Trois soldats - 4
– Maman ? Maman ?
Le jeune garçon courait, ses pieds nus écrasant l’herbe et bousculant les cailloux. La femme qui étendait le linge ne releva pas avant qu’il soit parvenu à sa hauteur. Comme elle se tournait vers lui, une boucle s’échappa de sa coiffe et lui tomba dans l’oeil, qu’elle remit en place d’un geste machinal.
– Qu’est-ce qu’il y a, Jules ?
– Tu sais, les poules… c’est bizarre. On dirait qu’elles ne pondent plus. Ou alors, les œufs disparaissent.
Aux pieds de la femme, une petite voix zézayante suggéra :
– Z’est le… goupil ?
Le garçonnet assis à même la terre leva un visage plein d’espoir vers son grand frère, quêtant l’approbation. Il avait compris que, lorsqu’il y avait un problème avec les poules, le goupil était rapidement mentionné et se sentait tout fier de l’avoir anticipé. Mais le plus grand ricana.
– Un goupil qui mange les œufs et pas les poules ?
– Si elles se sentent en danger, les poules pondent moins, répliqua la mère. Peut-être qu’il est vraiment revenu dans les parages. Il faudra surveiller.
Jules fronça les sourcils. Le garçonnet, ravi de la défense maternelle, lui envoya un sourire triomphant.
Le bruit d’une cavalcade leur fit tourner la tête à tous les trois. La grand’ route était visible en contrebas : deux cavaliers se dirigeaient vers le hameau. La femme fronça les sourcils.
– On dirait qu’ils sont armés… je n’aime pas ça. Jules, rentre avec ton frère et planquez-vous.
Ainsi responsabilisé, Jules endossa sur le champ son rôle de protecteur, prit la main du bambin et l’entraîna vers le second endroit qui, après celui où se trouvait sa mère, était pour lui le plus sûr au monde : la grange. Elle sentait bon l’odeur du foin entreposé, celle des bêtes venant de l’étable proche et derrière ces effluves, celle, rassurante, du bois. A ces yeux d’enfant, elle était immense et regorgeait de cachettes.
– Viens là ptit père, dit Jules en hissant l’enfant sur ses épaules.
Ils se hissèrent par-dessus une charrue abandonnée contre le mur et se coulèrent derrière une grande botte de foin.
– Pas un bruit, d’accord ?
Croyant qu’on jouait, le petit hocha la tête d’un air ravi, pressé de faire ses preuves. Ils s’immobilisèrent un long moment, si bien que le plus jeune bâilla, trouvant le jeu long. Mais le grand lui pressa le bras :
– Chut !
Des voix masculines se faisaient entendre, incisives, sèches.
– … cheveux marron, yeux de même.
– Ça me dit rien, fit la voix de leur mère.
Il y avait un mélange de frayeur et de défi dans cette voix. Puis la femme poussa une exclamation de protestation. Il s’écoula quelques minutes pénibles où ils entendirent des bruits confus qu’ils avaient du mal à comprendre : raclements, craquements, froissements. Le petit ne mouftait pas, commençant à comprendre que le jeu n’en était pas un. Soudain, le crissement de pas lourds se fit entendre à l’extérieur et Jules plaqua sa main sur la bouche de son frère pourtant muet. Les soldats étaient là. Ils les entendirent fouiller, renverser quelques outils, puis pousser la charrue et brusquement, une grosse trogne apparut devant eux. Le petit poussa un couinement malgré le muselage de son aîné.
– Regarde ce que j’ai trouvé là.
Les deux enfants furent tirés sans ménagement de leur cachette. Jules se tortilla et tenta de leur échapper, mais leur poigne était trop forte.
– Laissez-nous !
– Lâche le p’tiot, il est trop jeune. Cui-là, par contre…
Les deux soldats se penchèrent attentivement sur leur petit captif.
– Ça pourrait, non ? dit l’un d’eux. Les cheveux marron et tout… Il a le bon âge.
– Tu vois bien que c’est un p’tit gars.
– Ça coûte pas de vérifier.
D’un geste brusque, le soldat qui tenait Jules lui rabaissa les braies jusqu’aux genoux. Le garçon éclata en sanglots. Le soldat eut un soupir déçu.
– Tu vois. Mieux membré même que l’Alain, ricana son comparse.
Ils le lâchèrent. Jules remonta précipitamment ses braies et courut retrouver sa mère. Son cadet était déjà enfoui dans ses jupes. Les deux soldats passèrent devant leur porte sans les considérer davantage. Les trois restèrent silencieux et immobiles jusqu’à ce que le bruit des chevaux eut décru jusqu’à disparaître. Puis la mère demanda :
– Jules, qu’est-ce qu’y vous ont fait, ces brutes ?
– Rien, m’man… ils cherchaient quelqu’un ?
– Une fillette, apparemment. De ton âge ou à peu près. C’est sacrément bizarre, cette histoire. J’espère qu’on ne va pas les revoir.
Les larmes de Jules commençaient à sécher. Ils pensaient aux œufs disparus.
– Bizarre, oui, dit-il.
***
La genette ouvrit à peine un œil lorsque la forme humaine vint s’asseoir sous la corolle du buisson où elle dormait. Elle s’était faite à la présence de l’intruse. Amelina se garda bien de la toucher pour préserver son sommeil. Bien installée, elle commença à se préoccuper de son petit trésor : trois œufs, deux gros et un petit provenant d’une galinette. Avec une épine, elle perça l’un des gros ; le blanc perla. Elle se hâta de le diriger vers sa bouche et la substance visqueuse lui coula sur la langue. Elle la déglutit le plus vite possible pour en arriver au plus savoureux : la poche de jaune, qui explosa dans sa bouche. Elle avala avec délectation. Un autre œuf eurent tôt fait de subir le même sort. Comme la genette avait redressé sa jolie tête, Amelina lui tendit l’œuf de galinette percé : le petit mammifère lécha avec avidité.
– Le jaune est p… pour moi, dit Amelina en retirant son bien à l’animal pour faire couler le liquide doré dans sa bouche.
Son repas terminé, elle ferma les yeux un petit moment près de la genette. La présence de la bête à fourrure et à l’odeur musquée la rassurait. Elle se figurait qu’elle lui était semblable et qu’elle n’aurait qu’à vivre ainsi jusqu’à ce que son oncle la retrouve…
Mais elle n’était pas un petit animal des bois : le hameau, la présence humaine finissait toujours par l’attirer, pas seulement parce qu’elle pouvait y chaparder des œufs, du lait ou des fruits. Dissimulée, elle observait les enfants jouer, les parents leur caresser les cheveux. Elle mourait d’envie de les rejoindre, de recevoir elle aussi un geste d’amitié, de tendresse, ou même de retrouver la familière brutalité des enfants qui se chamaillent. Mais elle avait peur. Sans Daniel, comment savoir qui était ami ou ennemi ? Ils pouvaient la prendre en pitié ou bien ils pouvaient la frapper comme l’avait fait Armand, l’entraîner loin de son oncle et elle ne serait plus jamais en sécurité.
La nuit était le plus difficile à passer : bien qu’elles soient douces, l’humidité se déposait sur ses pauvres vêtements et elle se réveillait trempée et frissonnante à l’approche de l’aube, gémissant et implorant son oncle de venir la chercher. Parfois, des petits mots de prière lui montait aux lèvres, qui n’avaient pas grand sens à ses yeux mais dont la litanie la rassurait.
L’enfant s’était rendormie aux côtés de sa fine compagne à fourrure. Le soleil était déjà haut lorsqu’un sifflotement ténu, à la mélodie familière, l’éveilla.
***
– Là, il y a un hameau. Est-ce qu’on pourrait y acheter de la nourriture ? Ou au moins remplir nos gourdes ?
– Il nous reste de quoi pour quelques repas… mais allez. Ils ne nous demanderont pas le prix de ma mule ici, j’imagine.
Louis dirigea ladite monture vers la maison la plus proche. Une femme sur le pas de sa porte le vit, rentra prestement chez elle et ferma hermétiquement le battant derrière elle. Refroidi, le jeune homme freina sa mule.
– Sinon… il nous reste assez, hein ? dit Gaétan.
– Vous êtes des pèlerins ? jeta une voix.
Ils se retournèrent sur un homme assez âgé, assis sur une pierre comme un prêcheur.
– Oui-da, brave homme. Nous pensions simplement acheter de quoi manger et boire.
L’homme hocha la tête avec approbation.
– Je vois votre enseigne. Vous venez du Mont Saint Michel, hein ? Faut pas en vouloir aux gens d’ici, ils sont accueillants d’ordinaire. Mais on a eu deux soldats qui sont venus mettre du grabuge pas plus tard que ce matin, alors ils sont méfiants.
Les deux frères s’entre-regardèrent.
– Des soldats ?
– Ouais. Cherchaient une petite fille. Je me demande bien ce que des brutes comme ça peuvent vouloir à une gamine. Ça avait pas l’air d’être pour l’envoyer chez les sœurs apprendre la broderie. Vous voulez remplir vos gourdes ? On a une fontaine par ici.
Les frères Amiel acquiescèrent et suivirent l’homme jusqu’à un bassin de pierre. L’eau était ferrugineuse : une teinte rouille colorait le fond de l’alcôve. Gaétan y plongea la main et la porta à ses lèvres : la saveur métallique le fit grimacer.
– Elle a un goût, mais elle est bonne à boire, ne vous en faites pas. J’ai pas grand-chose, mais je peux vous vendre un peu de pain et de légumes, si vous voulez.
– Ces soldats, c’est forcément ceux qu’on a vu au Mont, s’écria Gaétan sitôt qu’ils furent repartis et hors de portée de voix du hameau. Ils cherchent Amelina et Armand.
– Parle plus bas, ils sont peut-être pas loin. Ça se pourrait… Mais dis, si on croise leur chemin, c’est que le chevalier a pris la même direction que nous, à savoir, il va à Beljour.
– C’est plutôt bon signe, non ? Il ramène la fillette à sa mère. Du coup…
– Dis le fond de ta pensée, frangin. S’il va à Beljour, on a peut-être pas besoin d’y aller nous-mêmes, hein ?
– Ben là, le chevalier va avertir que Daniel a été pris.
– Mais t’as remarqué ? Les soldats cherchaient « une petite fille » et pas « un chevalier et une petite fille ». Qu’est-ce qui lui est arrivé, à l’Armand ? On dirait que la gamine s’est perdue dans la nature, sinon les soldats iraient tout droit. Je suis pas sûr que les deux fuyards arrivent à Beljour et de toute façon, on a donné notre parole à Daniel.
– T’as raison. Faut continuer. Est-ce qu’on devrait prendre les petites routes pour les éviter ?
-Non, il n’y a pas de raison qu’ils fassent le lien avec nous. Mieux vaut arriver le plus tôt possible.
-Bon, opina Gaétan. On n’est plus si loin, de toute façon.
Au bout d’un moment, il dit :
– J’espère que la dame nous remboursera au moins les mules.
Le silence retomba. Une certaine tension les accompagnait, désormais, que Gaétan tâcha de tromper en sifflotant sa mélodie préférée. Louis faillit lui dire de se taire, puis se ravisa : il avait affirmé lui-même n’avoir rien à craindre des soldats et il était inutile d’exagérer leur inquiétude.
La mélodie les accompagna de la sorte de longues minutes. Le bruit d’une course l’interrompit soudain et ils tournèrent la tête de conserve. Quelque chose avait surgi du bosquet proche et galopait vers eux – une bête ? Non, ils virent bientôt le visage enfantin plein d’espoir tendu vers eux, entouré de cheveux emmêlés.
– Louis ! Louis !
– Ma parole, mais c’est…
Louis démonta hâtivement. Il n’eut que le temps de s’accroupir et reçut la fillette dans les bras. Dans quel état elle était ! Un vrai petit animal sauvage. Ses vêtements étaient en lambeaux, ses mains et son visage étaient tous crottés.
– Mon Dieu, Amelina… Que t’est-il arrivé ?
L’enfant pleurait et hoquetait dans l’étreinte rassurante de l’homme. Bouleversé, Louis la serrait fort et lui caressait les cheveux malgré leur crasse, pour l’apaiser. D’abord figé par la surprise, Gaétan démonta à son tour, tâchant de ne pas se formaliser de ce qu’Amelina n’en avait que pour son frère. Quand la fillette fut un peu plus calme, il demanda :
– Où est l’homme qui était avec toi, petite ?
– J’sais pas, lui fut-il répondu au milieu des reniflements. Il était méchant, il m’a tapée. Je suis partie.
-Partie ? Tu t’es enfuie ?
-Il était méchant.
Les frères Amiel se regardèrent. Gaétan hocha lentement la tête. Un accord tacite fut scellé entre eux.
– Il faut qu’on quitte la grand’route, dit le cadet. Si les soldats sont devant nous, on les rencontrera à coup sûr.
– M’est avis qu’ils cherchent aux abords, aussi. Il faudra être très prudents. Mais surtout rapides. Au plus vite on sera arrivé…
– D’accord.
– Amelina, tu vas venir avec nous, d’accord ?
– On va rejoindre mon oncle ?
– Ce n’est pas possible, tu sais, ton oncle est prisonnier et il ne voudrait pas que tu tombes aussi entre les mains de vos ennemis. Mais on va rejoindre ta maman, la dame de Beljour – c’est Daniel qui nous l’a demandé, pour qu’elle lui vienne en aide. Je te promets qu’on lui portera secours.
Ce n’était rien moins que ce qu’affirmait Armand, mais Amelina connaissait Louis. Il ne se mettait jamais en colère, mais il y avait une force derrière sa douceur, à rebours de la brutalité effrayée d’Armand. Elle mit sa main dans la sienne et se laissa hisser sur la croupe de la mule.
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