Trois soldats - 6

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Les jardins de Beljour, qu’on appelait encore et à jamais « les jardins de dame Irène », resplendissaient de couleur. La lumière de juin, filtrée par la frondaison des grands arbres, mouchetait les parterres ; les insectes venaient faire étinceler leurs élytres dans les rayons. Jehanne parcourait les allées sans se soucier d’empoussiérer sa robe, émue que les jardiniers de Beljour aient entretenus ces lieux avec tant de soin après la disparition de la dame qui avait souhaité leur existence – sa mère, l’ancienne comtesse de Beljour. Dame Irène avait dessiné elle-même les plans des parterres, selon un art rigoureux, veillant à faire croître ensemble les plantes capables de s’apporter mutuellement sans se disputer l’espace. Certaines avaient des vertus médicinales, d’autres aromatisaient simplement les plats, beaucoup enfin ne servaient qu’au plaisir des yeux, fleurs vives exhibant leur corolle aux insectes bourdonnants. Jehanne les parcouraient autrefois avec sa mère, puis après la disparition de celle-ci, en compagnie de son père qui les admirait en sa mémoire. Elle était seule désormais pour rendre cet hommage. Sans le savoir, elle incarnait ainsi l’image que Daniel s’était figuré dans ces mêmes jardins, un an plus tôt, croyant se représenter ce qui ne serait jamais plus.

Une silhouette apparut dans un coin de son champ de vision. Elle sourit, car elle avait reconnu Laurine. Elle étudia attentivement la démarche de sa sœur de lait au fur et à mesure que celle-ci s’approchait. Sans que sa maîtresse se départît de son sourire, Laurine perçut ce que son regard avait d’inquisiteur et ralentit son pas, comme intimidée.

– Ma dame Jehanne, fit-elle en arrivant à sa hauteur. On m’a dit que vous souhaitiez me voir.

– Laurine, tu sais bien que quand nous sommes seules, tu peux m’appeler simplement Jehanne, comme autrefois.

Laurine sembla sur le point de dire quelque chose, puis se contenta d’un mouvement d’assentiment. Jehanne fut prise d’une pointe de frustration. Autrefois, Laurine lui disait tout ce qu’elle pensait, sans se soucier d’attirer son courroux ; comme ses réflexions étaient souvent empreintes de plus de sagesse que Jehanne n’en possédait, celle-ci ne lui en voulait jamais longtemps et sa suivante le savait. Qu’est-ce qui retenait ses paroles à présent ? Elle se montrait plus distante, ainsi qu’Aubin et tous ceux qui autrefois lui avait été proches. Était-ce le prix du titre comtal ? Ne pouvait-on gagner l’autorité et le respect qu’en y sacrifiant les affections sincères ? Jehanne avait convoqué Laurine, car les choses se passaient ainsi désormais ; leur relation n’avait jamais été symétrique, loin s’en faut, mais désormais l’autorité que Jehanne faisait peser sur toute la châtellenie creusait un fossé par delà lequel elles ne se rejoignaient que difficilement.

Ne sachant comment aborder le sujet qui la travaillait, Jehanne parla des fleurs, des jardins, de ses souvenirs ; Laurine suivit ce badinage sans montrer aucune impatience. Finalement, elles s’assirent sur un petit banc de bois et Jehanne dit enfin :

– Quand pensais-tu m’annoncer que tu es enceinte, Laurine ?

La jeune femme rougit, ouvrit la bouche, la referma. Elle reprit contenance en un instant, mais son regard resta fuyant.

– Je ne savais pas comment te le dire, Jehanne. Je craignais que… la nouvelle te fasse du mal.

– Du mal ? Pourquoi ?

– Eh bien… je trouvais indélicat d’exhiber mon… bonheur maternel alors que…

– Je vois.

Une ombre passa entre elles, celle d’une enfant disparue et d’une quête stérile pour la retrouver.

– Penses-tu aussi que… penses-tu aussi que je devrais renoncer à tout ça ?

Jehanne entendit sa propre voix flancher, puis décida de ne pas en avoir honte. Elle pouvait se montrer vulnérable devant Laurine – sinon devant qui ?

– Non, dit Laurine fermement, à la surprise de son interlocutrice.

Elle marqua un temps de pause, comme si elle réfléchissait. Jehanne n’osa l’interrompre.

– Je me souviens de sire Daniel et d’Amelina, reprit Laurine. C’était il n’y a pas si longtemps de cela. Amelina était en pleine santé, Daniel un peu moins ; mais l’attachement qui les liait… La Providence les a donnés l’un à l’autre, j’en jurerais. Amelina ne peut certes rien pour elle-même à son âge et sire Daniel, livré à lui-même, se serait peut-être laissé abattre ; mais pour elle il braverait l’enfer, j’en suis certaine. S’ils sont encore en vie – et mon cœur le croit –, ils retrouveront tôt ou tard le chemin vers toi, ou toi le leur. Je prie la Vierge chaque jour en ce sens.

Jehanne sentit ses yeux s’humidifier. Ces paroles lui apportaient un réconfort incroyable. Laurine était la première personne à l’encourager plutôt que la dissuader.

– Mais, Jehanne, la vie continue en attendant, et elle mérite d’être vécue. Tu as le droit de faire des projets d’avenir.

Jehanne médita ces paroles. Laurine pensait-elle à des projets de mariage ? Croyait-elle que le souvenir de Daniel l’empêchait de l’envisager ? Jehanne avait bien des raisons de ne pas chercher un nouveau partenaire de vie, mais il en était une que sa confidente ne pouvait deviner. Laurine, pas plus que les autres, n’avait connaissance de la flamme secrète que Jehanne entretenait vis-à-vis d’une jongleresse nommée Solange. La comtesse avait éminemment conscience de ce que ce rêve avait d’insensé et impossible – deux femmes ensemble, de plus de castes incompatibles ; mais elle n’aurait accepté de personne qu’on lui fasse éclater sa bulle d’illusion. C’était, lui semblait-il, tout ce qu’il lui restait de pur, d’aimant. Sans ce dernier lien de douceur, rien ne la retiendrait de devenir l’impitoyable créature au cœur de pierre dont elle voyait le reflet dans les yeux effrayés de ceux qu’elle soumettait.

Jehanne réalisa tout à coup à quel point sa pensée faisait des cercles concentriques autour de sa petite personne. L’avenir, songea-t-elle, ce n’est pas que le mien. Elle sourit et sa voix changea tout à fait de ton.

– Tu as raison, douce Laurine, pensons à l’avenir. Sais-tu quand ton bébé viendra ?

La jeune femme rosit et s’éclaira.

– Avant la Noël, je pense.

Jehanne calcula qu’elle était déjà enceinte de trois mois et s’efforça de ne pas se sentir blessée derechef de la dissimulation de sa suivante.

– Voulez-vous un garçon ou une fille ?

– Ça m’est tout à fait égal. Pierre dit qu’il aimerait bien une fille mais qu’il sera heureux quoi qu’il en soit. Samuel ne veut entendre parler que d’un petit frère, bien sûr.

Jehanne hocha la tête.

– Tu auras les meilleures ventrières, je te le promets.

– Merci, mais si l’enfant vient aussi facilement que Samuel, elles ne devraient pas avoir trop de besogne.

Jehanne devinait que Laurine cherchait à la rassurer, mais donner la vie est toujours une tâche risquée, elle s’en rappelait fort bien. Il était tout à fait inconcevable que Laurine subisse le même sort que dame Irène. Jehanne se promit de désormais suivre sa grossesse avec la plus grande attention.

– Je ferais venir quelqu’un pour vérifier que tout se passe bien les prochains mois.

– Ce n’est pas la peine, Jehanne, je t’assure, commença Laurine avec embarras.

Elle ne poursuivit pas, car une grande silhouette marchant à grands pas dans leur direction venait d’attirer leur attention : Claude Beauregard. S’il venait en personne au lieu d’envoyer un messager, c’est que ce qui l’amenait était d’importance ; aussi Jehanne se leva-t-elle pour l’accueillir, aussitôt imitée de Laurine, encore très alerte. Arrivant à leur hauteur, il expédia le salut respectueux qu’il devait à sa comtesse, ce qui ne lui était pas coutumier ; ses yeux brillaient et il semblait très agité.

– Ma dame ! Des voyageurs sont là pour vous voir… je crois que… je crois que vous devriez les rencontrer.

Les deux hommes étaient légèrement vêtus et la sueur séchait encore sur leur nuque. Sur leur poitrine, bien en évidence, était épinglée l’enseigne de pèlerin de Saint-Michel. Bien qu’ils n’eussent pas l’air misérable, ils avaient une apparence dépenaillée qui avait certainement dû rebuter les gardiens de Beljour à leur arrivée ; mais leur allure en vérité importait fort peu.

Derrière les jambes du plus âgé des deux, une petite silhouette tâchait de se dissimuler. Mais aussitôt que la comtesse s’était approchée, une main douce mais ferme l’avait obligée à s’exposer au jour. Le cœur de Jehanne s’était mis à battre plus fort avant même qu’elle n’eût bien compris.

– Dame Jehanne, salua celui qui prenait rôle de gardien de l’enfant. Je suis Louis Amiel et voici mon frère Gaétan. Nous sommes pèlerins de Saint-Michel et sur la route nous avons rencontré un homme qui disait s’appeler Daniel et sa nièce…

Il poussa un peu mieux l’enfant devant lui :

– … Amelina.

La fillette avait le visage terreux, creusé de deux yeux immenses d’écureuil. Ses cheveux emmêlés étaient coupés court et elle portait des braies, si bien qu’elle aurait pu passer pour un jeune garçon. A l’évocation de son prénom, ses yeux s’étaient levés comme emprunts de défi et s’étaient fichés dans ceux de Jehanne. Celle-ci sentit le monde se rétrécir autour de ce regard. Tout le reste lui parut un décor absurde – le château, les soldats, sa robe et sa coiffe de noble dame. Les explications de Louis continuaient mais sa voix ne lui parvenait plus que lointainement. Finalement il se tut, s’apercevant que les mots étaient de trop. Un silence tomba sur l’assemblée, tandis que Jehanne, lentement, comme on approche un animal qu’on craint d’effaroucher, s’accroupissait et tendait la main vers la fillette.

– Voudrais-tu, dit-elle d’une voix tremblante, voudrais-tu me laisser voir ce que tu portes au cou ?

Avant cela, avant cette preuve, tout ça pouvait n’être qu’espoir factice, désillusion cruelle. Après tout, bien des fillettes aux yeux marron devaient s’appeler Amelina. Il fallait qu’elle résiste à la vague d’émotion qui montait jusqu’à ce qu’elle fût sûre.

L’enfant hésita un instant, puis sortit la chaîne de son échancrure et la fit passer au-dessus de sa tête pour la tendre à Jehanne, comme pour la garder à une longueur de bras. Lorsque le bijou tomba dans la paume ouverte de la comtesse, celle-ci sentit le contact ténu de la petite main ; la fillette se retira vivement et retourna se réfugier contre les jambes de Louis.

La gravure dans l’or était encrassée, mais le métal lui-même n’avait pas perdu de son éclat. Désormais dessiné de brun noirâtre, l’épervier familier étendait ses ailes. Jehanne prit une grande inspiration pour refouler un sanglot. Elle se souvenait du moment où elle avait passé cette chaîne autour du cou d’une enfant de deux ans, jurant qu’elle la retrouverait. Ce jour était enfin arrivé. Tous les doutes, tous les errements trouvaient leur fin.

– Amelina, dit-elle en s’efforçant de maîtriser sa voix. C’est moi qui t’ai donné ce médaillon. T’en souviens-tu ?

C’était un espoir vain : la fillette était trop jeune alors. Amelina ne démentit ni n’acquiesça, se rencognant plus fortement contre les chausses de Louis.

– Je suis ta mère, insista Jehanne. Le sais-tu ?

Sa voix s’était faite tendue, presque agressive. Elle sentit un contact léger sur son bras – Laurine. Elle se redressa et recomposa sa figure.

– Et sire Daniel ? demanda-t-elle aux deux hommes. N’étaient-ils pas ensemble ?

Les deux frères échangèrent un bref regard. Puis Gaétan annonça :

– Ma dame, c’est précisément lui qui nous envoie. Il a dit que vous vous rappelez de lui et qu’il espérait se rappeler de vous… je veux dire…

– Je me souviens de lui, dit Jehanne non sans vergogne, car ce n’avait pas toujours été le cas. Pourquoi n’est-il plus avec vous ?

– Ma dame, il a été capturé par des soldats sur le Mont même. Il a été emmené en Autremont.

– Des soldats… Victor ? Daniel est prisonnier de Victor ?

– Oui, dame, je crois que c’est cela.

– Comment…

– Ma dame, intervint Laurine, si vous le permettez, je crois que votre fille et ces deux hommes ont grand besoin de se restaurer. Me permettez-vous de les accompagner aux cuisines où ils pourront raconter leur histoire ?

Louis lança un regard de gratitude à la jeune femme. Le fait est qu’ils étaient exténués. Depuis qu’ils avaient retrouvé Amelina, ils avaient voyagé sans relâche, ne faisant des pauses que pour reposer les mules plutôt qu’eux-mêmes. Ils s’étaient nourris frugalement, ne se souciant pas de faire de feu pour cuire leur pitance qui aurait pu les faire repérer.

La comtesse réalisa toute la justesse de l’intervention. Elle ne s’était même pas soucié de remercier ceux qui lui avait ramené sa fille.

– Je vous dois énormément, dit-elle en s’efforçant de mettre une intention dans ces mots. Vous êtes mes hôtes aussi longtemps que vous le désirez. J’ai cependant grand hâte d’entendre votre histoire ; je reviendrai vous voir.

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