Trois soldats - 1
Daniel était enfermé depuis deux jours dans le corps de garde de la ville basse, gardé par le seul adolescent et un autre soldat nommé Fablon – mais celui-ci semblait estimer sa présence superflue la plupart du temps et vadrouillait dans le Mont en laissant le soin du prisonnier à son jeune camarade. Les trois autres étaient lancés à la poursuite d’Armand et la fillette.
L’incarcération était dure à Daniel mais l’impuissance était pire. Pouvait-il compter sur Armand pour tenir sa promesse ? Avait-il seulement réussi à traverser la baie avec Amelina ? Comme la petite devait être terrifiée avec cet étranger ! Pensait-elle que son oncle l’avait abandonnée à son tour ? Il se torturait l’esprit, se réveillait en sursaut la nuit et cherchait en vain la présence de l’enfant contre lui. C’était la première fois depuis des années qu’ils étaient séparés et Daniel ne pouvait repousser un intense sentiment d’avoir failli. Il le savait pourtant, ne l’avait-il pas proclamé lui-même à Lucie quand il avait récupéré Amelina ? « C’est un leurre de croire qu’on peut protéger quelqu’un. » Vivian était mort, le jeune Thomas était mort, maintenant il avait perdu Amelina. Le Ciel se riait de ses efforts.
– Daniel ?
L’interpellé fut tiré en sursaut de ses amères songeries. La voix venait de la rue et passait à travers une mince fenêtre croisée de fer. Elle était familière et ranima assez d’énergie en Daniel pour le faire bondir à sa rencontre.
– Gaétan ?
– Daniel ! Vieux compagnon, on te croyait avalé par la baie !
– Louis ! Oh, que je suis heureux de vous entendre ! Mais vous prenez un risque en venant ici.
– Un risque ? Ils ne t’ont laissé qu’un enfant comme garde-chiourme et la nature lui impose parfois ses priorités.
– Les autres vont revenir. Est-ce que… Bérangère n’est pas avec vous ?
Il y eut un silence gêné.
– Elle m’a trahi ? conclut Daniel avec accablement.
– Ils l’ont interrogée en menaçant son fils. Ne lui en veux pas. Même une femme aussi forte a ses limites.
– Ils lui ont fait du mal ? Où est-elle à présent ?
– Je ne crois pas qu’il l’ait violentée, ils ne voulaient que la réponse à leurs questions. Elle a quitté le Mont, néanmoins. Je suis désolé, Daniel.
– Ne le sois pas. Cela me réconforte d’entendre vos voix, mais vous ne devriez pas vous attarder.
– N’est-il rien qu’on puisse faire pour toi ? Y a-t-il quelqu’un qu’on puisse alerter pour qu’il te vienne en aide ?
– N’hésite pas, même si cela devait nous demander du chemin !
– Je… Il y a peut-être…
C’était un espoir fou, mais c’était le dernier auquel il pouvait se raccrocher.
– Si votre chemin passe par le comté de Beljour, tâchez de savoir s’il est tenu par dame Jehanne, si elle est en vie.
– Beljour, dame Jehanne, répéta Louis sentencieusement.
– Dites-lui que…
– Holà, marauds !
L’exclamation avait été lancée par une voix encore enfantine et Daniel devina aussitôt que son gardien était de retour.
– Du calme, petit, nous ne faisons que…
– Autremont, souffla Daniel à Gaétan tandis que Louis allait au-devant du jeune soldat. Ils m’emmèneront en Autremont, certainement. Dites à la comtesse que… que je ne l’ai pas oubliée et que j’espère qu’elle se rappelle de moi.
– Je te le promets, Daniel.
Le visage amical de Gaétan disparut et Daniel vit celui de Louis le temps d’un éclair avant qu’ils ne s’enfuient tout deux devant la lance de l’adolescent. Puis le visage d’Alain prit la place de celui de ses amis devant l’ouverture. Il darda la pointe de son arme à travers les croisées si bien que le prisonnier dut reculer pour ne pas se faire transpercer la tête.
– Que leur as-tu dit, sorcier ?
– Je ne suis pas un sorcier. Si j’en étais un, serais-je encore ici ?
– Tais-toi !
– Il faut savoir.
– Silence, j’ai dit !
Daniel ne pouvait s’y tromper : malgré sa morgue et sa colère, l’adolescent était terrifié. Le chevalier reconnaissait cette forme de peur mêlée de haine : c’était celle qu’on ressent face à quelqu’un qui nous a déjà fait du mal. Celle qu’il éprouvait en pensant à Victor. Sans qu’il s’en doute, c’était aussi celle que Victor éprouvait à son égard. Mais le sentiment du garçon lui était incompréhensible.
– Pourquoi me détestes-tu tant ? Je ne te connais pas, je ne t’ai jamais rien fait.
– Crois-tu ? Regarde mon visage, est-ce qu’il ne te dit rien ?
Le jeune soldat ôta sa lance et plongea avec défi son regard dans celui de son prisonnier. Daniel s’efforça de chercher une trace de familiarité dans les traits de cette figure, mais rien ne le frappait au-delà de son ambiguïté – il n’était toujours pas sûr d’être face à un garçon ou une fille. Il fit un signe de déni.
– On dit pourtant que je ressemble à mon père. C’est un des soldats qui t’a pourchassé quand tu t’es enfui d’Autremont. Qu’est-il devenu, dis-moi ? Il n’est jamais revenu !
Le cœur de Daniel se glaça. Un des trois soldats du bois ! Comment aurait-il pu identifier leur visage ? Il les avait regardés intensément pourtant, cherchant à deviner dans leur regard, dans le mouvement de leurs épaules, où ils allaient frapper ; mais quant à mémoriser leurs traits ? Il n’y avait pas plus songé qu’au fait que ces hommes pouvaient avoir femme et enfants.
– Alors ?? le pressa l’adolescent.
Daniel réalisa qu’il attendait bel et bien une réponse à sa question, mais il avait la gorge sèche.
– Tu l’as tué : avoue-le ! Tu les as tués tous les trois ? Avais-tu des complices ?
– Non ; j’étais seul. Je devais me défendre, moi et… l’enfant.
– L’enfant ? Amelina ? Elle… elle n’était pas en danger.
– C’est faux ! Pourquoi crois-tu que Victor la pourchasse ? Elle n’a que six ans ! Elle n’en avait pas trois alors !
– Il… mon père n’aurait pas fait de mal à une enfant ! C’est toi qu’il pourchassait ! Tu mérites la mort, tu es un criminel ! Un assassin, un sorcier ! J’espère que Victor te réduira en pièces !
Ayant craché ces paroles, la tête d’Alain disparut de l’ouverture, coupant net la discussion. Il n’alla pas bien loin, reprenant sa position de gardien ; quoiqu’il disparût de la vue de Daniel, celui-ci perçut à travers le mur le bruit mal réprimé de ses sanglots.
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