Entre les murs - 1
Le chancelier Edouard était embarrassé de son prisonnier. Même Daniel pouvait le dire. La façon dont il avait reçu Fablon et Alain était éloquente assez. Leur entrée au château ducal aurait dû être triomphante, pourtant – n’avaient-ils pas ramené le fugitif si longtemps poursuivi ? Mais Victor était absent à cette heure et c’était donc devant le chancelier seul qu’il avait été amené et agenouillé. Et ce dernier ne semblait pas particulièrement heureux de cette capture. Peut-être avait-il secrètement espéré qu’elle échoue.
– J’ai envoyé cinq hommes. Cinq ! Il m’en revient deux – dont un blessé ? Où sont vos compagnons ?
Les soldats piteux expliquèrent leurs aventures – comment le fugitif avait été trouvé en compagnie d’un autre homme qui avait emporté l’enfant ; comment leur groupe s’était scindé afin de garder l’un et de poursuivre l’autre. Arrivés à Guillard, cependant, ils hésitèrent. Ils s’étaient mis d’accord pour ne pas parler de la lèpre, de peur qu’on ne leur refuse l’entrée du château par crainte de contamination.
– Guillard… Guillard a eu un accident. La charrette lui a roulé sur le pied… il a dû rester dans un village pour obtenir des soins.
– Et ceux qui ont poursuivi le second chevalier ?
– Je… nous pensions qu’ils arriveraient de leur côté ?
– Et pourquoi le prisonnier est-il bâillonné ?
De nouveau, les paroles de Fablon restèrent suspendues.
– Eh bien, parlez ! Que cachez-vous ?
– Il proférait… des malédictions, messire. Nous avons jugé plus prudent de le faire taire.
Il y eut un murmure dans la salle d’armes parmi les sergents. Alain réalisa soudain la scène telle qu’elle se présentait à leurs yeux : tous les hommes partis à la recherche de Daniel avaient disparus ou avaient été blessés. Sauf lui. Comment ne pas croire que poursuivre ce sorcier portait malheur ?
Edouard parut réfléchir. Raides, Alain et Fablon attendaient son bon vouloir, comme deux coupables plutôt que deux soldats ayant réussi leur mission. Fablon était de plus en plus pâle et vacillait. Enfin, le chancelier parut s’apercevoir de son malaise.
– Allez donc vous faire soigner, mon vieux, ne restez pas là, dit-il avec un brin d’impatience comme s’il s’était tout seul contraint à cet état statique. Quant à vous, fit-il en faisant signe à deux autres soldats, mettez le prisonnier en geôle.
Daniel poussa une protestation étouffée. Les exécutants s’approchèrent avec réticence et le soulevèrent comme du bout du doigt. Le captif eut envie de se débattre, mais ses jambes trop longtemps entravées se dérobaient sous lui. Il se sentait misérable et impuissant. Comment ces hommes pouvaient-ils avoir peur de lui ? Alors qu’ils avaient le pouvoir de l’envoyer dans ce cachot, de l’oblitérer dans cette gueule de néant qui revenait encore dans ses cauchemars. Cette fois, la bête ne relâcherait pas sa proie. Il y serait avalé et n’en sortirait sans doute que pour de nouveaux supplices. Il était au château d’Autremont et Vivian ne lui avait-il pas prédit : « si tu revenais, ce serait ta mort ! »
***
Il avait tout reconnu, les murs, les bâtisses qui avaient entouré son enfance. Chaque recoin de muraille abritait un souvenir qui le brûlait comme un fer rouge. L’endroit avait changé pourtant, les tentures, les tapisseries n’étaient pas les mêmes ; les servants qui arpentaient les corridors et semblaient effrayés de lui comme d’un spectre lui étaient inconnus. Mais la chapelle était la même ; la petite porte par laquelle on accédait à l’ancienne bibliothèque du père Simon était inchangée. Y restait-il seulement des livres ? Y restait-il cette peau de mouton sur laquelle…
Ce n’était pas la même cellule que celle où Vivian l’avait jeté autrefois. Le château d’Autremont avait-il toujours eu tant de geôles ? Celle-ci était plus étroite encore, presque la taille d’un caveau, presque aussi obscure, n’eût été l’étroit soupirail barré de fer en haut du mur.
– Tiens-toi tranquille, Daniel, fit la voix d’Edouard dans son dos. On va t’ôter tes liens et ton bâillon, mais si tu tentes quoi que ce soit, je te fais enchaîner au mur.
Daniel se laissa faire, mi par peur de la menace, mi par hébétude. Pourquoi même cette miséricorde ? Ses geôliers le traitaient étrangement, répugnant à le toucher et comme craignant de lui faire du mal, pourtant l’enfermant dans cette antichambre de tombeau où il n’avait aucun changement à espérer que la torture et la mort. Lorsque les soldats se furent éloignés et la porte rabattue sur eux, seul demeura Edouard derrière les barreaux de la porte, son visage éclairé par la torche qu’il tenait en main.
Daniel attendit qu’il prononce un mot, mais rien ne vint ; le chancelier regardait son prisonnier d’un œil attentif comme s’il cherchait quelque réponse dans cette contemplation. Cependant ce visage ramenait un souvenir à la mémoire de Daniel, comme un vaisseau échoué remonte lentement à la surface. Sa voix s’éleva, à son propre étonnement ; elle était rauque de n’avoir pu s’exprimer si longtemps que par cris.
– Je te connais. Tu étais vassal de Henri – et de Vivian.
– C’est vrai. Comme toi.
– Comme Victor !
– Egalement.
– « Egalement » ? Est-ce tout ? Victor a trahi son suzerain, pourquoi le suis-tu ? Je te croyais homme d’honneur, plus que lui !
– Hah ! Homme d’honneur ! C’est toi qui me parles d’honneur, Daniel ?
Le visage d’Edouard avait changé ; la flamme creusait ses orbites et embrasait ses yeux. Des semaines de tension et d’énervement trouvèrent soudain l’occasion d’un exutoire.
– Où était ton honneur quand tu as couché avec la femme de ton suzerain ? Où était ton honneur quand tu as abandonné ton fief aux mains de Victor pour sauver un seul homme ? Sais-tu ce qu’il en a fait, par vengeance ? Tu as laissé tes serfs aux loups pour devenir un rebelle, un hors-la-loi, un assassin. Tu crois être du bon côté sans doute, tu crois être dans ton droit d’avoir tué des hommes qui te poursuivaient comme leur devoir l’exigeait ? Que sais-tu de leur vie, de la famille qu’ils ont laissée derrière eux, comme Alain ? Non, tu n’es pas un prince bafoué ici, Daniel ! Tu ne reconnais ni le bien ni le mal ; ce qui te guide, c’est seulement de protéger ceux que tu aimes et tous ceux qui les menacent sont tes ennemis, qu’importent leurs vices et leurs vertus, qu’importent les innocents qui paieront collatéralement tes agissements. Eh bien, nous ne sommes pas si différents, toi et moi. Victor est mon ami ; tu es son ennemi, je t’ai traqué.
Il n’était pas commun à Edouard – le calme, le réfléchi, le cynique – de débiter si longue tirade. Il était légèrement haletant, abasourdi lui-même d’avoir montré tant de passion. Daniel resta muet un instant devant ce miroir qu’il lui montrait ; mais la dernière accusation sonnait faux.
-Je ne suis pas l’ennemi de Victor. S’il m’avait laissé en paix, vous n’auriez plus jamais entendu parler de moi.
-Ce duché a besoin de paix. Il n’aura jamais cette paix tant qu’il existera des prétendants à son pouvoir.
-Mais je ne prétends à rien ! Et Amelina ? Ce n’est qu’une enfant !
-Il n’y a pas d’enfant en politique.
Le chancelier se détourna. Il avait prononcé cette phrase terrible avec un rien moins d’assurance. Daniel sentit cette faille et rassembla son énergie pour l’interpeller encore, sans parvenir à retenir l’homme qui s’éloignait sans hâte pour ne pas avoir l’air de fuir.
-Edouard ! Tu te donnes de fausses raisons, mais tu sais que je ne devrais pas être ici ! Ce qui m’attend n’est pas la justice ! Edouard !
La lumière vacillante s’affaiblissait. Bientôt, il n’y eut plus que l’obscurité.
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