L'attaque - 1

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Amelina fit craquer une branchette sous son pas maladroit. Léon se retourna avec un air contrarié et lui intima plus de discrétion d’un doigt sur ses lèvres. Ils avançaient en catimini sur le sol spongieux parsemé de résidus végétaux, leur tête dépassant à peine des fourrés ligneux. De temps à autre, leur pied s’enfonçait profondément dans une zone plus tourbeuse.

– Là, regarde, souffla Léon.

Amelina s’avança à sa hauteur et eut une inspiration émerveillée. Un groupe de grands oiseaux blancs se dévoilait à une vingtaine de mètres d’eux, leurs pattes fines comme des baguettes plongées dans l’eau. Leur cou gracile et exagérément long formait des arabesques lorsqu’ils redressaient la tête. L’un d’eux battit impromptument des ailes sans s’envoler, comme pour mieux exhiber sa prestance aux petits observateurs. Léon tendit le doigt : la fillette aperçut en arrière-plan d’autres formes plus petites qui glissaient placidement sur la surface de l’eau, plongeant de temps en temps pour chercher pitance dans la vase. Ceux-là étaient d’un noir de jais, à l’exception de leur bec dont le blanc pur se prolongeait en une tache immaculée jusqu’à leur front.

– Amelina !

L’appel résonna loin dans la zone marécageuse. Certains oiseaux s’envolèrent en panique, aussitôt suivis par leurs congénères. Désappointés, les enfants purent encore admirer l’élégance du déploiement de toutes ces ailes avant que les oiseaux ne soient plus que de lointaines silhouettes dans le ciel clair.

– Amelina, répéta la voix plus proche.

La fillette ne se retourna pas. Quel besoin ? Elle savait parfaitement à qui appartenait cette voix qui venait gâcher son plaisir.

– Ta mère te cherche aussi, Léon, ajouta Daniel.

Il tentait de réfréner son exaspération mais elle couvait si bien dans ces quelques mots que le garçon les prit comme un ordre. Il s’éclipsa.

Amelina sentit la main de son oncle sur son épaule. Sans violence, mais avec une irrésistible fermeté, il la força à se tourner vers lui.

– Je n’aime pas que tu disparaisses comme ça, et tu le sais.

L’enfant prit une mine boudeuse et garda le regard rivé au sol.

– Amelina, regarde-moi quand je te parle.

Elle leva les yeux et rencontra ceux de son oncle, accroupi pour être à sa hauteur. Il devenait beaucoup plus difficile de le défier ainsi. Elle baissa de nouveau le regard, mais cette fois-ci un peu par vergogne.

– Qu’est-ce qu’il y a, Amia ?

– T.. tu as fait fuir les oiseaux.

– Bon. Mais avant ça ? Tu n’arrêtes pas de me désobéir en ce moment. Tu boudes. Tu as quelque chose à me dire ?

La figure de la fillette se plissa dans une expression obstinée. Dans le fond, elle était ravie. Elle avait de nouveau l’attention de son oncle – lui qui la repoussait sans ménagement presque chaque nuit pour se pelotonner contre Bérengère. Elle les entendait glousser et gémir l’un contre l’autre, d’une façon qui lui rappelait Estelle et Florent. C’était la première fois que Daniel l’éloignait de la sorte et lui faisait sentir tout l’écart entre son monde d’adulte et le sien, encore nimbé de l’ignorance des premiers âges. Elle se sentait délaissée et un ressentiment nouveau s’était fait jour envers cette étrangère qui lui volait l’amour de son oncle, et contre Daniel lui-même.

Devant le mutisme renfrogné de la fillette, l’adulte poussa un soupir.

– Si tu ne veux pas parler, tant pis. Viens maintenant, il faut qu’on se remette en route.

Mais la petite se fit statue de sel et refusa la main qu’il lui tendait.

– Amia !

Malgré le ton impérieux de l’injonction, celle-ci fit chou blanc. Daniel s’impatienta et se releva, faisant mine de s’en aller. Il n’eut pas sitôt disparu de son champ de vision qu’Amelina poussa un cri perçant et se précipita à sa poursuite. Lorsqu’elle éclata en pleurs contre ses jambes, Daniel fut saisi de remords. La fillette n’avait été que trop abandonnée pour qu’il en joue.

Au bout de longues minutes de cajoleries, il parvint à l’apaiser assez pour sécher ses larmes et la convaincre de rejoindre le groupe des marcheurs. Mais lorsqu’elle vit Bérengère, Amelina se cacha farouchement derrière Daniel pour ne pas croiser son regard, et bien des choses s’éclaircirent pour ce dernier.

***

Les voyageurs parcouraient ces marais depuis le matin. Ils ne faisaient pas cinq pas sans effrayer quelque créature dissimulée, oiseau lacustre, mystérieuse bête à fourrure ou insectes sauteurs. L’air vibrait régulièrement de trilles et de chants de toutes sortes. Le paysage était changeant – tantôt un bosquet d’arbres aux racines plongées dans la vase, tantôt de grandes étendues où les eaux du lac proche affleuraient. Le chemin était heureusement bien délimité et relativement solide sous leur pas : mieux valait ne pas s’en éloigner, car des fondrières de vase se laissaient deviner à ses abords. Gaétan et Louis pestaient contre la zone marécageuse et Daniel n’osait avouer qu’elle lui plaisait : elle lui rappelait le sud de Mourjevoic, qu’il arpentait en compagnie de Sara, se fiant aveuglément à sa connaissance du terrain. Ces souvenirs étaient doux-amers à son cœur. Ses grands-parents étaient déjà si âgés lorsqu’il les avait quittés, il y avait presque trois ans de cela. Pourtant il ne pouvait les croire disparus ; ils devaient être là encore, marchant sur la même terre que lui, regardant le même ciel. Comme il eût souhaité les revoir rien qu’une fois… mais cela signifiait retourner en Autremont. Pouvait-il raisonnablement faire courir ce risque à Amelina ?

Une décharge inopinée d’adrénaline l’arracha à sa rêverie.

Ils étaient parvenus à un bosquet, pour mieux dire un ensemble d’arbres épars au milieu desquels s’épanouissaient des buissons d’aubépine. Peut-être était-ce le piaulement de quelque rouge-gorge qui avait averti Daniel. Peut-être autre chose.

– Attendez, dit-il sourdement.

Il avait posé une main sur l’épaule de Bérengère pour la retenir. Les deux frères Amiel mirent une seconde à s’apercevoir de l’arrêt et se retournèrent vers Daniel avec surprise. Celui-ci vit une silhouette se dresser derrière eux et poussa un cri d’alerte, mais trop tard. Un projectile fendit l’air et atteignit Louis à la tête. Il tomba sans un soupir. Gaétan eut à peine le temps de s’agenouiller pour l’empêcher de heurter le sol. Un cri de désarroi lui échappa en voyant la plaie que la pierre avait ouverte dans le crâne de son frère. Aux côtés de l’homme à la fronde, deux individus surgirent de leur cachette. L’un d’eux brandit une dague au-dessus de Gaétan, qui le regarda avec hébétement, empêtré par le corps inerte de Louis.

Lorsque Daniel vit le brigand se précipiter vers lui, brandissant une courte épée ébréchée, il eut un instant l’impression d’un vieux cauchemar qui recommence – lui insuffisamment armé contre les soldats à leur poursuite. Mais, comme ce jour où il avait affronté trois hommes dans le bois, le sentiment d’urgence fut plus fort que la peur. L’homme ne devait pas atteindre Amelina – à aucun prix. Daniel se porta au-devant de lui, couteau en avant. L’action eut un effet inespéré : le malandrin fut pris de court par cette réaction – inattendue de la part d’un simple pèlerin – et ralentit sa course. Ce fut une grave erreur. Le coup qu’il tâcha de porter fut prévisible : Daniel passa sous sa garde avant même qu’il eût achevé son geste ; enroulant un bras autour de lui, il le fit basculer sur sa hanche. A peine le malandrin eut-il touché terre que la lame du chevalier s’enfonçait jusqu’aux quillons dans sa gorge.

Au dernier moment, Gaétan eut le réflexe de plonger sur le côté, serrant Louis contre lui : la lame l’atteignit cependant mais se prit dans les plis de la cape et ripa sur son dos sans s’enfoncer. Galvanisé par la douleur de la blessure, Gaétan lâcha son frère et se redressa brusquement en frappant de la tête son assaillant en plein ventre. Il entendit une plainte étouffée au-dessus de lui ; se mettant tout à fait debout, il saisit son couteau à sa ceinture. Ivre de terreur et de colère, il frappa encore et encore, sans rien viser : son couteau pénétrait mal, empêché par la résistance des muscles, des os. Il reçut un coup de poing dans l’oreille et celle-ci tinta. Un vertige le saisit. « Je suis mort », songea-t-il, mais ce fut son agresseur qui poussa un horrible râle. Relevant la tête, Gaétan vit son ennemi à ses pieds : son mollet avait remonté presque jusqu’à son genou. Derrière lui, Louis était redressé sur un coude, son propre couteau à la main : il avait tranché son talon d’Achille. Gaétan leva de nouveau son arme, mais le brigand ne bougeait plus. Ses yeux étaient révulsés sous ses paupières à demi closes. Gaétan s’en désintéressa et se précipita vers son frère.

– Louis !

– Ça va, frangin. La tête me tourne un peu. Et toi, tu n’as rien ?

– Non, fit Gaétan, oubliant tout à fait la blessure de son dos.

Il songea enfin à s’inquiéter des deux autres assaillants et se tourna vers ses compagnons. Il crut un instant terrible que c’était l’un d’eux étendu au sol : mais c’était un homme inconnu, quoique vêtu d’une cape semblable à celle de Daniel. Celui-ci était debout, une épée apparue dans son poing gauche ; le droit tenait un couteau sanglant. Cette vision parut étrange à Gaétan : il ne reconnut pas le discret compagnon que son frère et lui avaient pris dans leur sillage. Se détournant, Gaétan chercha des yeux l’homme à la fronde, mais celui-ci avait disparu – enfui sans doute. Dans un coin de sa vision il vit Bérengère et les deux enfants, mais leur image se brouilla étrangement lorsqu’il voulut faire le point sur eux.

– Êtes-vous saufs ? s’enquit Daniel en faisant quelques pas vers lui.

Sa voix lui semblait venir de très loin.

– Oui, assura Gaétan.

Sur ce mot, il s’évanouit.

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