croyez que vous pouvez insulter votre suzeraine impunément.
– Suzeraine ? Cela reste à voir. On ne devrait pas laisser les femelles gouverner des hommes. Votre frère Stéphane avait suffisamment de sens pour ne pas me faire une telle proposition. C’était une erreur pour moi de venir aujourd’hui.
– Sire Arnaud, vous êtes venu me rendre hommage.
– J’ai déjà rendu hommage à sire Stéphane. Combien de fois dois-je prêter allégeance ?
– Stéphane occupait en usurpateur le trône comtal.
– Il est le premier fils. Il serait temps que votre lignée s’accorde avec les usages de notre temps.
– Osez-vous contester ma légitimité ?
– Il faut bien que quelqu’un s’en charge.
Les conversations s’étaient éteintes autour de la tablée. Ce fut dans un silence épais que le sire de Miron se leva.
– Merci pour votre hospitalité, dame Jehanne, je n’en abuserai pas plus longtemps.
– Sire Arnaud, si vous ne me prêtez pas serment demain, vous serez considéré comme un traître.
Arnaud eut un rictus et fit de la main un moqueur mouvement d’adieu. Il quitta la table de son hôtesse.
***
– Gontran, où est la comtesse ? Elle n’est pas dans ses appartements.
– Je crois qu’elle est à la salle des gardes de la tour ouest, ma damoiselle.
Quand Camille parvint à ladite salle, elle y trouva en effet Jehanne, en grande tenue pour recevoir l’hommage de ses vassaux. Sa longue cotte d’un vert d’émeraude était recouverte d’un bliaud brun bordé de fourrure. Elle était debout devant un râtelier garni de lames et tendait l’une d’elle à bout de bras de sa main mutilée, comme pour tester la force de ses trois doigts. Un rai de lumière l’éclairait de côté. Son visage était lisse, sans autre expression qu’une sorte de détermination froide. Il était étrange de la voir ainsi manipuler une épée dans ces magnifiques habits qui chatoyaient au soleil : elle ressemblait à quelque Dame de la Guerre.
Camille était loin d’afficher un calme aussi souverain. Elle était hors d’haleine d’avoir presque couru dans les degrés, et des plaques rouges couvraient son joli visage et son décolleté.
– Ma dame…
Jehanne se tourna vers elle et lui adressa un léger sourire, mais ses yeux ne souriaient pas.
– Eh bien, Camille. Reprends ton souffle.
– Ma dame… mon père s’en va.
– Je sais cela, dit Jehanne d’un ton coupant. Il ne me rendra pas hommage. Il se rebelle contre moi.
– Ma dame, je vous supplie de croire que je ne soutiens pas mon père dans… dans son acte… il veut que je l’accompagne mais je désire rester à vos côtés.
– C’est fort bien, car tu es ma suivante et en effet je ne t’autorise pas à partir.
– Ma dame, fit Camille en fléchissant le buste.
Elle se sentit trembler. Sa résistance se fissurait. Elle avait fait son choix mais le prix à payer était lourd. Son père ne lui pardonnerait pas de lui avoir préféré sa maîtresse. Et cela lui octroierait-il jamais le droit d’épouser celui qu’elle aimait ?
Jehanne perçut sa détresse et son expression s’adoucit. Elle vint essuyer gentiment une larme qui s’était échappé des beaux yeux verts et roulait sur la joue de sa suivante.
– Tu fais le choix le plus sage, Camille. Aie confiance en moi. Dis-moi…
Une lueur féroce perça un instant dans ses yeux, comme celle d’un rapace en chasse. Elle n’avait pas lâché l’épée.
– A quel point souhaites-tu que j’épargne ton père ?
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