Entre les murs - 2

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Lorsque Daniel se vit de nouveau seul entre ces six pans de murs écrasants, ses nerfs lâchèrent. Il se mit à sangloter sans retenue, certain qu’aucune âme n’entendrait sa plainte. Mais une voix s’éleva, comme en réponse.

– Daniel ?

Il fut si saisi qu’il crut entendre une voix céleste. Mais la voix poursuivit, avec un accent d’espoir et de douleur que les anges ne peuvent connaître. C’était une voix prisonnière comme lui.

– Sire Daniel, m’entendez-vous ?

– J’entends. Qui êtes-vous ?

– Ne reconnaissez-vous pas ma voix ? Je suis Manon. La servante.

– Manon !

Le souvenir de la jeune femme le fouetta d’un coup. La vérité est qu’il avait oublié jusqu’à son existence, dans l’oblitération de tout son passé au château. Pourtant, il devait l’apprendre au cours de leurs longues discussions, Manon n’était pas pour rien dans le secours de la duchesse Isabeau au moment critique où il tentait de sauver Vivian de la corde ; et elle avait continué à se battre longtemps après qu’il eut fui et qu’Isabeau soit morte. Manon, l’ardente jeune femme brune, qui avait aimé son jeune frère bien au-delà de son simple rôle d’amante.

– Je suis avec le père Simon. Il n’est pas bien. Il est malade.

– Père Simon ! M’entendez-vous ?

Une faible voix lui répondit, dont il ne discerna pas les paroles mais dont le ton était plein de tendresse derrière la souffrance. L’émotion submergea Daniel. Le prêtre l’avait éduqué, soigné et guidé. Et voilà qu’ils se retrouvaient tous dans les geôles de leur ancienne demeure et que le saint homme se mourait. Pourtant c’était une joie amère de retrouver des compagnons, de n’être pas seul au fond de ces oubliettes. Il se colla contre les barreaux de la porte pour mieux entendre, tendit le bras à travers dans l’espoir vain de rencontrer une main amie. Mais, bien que les deux prisonniers fussent dans une cellule voisine de la sienne, un mur épais les séparait et ils ne pouvaient ni se voir ni se toucher. Alors il parla pour les encourager à répondre, pour entretenir le lien.

– Y a-t-il d’autres prisonniers encore ?

– Sire Stéphane est aussi ici, dans une autre geôle, lui dit Manon. Mais il ne parle guère. Il a été blessé par dame Jehanne il y a quelques mois de cela et je crois qu’il peine à s’en remettre dans cet endroit.

– Par… il y a quelques…

Il en bégayait, comme sa chère Amelina.

– Dame… Dame Jehanne est donc vraiment en vie ?

– Oh, oui. Nous avons entretenu un lien avec elle pendant plusieurs semaines. Elle vous cherche assidûment, Amelina et toi. Elle ne s’est pas empressée de nous porter secours, mais pour toi, peut-être viendra-t-elle…

– Elle ne viendra pas ! coupa une voix rageuse. Ma sœur n’est qu’une catin ! Elle nous laissera crever ici et avec plaisir !

– Parlez pour vous, sire Stéphane, répliqua aigrement Manon.

C’était étrange d’être prisonnier en compagnie de celui qui avait autrefois voulu le livrer à celui qui les tenait à présent tous les deux. Mais la pensée de Jehanne occupait davantage l’esprit de Daniel. Il questionna longuement Manon, jusqu’à ce qu’il fût certain que l’espoir qu’il entretenait depuis des semaines était réalité. Jehanne était en vie ; cela changeait tout ; peut-être Armand lui avait-il amené Amelina. Peut-être viendrait-elle à secours ? S’il survivait jusque-là… S’il avait su toutes ces années qu’elle marchait sur la même terre que lui ! Tout ce temps où il aurait pu la revoir et lui amener sa fille ! Et à présent… tout ne tenait plus que par un fil mince où le temps jouait un rôle clef.

Malheureusement, le temps lui manquait déjà. Un bruit de ferraille s’était fait entendre en amont des cellules, qui avait interrompu la conversation. Le pas de deux hommes s’approchait, lentement, semblant ralentir même, comme empreint de réticence. Pouvait-il s’agir d’Edouard, de nouveau ? La lumière d’une torche croissait ; quand le visage de celui qui la tenait fut visible à Daniel, tous ses espoirs retombèrent. Victor était blafard à la lumière vacillante du feu. Son visage s’était émacié. De presque obèse qu’il était la dernière fois que Daniel l’avait vu, il était devenu quasiment étique en comparaison. Il avait perdu quelque chose de son arrogance d’autrefois : chose impossible, le regard qu’il posait sur le prisonnier qu’il avait poursuivi si longtemps de sa haine était comme habité… de crainte. Daniel était toujours collé aux barreaux ; un reste de fierté avait retenu un instinctif mouvement de recul. Cependant, le duc approcha sa flamme si près de son visage qu’il dut se rétracter pour échapper à sa brûlure.

– Daniel… C’est bien toi.

Au son de sa voix, toutes les images qu’il s’efforçait de repousser loin dans sa mémoire claquèrent à l’esprit du chevalier, aussi clairement qu’au premier jour. Vivian sur la charrette. Vivian courant à ses côtés de toute la maladresse de son corps brisé. L’ordre sec et le claquement des arbalètes. Le corps sanglant et à jamais inerte étendu sur le sol de la crypte. Le sang battit à ses oreilles, la bile lui remonta à la bouche. « C’est mon tour à présent… non ! »

Victor parla de nouveau :

– Regarde-moi. Me vois-tu bien ? Es-tu satisfait de ton œuvre ?

Comme il n’obtenait pas de réponse :

– Eh bien ? Pourquoi ne réponds-tu pas ? Tu n’es pas entravé, tu n’es pas bâillonné. Qu’attends-tu pour me maudire encore ? Pourquoi n’achèves-tu pas ce que tu as commencé ? Ces barreaux ne sont rien pour toi !

– Tu es fou, Victor, murmura Daniel. Je ne t’ai jamais rien fait. Je ne t’ai jamais fait tout le mal que je t’ai souhaité.

– Ah ! Comment peux-tu nier encore ! C’est depuis ce jour, tu sais bien lequel, ma vie est devenue un enfer ! Je suis le jouet des démons, ils me prennent n’importe quand, sans préavis. Et tous me prennent pour un dément !

Daniel écoutait, sidéré. Il prenait enfin la mesure d’une réalité : c’est que c’était bien lui que Victor avait pourchassé, bien davantage qu’Amelina. Qu’elle soit héritière du duché en sa possession, que lui-même eût pu être un adversaire à sa légitimité, tout cela comptait peu dans la haine passionnée que Victor lui vouait. La réputation de sorcier qu’on lui attribuait n’était pas un prétexte à sa capture, c’en était bel et bien la raison.

– Mais ce que tu as fait, continua Victor, tu peux le défaire, n’est-ce pas ? Lève le sort que tu m’as jeté. Je te rendrai la liberté. Je te rendrai ton fief, je t’en octroierai un plus grand et plus riche, si tu le veux. Je ferai ce que tu voudras…

Son ton de voix s’était fait suppliant. C’était impossible et pourtant cela se produisait sous ses yeux : son ennemi, libre et puissant, le tenant à sa merci, l’implorait. Il y avait loin de cet homme consumé à celui, triomphant sur sa monture, qui avait ordonné à ses arbalétriers de tirer. Il y avait loin – quatre ans et une tombe froide et sans visage à la place d’un jeune homme aux cheveux blonds et au sourire rayonnant. La haine se déversa dans le cœur du prisonnier comme une encre empoisonnée. « Si réellement j’avais le pouvoir de te détruire ! Tu serais déjà réduit en poudre ! »

Mais il y avait plus important pour l’heure. Il ne croyait pas les promesses de Victor, mais le pouvoir qu’il lui octroyait pouvait lui accorder un sursis – du temps, soit l’espoir de la vie. Et le fait était qu’il pouvait venir en aide à Victor, malgré le désir contraire de son cœur. Ravalant son fiel, il articula :

– D’accord. Approche-toi, car je vais avoir besoin de te toucher.

Victor eut une hésitation évidente. Derrière lui, la voix d’Eric s’éleva :

– Sorcier, à la moindre traîtrise, je te tuerai avant que tu n’aies le temps d’articuler un mot.

Daniel l’ignora. Il s’obligea à ficher son regard dans celui de Victor. Celui-ci, constatant que cette fois nul mal n’en résultait, s’enhardit. Il confia sa torche à son écuyer et s’approcha assez des barreaux pour que Daniel, tendant les bras à travers, puisse l’atteindre. Sans se laisser le temps de réfléchir, le chevalier vint poser les mains sur la mince couche de cheveux.

C’était le plus difficile à présent, car ce que Sarah lui avait enseigné requérait une compassion sincère, un amour désintéressé semblable à celui du Christ. Mais Daniel n’avait rien du Christ et il était tenté d’étrangler son persécuteur, ou de planter ses ongles dans son crâne. Il fallait essayer pourtant, car s’il donnait satisfaction à Victor rien qu’un temps, s’il se rendait indispensable à lui, il vivrait assez longtemps pour espérer un secours. Eric tenait la torche en arrière de son maître, le visage de celui-ci était noyé dans l’ombre ; cela l’aidait. Il pensa au jeune homme au bras brisé, Mathieu d’Arras, qui l’avait ému de pitié ; au sourire solaire qu’il lui avait adressé aussitôt sorti de sa fièvre. Au fur et à mesure que son cœur s’adoucissait, il sentait que Victor se détendait sous ses mains. Un tremblement qu’il n’avait pas tout à fait réalisé avait cessé, sa nuque avait ployé de façon infime, un léger soupir s’était échappé de ses lèvres. Finalement, à bout de résistance, Daniel laissa retomber ses bras. Vidé et de sa peur et de sa colère, l’épuisement le submergeait. Victor recula d’un pas, la torche éclaira de nouveau son visage. L’agitation nerveuse de ses traits avait cessé, les plis de son front s’étaient atténués. « Nous avons le même âge », réalisa Daniel, et cette pensée l’étonna.

Victor avait senti les mains de Daniel se crisper sur lui et un instant il crut avoir scellé son destin pour de bon ; Eric interviendrait trop tard. Pourtant nulle douleur, nulle obscurité ne s’ensuivit. Au bout d’un moment, au contraire, il eut une sensation comme si un vent frais venait balayer son visage et déplisser ses traits. La tourmente qui s’agitait incessamment sous son crâne s’était apaisée et il ressentit un calme comme il n’en avait plus connu depuis bien longtemps, qui ressemblait presque à de la sérénité. Une joie inespérée irradia son cœur : il ne s’était pas trompé. Cet enfant de sorcière avait le pouvoir de le délivrer du mal qu’il lui avait d’abord infligé ; était-il possible qu’il vît enfin la fin de son supplice ? Quand Daniel rompit le contact, il était si plein de cet espoir, si ému qu’il faillit le remercier. Puis il se rappela que son prisonnier était la cause de sa souffrance avant d’en être la rémission et la fierté lui clôt la bouche. Il n’était pas impossible que cet ensorceleur ne le soulageât provisoirement que dans l’espoir d’obtenir sa libération, sans que son mal fut vraiment guéri.

– C’est bien, Daniel, je reviendrai. Si je suis tout à fait guéri, je tiendrai mes promesses et tu seras libre.

Sans attendre de réponse, il poussa Eric devant lui et s’éloigna hâtivement – ses craintes envers son prisonnier ne s’étaient pas tout à fait éteintes. Les ténèbres et le silence retombèrent sur les malheureux occupants des lieux.

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