Trois soldats - 2

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Saint Michel ou quelque autre puissance céleste avait peut-être guidé Armand. Il était parvenu à franchir la baie jusqu’à se retrouver la fermeté rassurante du continent et n’avait cessé de galoper depuis. La difficulté principale à laquelle il faisait face était la fureur de l’enfant qu’il emportait. Elle n’avait cessé de hurler, de se débattre, si bien qu’elle attirait les regards sur eux ; outre qu’elle ruinait leur discrétion, Armand en arrivait à se sentir aussi coupable que s’il l’enlevait. « C’est absurde, je la ramène à sa mère au contraire ! » avait-il envie de crier à tous les visages suspicieux qu’il rencontrait. A la parfin, n’y tenant plus, il avait profité d’un endroit désert pour démonter. Il eut la plus grande peine à retenir la fillette qui cherchait à lui filer entre les doigts.

– Lâche-moi ! Tu es m… méchant ! Je v… veux mon oncle !

– Il nous rejoindra plus tard, Amelina, on ne peut pas l’attendre !

– Où il est ? Pourquoi on ne p… p… peut pas l’attendre ?

– Parce que les méchants, les vrais méchants ! Ceux qui nous poursuivent ! Ce sont eux qui l’ont, tu comprends ? Ils vont l’emmener en Autremont. Mais ton oncle est très fort, il s’en sortira, et il nous rejoindra à Beljour. C’est là-bas que nous allons – voir ta maman !

De façon incompréhensible à Armand, ce dernier argument ne convainquit pas la fillette. C’était que ce mot de Beljour éveillait à son esprit la notion d’un danger ; il lui évoquait une fuite de plus, vers un but incertain. Quant à sa mère, elle était depuis si longtemps absente de sa vie, elle ne lui avait pour ainsi dire jamais manqué, la possibilité de son existence était nébuleuse. Aussi loin qu’elle s’en souvienne, elle avait toujours eu un seul adulte qui lui servait de famille et c’était celui qu’ils laissaient derrière eux.

– Je veux m… mon oncle ! Je veux Dan’ !

Armand craqua. Sa main vola et atteignit la fillette en plein visage ; le claquement de la gifle porta loin. Sous le choc, elle se tut enfin, se tenant la joue, les yeux humides.

– Je… pardonne-moi, Amelina. Je n’aurais pas dû faire ça, mais nous n’avons pas le temps, tu comprends ?

L’enfant resta sans réaction ; Armand ne se posa pas davantage de question : profitant du répit, il hissa de nouveau Amelina sur sa monture et ils repartirent au galop.

***

Après deux jours de rétention, Daniel entendit une voix puissante répondre à celle de son jeune gardien. Celui qui semblait être le chef de la petite escouade – Daniel l’avait entendu appeler « Guillard » – était de retour. Le cœur battant, Daniel colla son oreille au mur pour tâcher de surprendre leurs paroles : l’homme semblait être revenu seul et le chevalier prisonnier comprit bientôt qu’il avait laissé ses deux compagnons poursuivre leur chasse tandis qu’il était retourné pour mener Daniel à Autremont sans perdre davantage de temps.

– Nous partons dès la prochaine marée basse et avancerons le plus rapidement possible. Où est Fablon ?

– Je ne sais pas. Il ne s’est guère soucié de me relayer à…

– La peste soit de ce traînard ! Va le chercher, je prends ta place : soyez de retour dans deux heures au plus tard ou il vous en cuira à tous les deux !

Bientôt, le ferraillement de la clef dans la serrure se fit entendre et la figure de Guillard apparut. Il claqua la porte derrière lui et observa son prisonnier avec un sourire satisfait. C’était un homme dans sa pleine force, d’une quarantaine d’années, point très grand mais donnant une forte impression de solidité : ses deux pieds plantés dans le sol, il semblait aussi inébranlable qu’un chêne. Pour autant, il était seul et Daniel n’était pas entravé : l’envie d’évasion monta furieusement en lui.

– Vous avez l’air en forme, sire Daniel. Alain a le cœur encore bien tendre : s’il s’était agi de mon père, soyez sûr que vous n’auriez plus une aussi jolie figure maintenant.

Son expression était cruelle ; on devinait un homme qui prenait plaisir dans la brutalité. Les mains du soldat étaient gantées de fer et ses phalanges étaient entourées de bagues d’acier. Daniel resta immobile et le sourire de Guillard s’intensifia.

– Vous n’êtes pas si redoutable qu’on a pu le dire, messire. Ni un grand chevalier, ni un grand sorcier.

Il s’avança, libérant l’espace entre la porte et lui. Daniel ne put empêcher son regard d’y glisser. L’homme ne l’avait pas reverrouillée.

– Notre maître vous surestime grandement, il me semble, poursuivit imperturbablement son vis-à-vis. Mais il a raison de vouloir chercher vengeance ; les soldats qui ont disparu à votre poursuite étaient des camarades et il est rare qu’un homme qui ait porté la main sur mes amis puisse encore s’en vanter.

Il n’était plus qu’à un peu plus d’un mètre du prisonnier. Daniel prit sa décision en un éclair et se rua vers la porte. Mais le soldat avait trop bien anticipé son mouvement et il fut rattrapé par le collet presque aussitôt. Avant qu’il ait pu réagir, les phalanges de métal heurtèrent sa poitrine, la vidant de son air ; un instant plus tard elles lui explosaient l’arcade sourcillière. Daniel n’était pas tout à fait tombé que le soldat était déjà sur lui ; son genou vint lui écraser la glotte. Incapable de reprendre son souffle, Daniel était tout aussi incapable de se défendre et un instant il fut persuadé qu’il allait mourir.

– Il faut que tu comprennes, Daniel, fit Guillard d’un ton calme. Je dois te ramener vivant, mais pas nécessairement entier ; chaque fois que tu tenteras de t’enfuir comme tu viens de le faire, tu perdras un petit morceau. Je serai clément cette fois-ci, mais la suivante, je t’enlèverai quelque chose de beaucoup plus précieux.

Il dégaina un petit couteau et tira de l’autre main sur l’oreille droite de l’homme immobilisé ; lentement, il en découpa le lobe. Son travail achevé, il fourra le morceau de chair sanglant dans la bouche qui cherchait l’air en vain. Satisfait de son œuvre, Guillard libéra enfin son prisonnier. Daniel se redressa dans un sursaut, crachant avec horreur, vomissant presque, suffoquant. Fablon et Alain surgirent sur ces entrefaites et se pétrifièrent un instant devant la scène.

– Juste une petite mise au point, dit Guillard en guise d’explication. Fablon, tu ferais bien de ne plus jamais manquer ton poste si tu ne veux pas subir un sort similaire.

La voix étranglée, le soldat incriminé protesta sa loyauté.

– C’est bon. Allez vous équiper, nous partons dans une heure. Nous déplacerons le prisonnier sur une charrette.

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