Entre les murs - 2

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Des jours s’écoulèrent sans que Daniel entendît parler de Victor. La vie dans la geôle, si elle était loin d’être agréable, semblait un sursis presque désirable, en dépit de la présence hostile de Stéphane. L’état du père Simon semblait s’améliorer graduellement ; sa fièvre baissait, il parlait un peu, bien que la conversation à la longue le fatiguât d’expectorations. Daniel veillait sur lui, heureux de cette occasion de racheter les soins que le chapelain lui avait autrefois prodigués sans recevoir beaucoup de gratitude. Quant à Manon, il la découvrait plus forte dans la détresse qu’il ne l’eût jamais soupçonné. Jamais elle ne semblait perdre courage et énergie. Elle lui rappelait Sara ou Lucille, ces femmes que rien ne semblait pouvoir briser. Vivian avait su voir cette force, songea-t-il. Il n’était pas amoureux de toutes les femmes, comme Daniel aimait à le dire alors avec dérision : il était attiré par les femmes vives et volontaires comme l’étaient Manon et Jehanne.

Emprisonnés tous les quatre, mis par défaut sur un pied d’égalité, les différences de caste s’émoussaient. Manon cessa, à sa demande, de donner du « sire » à Daniel. Une parenthèse les enveloppait où ils se découvraient d’une façon qu’ils n’auraient jamais attendue.

Mais cette parenthèse ne pouvait pas durer ; un beau jour, l’épée de Damoclès s’abattit. Des hommes d’armes firent irruption au jour naissant et s’emparèrent de Daniel et Stéphane, sans donner d’explication. On assujettit à Daniel un nouveau bandeau, cette fois sur les yeux, puis on le poussa assez doucement pour que la chaîne qui entravait sa marche ne le fît pas trébucher. Malgré le bandeau, la brusque luminosité et la chaleur du soleil surprirent ses sens.

Pendant qu’on l’emmenait, il se produisit un phénomène étrange. Il visualisait les couloirs et les pièces qu’il traversait presque aussi clairement que s’il voyait. Bien sûr, il connaissait le château par cœur, encore assez pour deviner le chemin qu’il parcourait selon l’orientation de ses pas. Mais il lui semblait se représenter aussi les expressions et les gestes de ses geôliers. C’était sans doute pure imagination, son esprit prenant le relai de son sens manquant.

Quand son trajet s’interrompit et qu’on abattit une porte derrière lui, il savait exactement où il se trouvait et devant qui. Mais cela non plus n’était pas difficile à deviner. Celui qui piquait son dos d’une lame menaçante était Eric d’Orge, l’écuyer. Quant à la présence tremblante devant lui…

– Daniel.

Au son de la voix de Victor, toutes les images qu’il s’efforçait de repousser loin dans sa mémoire claquèrent à l’esprit du chevalier, aussi clairement qu’au premier jour. Vivian sur la charrette. Vivian courant à ses côtés de toute la maladresse de son corps brisé. L’ordre sec et le claquement des arbalètes. Le corps sanglant et à jamais inerte étendu sur le sol de la crypte. Le sang battit à ses oreilles, la bile lui remonta à la bouche. « C’est mon tour à présent… non ! » Oh, non, il ne se laisserait pas tourmenter comme Vivian, comme les Templiers, dût-il se jeter sur la lame d’Eric. Ce dernier perçut son agitation et appuya plus fortement sa pointe.

– Pas de traîtrise, sorcier.

– Ne le presse pas si fort, Eric, répliqua Victor. Daniel… écoute-moi.

Il y avait dans la voix du duc un mélange de détermination, de peur et de répulsion. Que voulait-il ? Extorquer de lui où était Amelina ? « Eh bien, s’il en est ainsi, tu ne l’auras jamais, car son sort n’est même plus en mon pouvoir. » Cette pensée rasséréna le chevalier et le raffermit un peu. Mais la suite le prit totalement au dépourvu.

– Tu ne te figures pas, Daniel, ce que j’endure depuis des années à cause de toi. Tu peux être fier de ton œuvre. Les démons me prennent n’importe quand, sans préavis. Même quand tout va bien, cette menace constante détruit ma vie.

Il continua un peu sur ce thème, puis marqua une pause, comme s’il quêtait une réaction. Mais Daniel resta muet : pour tout dire, il ne comprenait rien.

– Tu dois te réjouir, j’imagine. Crois-moi, tu as bien vengé la mort de ton frère.

La clarté se fit alors dans l’esprit de Daniel. Il se remémora les paroles d’Ophélie dans la cathédrale, après qu’il se fut enfui avec le corps fléché de Vivian. « Victor a été pris d’une sorte de crise… les soldats présents affirment que tu lui as lancé un sort ou une malédiction. »

Mais Victor lui-même savait bien que Daniel n’avait rien fait de tel. Il n’avait même pas ouvert la bouche pendant leur confrontation, ces terribles instants où Victor les avait piégés, Vivian et lui, au moment où ils se croyaient proches de la liberté. Oh, bien sûr, pendant qu’il tenait contre lui son jeune frère lardé de carreaux d’arbalète, il lui avait souhaité du mal. De toute la force de son cœur. Mais il n’avait pu que le regarder…

Et Victor était tombé de cheval en hurlant.

Le bandeau prenait tout son sens à présent. « Mais c’est absurde. Un sort ne se lance pas d’un simple regard. »

Mais un sort est efficace, lui avait appris Sara, parce que sa vérité s’ancre dans le cœur de celui qu’il vise. C’était cette emprise sur l’esprit qui la faisait craindre même des Loups, elle petite vieillarde. C’était de cette façon que Daniel avait tenté de terrifier Guillard pour l’éloigner d’Alain. Que le chevalier en ait eu ou non l’intention, Victor était persuadé qu’il l’avait ensorcelé et cela seul comptait vraiment. Inconscient du tourbillon de réflexions qu’il avait déclenché chez son interlocuteur, persuadé de lui dire ce qu’il savait déjà, le duc poursuivit :

– Mais les choses ont changé à présent. C’est moi qui te tiens en mon pouvoir, désormais. Je peux décider de ta vie, de ta mort. Je peux te faire souffrir cent fois ce que tu m’as fait. Ou bien… ce que tu as fait, tu peux le défaire, n’est-ce pas ?

Daniel percevait avec une extraordinaire acuité chaque inflexion de la voix de son ennemi. Il avait voulu se montrer menaçant, mais sa tirade s’était achevé en ce qui était presque une supplication. Les implications de ses paroles n’avaient cependant pas encore fait leur chemin dans l’esprit en ébullition de son interlocuteur.

Le prisonnier tressaillit quand il sentit le contact de la main de Victor contre son visage. Celle-ci était légèrement tremblante. Avec lenteur, presque avec précaution, elle repoussa le bandeau de sur ses yeux.

– Sire Victor, protesta Eric.

– Je sais ce que je fais, grogna son maître d’un ton sans réplique.

Une fraction de seconde, les cils de Daniel restèrent collés, puis il parvint à ouvrir les paupières. Victor était blafard. Son visage s’était émacié. De presque obèse qu’il était la dernière fois que Daniel l’avait vu, il était devenu quasiment étique en comparaison. Sa peau parcourue de tics était marquée comme celle d’un vieil homme. Ses yeux décolorés étaient intensément plongés dans les siens, son expression crispée comme s’il s’attendait à quelque chose de terrible. Au bout de longues secondes, Daniel l’entendit émettre un soupir infime.

– Tu vois ce que tu as fait de moi ? interrogea-t-il. Es-tu satisfait ?

A la fin, le mutisme de son prisonnier le fit enrager.

– Réponds-moi !!

– Tu es fou, Victor, murmura Daniel. Je ne t’ai jamais rien fait. Je ne t’ai jamais fait tout le mal que je t’ai souhaité.

– Tu nies !

Victor était furieux.

– Tous me prennent pour un dément ! C’est de ta faute ! Mais toi, tu sais bien ce qu’il en est !

– Messire, fit Eric d’un ton inquiet.

L’injonction informulée fonctionna. Victor se calma.

– Délivre-moi, Daniel, reprit-il. Lève le sort que tu m’as jeté. Je te rendrai la liberté. Je te rendrai ton fief, je t’en octroierai un plus grand et plus riche, si tu le veux. Je ferai ce que tu voudras… Tu peux faire ça, n’est-ce pas ?

Daniel croyait rêver. Tout ce temps qu’il croyait que Victor les pourchassait, lui et surtout Amelina, pour la menace qu’ils représentaient à sa légitimité et par ultime vengeance à la lignée des Autremont qui avait dépouillé la sienne. Mais non. Au-delà de tout cela, c’était bien lui, personnellement, que Victor poursuivait de sa haine passionnée. La réputation de sorcier qu’on lui attribuait n’était pas un prétexte à sa capture, c’en était bel et bien la raison. Et lui qui avait voulu disparaître, se fondre dans la masse insignifiante, avait été l’objet d’une obsession au-delà de sa compréhension. Ce pouvoir qu’il lui octroyait… eh bien, c’était peut-être le seul qui lui restait. Bien sûr, Daniel ne croyait pas un mot de ses promesses. Mais s’il pouvait vivre rien qu’un peu plus longtemps… Les visages de Jehanne et Amelina restaient présents avec opiniâtreté dans son esprit. C’était un espoir qui refusait de mourir.

– Je peux t’aider, s’entendit-il dire.

Sa propre audace l’étonna. Sara lui avait enseigné à faire reculer la douleur, certes. Mais il n’était pas un faiseur de miracle. Il ne savait pas guérir un mal chronique. Quand bien même il en aurait connu l’origine, il n’était pas physicien, ni même un véritable guérisseur comme Sara.

– Souffres-tu ?

– Sans cesse, fit Victor d’une voix altérée.

– Où ?

– A la tête.

Daniel fut frappé par l’idée que c’était là quelque chose qu’ils avaient en commun. Même si ses migraines s’étaient raréfiées ces dernières années. Depuis cette fois, en fait, où Sara avait posé les mains sur sa tête. Il se souvenait encore de la sensation de fraîcheur bienfaisante qui repoussait le feu de sa douleur.

Elle lui avait appris à faire de même. Mais en serait-il capable en cet instant ? Il articula :

– Je vais avoir besoin de te toucher.

Une méfiance évidente passa dans les yeux de Victor. Eric se tendit derrière lui.

– A la moindre traîtrise, sorcier, je te tuerai.

– Je ne peux pas opérer avec une lame dans le dos, grogna Daniel.

Victor fit un geste. A contrecœur, Eric recula d’un pas.

– Ce que j’ai dit reste vrai. Je suis plus rapide que toi, sorcier.

Daniel s’efforça de l’ignorer. Comme un homme qui se jette à l’eau, Victor s’approcha assez près de lui pour que Daniel puisse le toucher. Il l’entendit retenir sa respiration.

Sans se laisser le temps de réfléchir, le chevalier vint poser les mains sur la mince couche de cheveux.

C’était le plus difficile à présent, car ce que Sarah lui avait enseigné requérait une compassion sincère, un amour désintéressé semblable à celui du Christ. Mais Daniel n’avait rien du Christ et il était tenté d’étrangler son persécuteur, ou de planter ses ongles dans son crâne. Il fallait essayer pourtant, car s’il donnait satisfaction à Victor rien qu’un temps, s’il se rendait indispensable à lui, il vivrait assez longtemps pour espérer un secours. Il ferma les yeux pour effacer de sa rétine l’image de Victor et pensa au jeune homme au bras brisé, Mathieu d’Arras, qui l’avait ému de pitié ; au sourire solaire qu’il lui avait adressé aussitôt sorti de sa fièvre. Au fur et à mesure que son cœur s’adoucissait, il sentait que son patient se détendait sous ses mains. Un tremblement qu’il n’avait pas tout à fait réalisé avait cessé, sa nuque avait ployé de façon infime, sa respiration avait repris. Finalement, à bout de résistance, Daniel laissa retomber ses bras. Vidé et de sa peur et de sa colère, l’épuisement le submergeait. Victor recula d’un pas. L’agitation nerveuse de ses traits avait cessé, les plis de son front s’étaient atténués. « Nous avons le même âge », réalisa Daniel, et cette pensée l’étonna.

Victor avait senti les mains de Daniel se crisper sur lui et un instant il crut avoir scellé son destin pour de bon ; Eric interviendrait trop tard. Pourtant nulle douleur, nulle obscurité ne s’ensuivit. Au bout d’un moment, au contraire, il eut une sensation comme si un vent frais venait balayer son visage et déplisser ses traits. La tourmente qui s’agitait incessamment sous son crâne s’était apaisée et il ressentit un calme comme il n’en avait plus connu depuis bien longtemps, qui ressemblait presque à de la sérénité. Une joie inespérée irradia son cœur : il ne s’était pas trompé. Cet enfant de sorcière avait le pouvoir de le délivrer du mal qu’il lui avait d’abord infligé ; était-il possible qu’il vît enfin la fin de son supplice ? Quand Daniel rompit le contact, il était si plein de cet espoir, si ému qu’il faillit le remercier. Puis il se rappela que son prisonnier était la cause de sa souffrance avant d’en être la rémission et la fierté lui clôt la bouche. Il n’était pas impossible que cet ensorceleur ne le soulageât provisoirement que dans l’espoir d’obtenir sa libération, sans que son mal fut vraiment guéri.

– C’est bien, Daniel, je te ferais revenir. Si je suis tout à fait guéri, je tiendrai mes promesses et tu seras libre.

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