Trois soldats - 5

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Lorsque le soleil pointa ses premiers rayons, il devint vite clair que personne ne dormait plus vraiment. Même Fablon fut debout en un instant. Ce fut dans le silence qu’ils rempaquetèrent leurs affaires et se préparèrent à une autre journée de route. Tout en s’affairant, Fablon jetait de fréquents coups d’œil à Guillard qu’il pensait discrets.

– Puisqu’on a une charrette, grogna ce dernier en jetant son paquetage à la tête de Daniel. Qu’est-ce que tu as à me reluquer comme ça depuis tout à l’heure, Fablon ?

– Rien, fit précipitamment l’incriminé.

Guillard n’insista pas. Mais quelques minutes plus tard, il sursauta en réalisant que Fablon se tenait juste derrière lui, un petit bâton à la main.

– Qu’est-ce que tu fabriques, nom de Dieu ?

– Guillard ! Tu as une sorte de… tache blanche dans le cou. Et quand je te touche avec, tu ne sens rien !

Trop abasourdi pour se mettre en colère immédiatement, Guillard porta la main à son cou. Ses doigts ne rencontrèrent rien de particulier.

– Mais qu’est-ce qui te prend ??

– J’ai déjà observé ce genre de marque… chez les lépreux ! Tu as la lèpre, Guillard !

Daniel écarquilla les yeux. Il avait vu cette tache sur le cou de Guillard, lui aussi – mais bien avant Fablon. Il se souvenait maintenant l’avoir eue sous les yeux alors que le sergent l’étranglait de son genou. Il n’était guère en état alors d’intégrer consciemment cette information, mais une partie de son esprit avait dû le faire. Ce n’était pas pour rien qu’il avait songé à maudire Guillard en le menaçant d’un terrible mal propre à lui faire tomber les chairs. Mais nul autre que lui ne semblait songer que cette marque était plus ancienne que le matin.

Guillard serra plus étroitement la main autour de son cou, comme si dissimuler la tache pouvait la faire disparaître. Malgré lui, il s’était mis à trembler.

– Tu délires, Fablon.

– Tu n’aurais pas dû provoquer le sorcier !

Guillard était devenue blême. Il commençait à croire son subordonné. Il s’en défendit pourtant encore :

– J’irai voir un médecin. Lui saura bien la vérité !

– Prends ton cheval et va en trouver un tout seul. Ne reste pas davantage avec nous, je ne tiens pas à attraper ton mal !

– Je suis votre chef !

– Plus maintenant ! Va-t-en !

– Comment oses-tu ?

Guillard fit un pas vers Fablon, ses terribles mains tendues vers lui ; mais son vis-à-vis leva aussitôt sa lance pour le maintenir à distance.

– Ne t’approche pas !

Guillard regarda l’arme pointée vers lui avec incrédulité, puis promena les yeux autour de lui avec égarement. Son regard tomba sur le prisonnier bâillonné.

– Maudit rouquin !

Il tira sa dague avec fureur et s’élança contre Daniel. Celui-ci ouvrit de grands yeux et se rencogna contre la charrette, mais il ne pouvait échapper. Cependant une lame se dressa entre son agresseur et lui : cette fois, c’était la lance d’Alain. Celui-ci se mordait la lèvre ; son regard était brillant de détermination et pour la première fois, soutenait sans faiblir celui de son tourmenteur. Guillard eut un rictus.

– Allons, commença-t-il d’un ton doux.

Il voulut empoigner la hampe, mais l’adolescent fut plus vif encore. La lame piqua et se retira. Guillard poussa un jappement, plus de surprise que de douleur. Sa main gauche vint soutenir la droite, à l’avant-bras creusé d’une vilaine entaille.

– Espèce de…

La douleur afflua d’un seul coup, l’interrompant. Il crispa les paupières. Que se passait-il ? Il ne contrôlait plus rien, plus personne n’avait peur de lui ; ses propres hommes se retournaient contre lui. Il recula – lui devant qui tout le monde reculait.

– Vous vous trompez, dit-il d’une voix blanche. Tout est de sa faute. Il vous a jeté un sort, à vous aussi. Ne voyez-vous pas ?

– Va-t-en, Guillard, répéta Fablon en se rapprochant à son tour. Prends ton cheval. Va trouver un médecin.

Les deux lames le repoussaient dans la même direction à présent, vers sa monture ; Guillard ne pouvait résister à cette double pression. Enragé, vaincu, il vitupéra encore :

– Tu le paieras, maudit sorcier ! Victor saura bien me venger !

***

Le cheval les avait emportés, lui et sa fureur. C’était Fablon désormais qui menait la piteuse troupe. Il imposait aux montures un train encore plus sévère que celui de Guillard, aussi pressé de se débarrasser de son captif qu’un homme veut lâcher une braise. Ils ne faisaient presque plus de pauses, mangeant sur la route sans se soucier de nourrir le prisonnier. Alain jetait de fréquents regards en arrière, comme s’il craignait que son persécuteur ne reparaisse à leur poursuite. Ses yeux glissaient presque aussi souvent vers le chevalier mais se détournaient dès qu’il croisait les siens. Au reste, cela n’arrivait plus guère, car Daniel fermait de plus en plus souvent les yeux. Il mourait de soif et on ne songeait pas à l’abreuver, ni à le protéger du soleil qui lui tapait sur le crâne : le paysage commençait à danser devant ses yeux et un étau de fer lui enserrait la tête. A la fin, Alain s’aperçut de son malaise.

– On devrait peut-être lui donner à boire, suggéra-t-il timidement.

Fablon coula un regard torve vers son prisonnier. Il laissa passer une bonne minute avant de consentir :

– Soit, donne-lui de l’eau, mais n’enlève pas son bâillon plus longtemps qu’il n’est nécessaire. Quant à toi, dit-il à l’attention de Daniel, si tu dis un seul mot, tu es mort.

L’interpellé n’y songeait guère et ne pensait qu’à profiter de l’eau bienfaisante aussi longtemps qu’il le put, jusqu’à ce que Fablon déclare :

– Ça suffit comme ça.

Alain repositionna le bâillon, d’un geste dénué de la brutalité farouche avec laquelle il avait entravé Daniel dans la baie du Mont. Cet adoucissement n’échappa pas à Daniel mais il n’était guère en état d’en conclure grand-chose, abruti par la fièvre et absorbé par le soulagement de sa soif. Il mit ainsi de longues minutes supplémentaires à s’apercevoir qu’ils se trouvaient à Mourjevoic. Ce fut le tintement lointain d’une cloche qui éveilla son attention : il reconnut tout à coup le clocher de l’église de Beluçon et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Fablon aussi l’avait aperçu, mais n’en tira pas les mêmes conclusions.

– Nous sommes obligés de passer par ce village, mais ne traînons pas. Je n’ai pas envie de répondre aux questions des curieux alors que nous ne sommes que deux.

Il était clair à Daniel que ses deux gardiens ignoraient qu’ils traversaient son ancien fief. Il allait être exhibé devant ceux qu’il dirigeait jadis, ligoté et bâillonné.

Étonnamment, ce ne fut pas le plus difficile à supporter. Alors qu’ils traversaient le village, Daniel fut soudain frappé du retour de fortune qui semblait avoir frappé cet endroit anciennement prospère. De nombreuses maisons étaient à terre, à l’état de décombres anciennes ; d’autres semblaient avoir été saccagées. Il y avait pourtant des traces de vie dans certaines de ces habitations délabrées. Il semblait à Daniel que les habitants étaient beaucoup moins nombreux qu’avant ; il ne voyait aucun enfant jouer dans les rues, aucune commère discutant sur le pas de leur porte, comme il en avait le souvenir. Le village n’était pas mort, mais il semblait moribond. Leur passage fut remarqué cependant : un visage curieux, puis deux, puis dix, vinrent observer le cortège. Daniel fuit leur regard ; mais il ne put fermer ses oreilles.

– … notre ancien seigneur !

– … fils d’Iris…

– … Daniel le Bâtard…

– … abandonnés…

– … au duc Victor !

Aussi étouffé fut-il, ce bruissement n’échappa pas aux deux soldats.

– Malédiction, souffla Fablon. Ils le connaissent !

Une femme, plus hardie que les autres, s’approcha en apostrophant :

– Où l’emmenez-vous ainsi ?

A cette voix, Daniel tressaillit et leva la tête par réflexe. Ses yeux croisèrent ceux de la jeune fille qu’il avait autrefois sauvé des Loups – Lucille. Les années avaient accru sa stature et sculpté son visage, mais son regard était terriblement familier.

– Arrière, femme, cria Fablon, ça ne te regarde pas !

Il eut un mouvement de sa lance pour la faire reculer ; la lame faillit la toucher. Un murmure de colère parcourut l’assistance.

– A une femme !

– … ne sont que deux…

– … pas si fiers, loin du château !

Fablon prit toute la mesure du danger de la situation. Une dizaine de figures seulement les entourait, d’apparence famélique et retenues encore par la crainte des représailles ; mais il suffisait d’un meneur – ou peut-être d’une meneuse – pour que leur ressentiment se mût en révolte. Tout armés qu’ils étaient, Fablon et Alain ne seraient guère en mesure de résister à un groupe déterminé.

– Arrière, gueux ! Nous sommes missionnés par le duc et si vous nous menacez, Victor vous fera tous pendre !

L’intimidation parut fonctionner un instant. Les visages se fermèrent mais les langues se turent. Fablon aiguillonna l’équipage et personne n’osa entraver leur passage, mais ils sentirent longuement les regards dans leur dos.

Quand ils furent hors du village, Fablon marmonna :

– Je n’aime pas ça ! Nous sommes trop peu nombreux et ce sorcier semble avoir trop d’amis ici !

***

Leur chemin longeait à présent un bois touffu et le groupe avançait dans un silence tendu. Ils espéraient arriver à destination avant la fin de la journée – par chance, les jours étaient longs en cette saison. Les éléments cependant semblaient se liguer pour les ralentir, en particulier le chemin parcouru de racines et d’ornières. Lorsque le chariot bascula une énième fois dans un nid-de-poule, Fablon, à bouts de nerfs, s’écria :

– Que le diable m’emporte si ce trou était là il y a une minute ! Je suis sûr que c’est ce maudit sorcier qui les fait apparaître !

Avec force ahanements, ils parvinrent à rétablir l’attelage sur un terrain plus propice. Ils étaient encore dans cette position lorsque Fablon tourna brusquement la tête et lança en direction du bois :

– Qui est là ?

Il y eut un sifflement en réponse et le soldat n’eut que le temps de bondir sur le côté, mais son esquive fut gênée par Alain et il poussa un chuintement entre le cri et le soupir. Une grosse pierre venait de lui heurter l’épaule avec un craquement sinistre.

Alain se rua pour récupérer sa lance abandonnée pendant l’effort. Quand il se redressa, un homme était apparu, déguenillés, mais effrayant. Son visage était mangé par une barbe épaisse ; ses yeux brillaient comme ceux d’une bête féroce. Il tenait à deux mains un grand bâton taillé en pointe et s’élançait tout droit vers le chariot. Alain se trouvait sur son chemin ; son corps était comme gelé et il ne songeait pas à fuir. L’homme crut sans doute qu’il défendait le passage : il arma son bras comme pour frapper. Alain ferma les yeux de terreur et tendit aveuglément les bras jusqu’à ce qu’il sente la pointe de son arme s’enfoncer dans quelque chose : quelque chose de dur d’abord, qui se brisa puis fut remplacée par une écœurante mollesse. Il lâcha sa lance et rouvrit les yeux. L’homme-ours était à genoux, la lame plantée dans son corps, le regardant comme s’il ne pouvait croire avoir été abattu par un enfant. Puis il eut un soubresaut ; Fablon venait de le frapper par-derrière de sa propre lance. La pointe ressortit de la poitrine de l’homme. Au-dessus d’eux, Alain entendit Daniel pousser un cri terrible à travers son bâillon. Fablon retira son arme et leur victime s’effondra tout à fait.

– B… bien joué, Alain.

Le visage de Fablon était pâle et il transpirait abondamment. Son bras gauche pendait sur son côté comme un membre de paille.

– Ne… ne traînons pas.

Il jeta un regard furieux vers le prisonnier et le vit tirer sur ces liens pour se pencher vers la dépouille ; brusquement sorti de sa léthargie, il semblait animé d’une énergie frénétique capable de briser ses entraves.

– Ah, tiens-toi tranquille ! jeta Fablon.

Du bout non ferré de sa lance, il le frappa à la poitrine pour le forcer à se rencogner de nouveau vers le fond de la charrette. Le malmené lui envoya un regard si brûlant que le soldat fut saisi de frayeur superstitieuse : ne disait-on pas que son regard seul avait terrassé Victor ? Il se détourna vivement et ordonna le signal du départ. Daniel garda les yeux fixés en arrière jusqu’à ce que le lieu de l’affrontement ne fut plus visible ; alors, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine et les larmes roulèrent jusqu’à tremper son bâillon.

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