Entre les murs - 3
(Promis, je ne vais pas faire de ces petits incipits une habitude.)
Non seulement je ne publie pas souvent, mais je réécris !... Pardon. J'ai donc repris presque intégralement les deux premières parties du chapitre "entre les murs". Si vous avez la flemme de les relire, ça ne change pas la face du monde en terme de scénario, vous pouvez passer à celui-ci.
Mehdi
Le soleil était bas et répandait une lumière poudreuse à travers les vitraux gris de la salle de parement du château de Beljour. Elle éclairait un homme debout un peu chancelant, les bras entravés, soutenu ou plutôt maintenu par deux soldats comme une proie tenue par des chasseurs. Jehanne regardait son frère Stéphane, sa mine livide de qui n’a pas vu le soleil depuis longtemps, sa maigreur. Il ne lui inspirait pas de pitié. Un démon lui soufflait qu’elle aurait peut-être souhaité qu’il disparaisse dans la geôle d’Autremont en lui laissant les mains propres. Mais qu’importe, elle avait de quoi le soumettre à son joug quelque temps au moins. L’un des deux envoyés prit la parole : ce n’était rien moins qu’Eric d’Orge, l’écuyer de Victor, celui qui avait confondu les Templiers fugitifs. Jehanne sentit ses poils se hérisser en entendant sa voix affable.
– Notre sire Victor a tenu sa promesse de vous remettre votre frère sain et sauf, déclama Eric. Il espère que ce geste vous apparaîtra comme une proposition d’entente.
– Victor a depuis fait d’autres prisonniers. Me les rendra-t-il tous ?
– Ma dame, fit Eric avec un sourire entendu, veut parler peut-être des conspirateurs qui ont œuvré contre lui ? Les reconnaissez-vous donc comme vos espions ?
– Ne faites pas semblant de ne pas me comprendre, sire Eric, fit sèchement Jehanne. Que Victor me rende le chevalier Daniel et j’envisagerai peut-être la paix qu’il me propose.
– Mais, noble dame, rétorqua Eric avec une surprise jouée, ce Daniel appartient à mon maître. C’est le fils d’une serve du duché : la servitude se transmet par la mère, il est donc serf lui-même.
Jehanne fut un instant prise de court. De toutes les perfidies, elle ne s’était point attendue à celle-là.
– Ne dites pas de balivernes, écuyer ! Sire Daniel est chevalier et ne prétendez pas ignorer qui est son père. Il a forcément été affranchi !
– Vraiment ? Cet affranchissement n’a pas laissé de traces, à ce qu’il semble. En tout cas, nulle archive n’a été trouvée en Autremont. Feu le duc Henri a peut-être été négligeant.
La comtesse sentit une envie irrépressible de pourfendre le jeune homme et son sourire doucereux. C’était une supposition grotesque, mais Victor était bien capable de légitimer ses actions par n’importe quel moyen. N’avait-il pas profité de la chute de l’ordre du Temple pour orchestrer celle de son rival ? Eric poursuivit :
– Il en résulte que le titre de chevalier et de seigneur du dénommé Daniel sont usurpés. Il s’est rebellé contre sire Victor, son duc et son maître. Il est naturel que sire Victor le châtie à présent. Mais veuillez oublier ce serf qui se mêle de magie : l’amitié de mon maître est sincère et cette offrande en est la preuve.
D’un geste théâtral, il désigna son prisonnier.
– Savez-vous que cet homme est venu proposer son hommage à sire Victor, en échange de son aide pour vous ravir le trône comtal. Il était prêt à asservir votre terre pour vous renverser. Victor n’a point saisi cette opportunité : vous faut-il plus de preuve de sa noblesse et du respect dans lequel il vous tient ?
A dire vrai, l’attitude de Victor était assez surprenante. Jehanne attendait encore de savoir quel serait le prix qu’il demanderait en échange de son prisonnier.
– Victor croit-il qu’il suffit de ce geste pour oublier tous les affronts ? Les chevauchées qu’il a menées en Beljour, les villages qu’il a massacrés, pour tenter de s’approprier ma terre ? La capture honteuse de mon époux et sa mise à mort ? Mais, non content de se croire lavé de tous ces crimes, il en ajoute d’autres. Transmettez-lui donc ce message : tout ce qu’il fera subir à sire Daniel, il le vivra mille fois dans sa propre chair. Sachez bien que cet homme sur lequel vous faites de ridicules suppositions pour justifier vos actes, a combattu auprès du roi lui-même et que celui-ci ne tolérera pas longtemps que l’on bafoue ses lois. Que Victor s’amende de ses actions, dédommage ceux qu’il a lésé et libère ceux dont il croit iniquement posséder la vie. Mais s’il persiste dans la voie du sang, il verra bientôt la couleur du sien.
Le sourire courtois de l’écuyer flancha et se tordit en une sorte de grimace.
– Je rapporterai vos paroles, ma dame ; je dirai que vous êtes prête à affronter toute la puissance du duché d’Autremont, pour la vie d’un seul homme ; mais l’importance que vous accordez à ce bâtard sied mal à une comtesse de votre rang. Vous ne devriez pas donner tant de grains à moudre à ceux qui estiment que les femmes ne jugent que par les élans de leur cœur et… de leur corps et sont incapables de la rationalité qu’exige le commandement.
Stéphane émit un ricanement parfaitement audible dans le silence qui s’ensuivit. Jehanne fit un immense effort pour réprimer sa colère qui s’échappa en un long frémissement qui parcourut tout son corps.
– Si vous outrepassez votre rôle de messager, sire écuyer, ne vous attendez pas à conserver l’immunité qu’elle vous donne. La folle femme que je suis pourrait bien laisser libre cours aux élans de son cœur et faire rapporter votre tête à votre maître.
Eric vit qu’il ne pouvait guère aller plus loin : il se soumit, non sans laisser l’ombre d’un sourire sur son visage qui n’échappa à aucun de ceux qui assistaient à la scène.
***
– Tu as ri, mon frère Stéphane ? Il me semble pourtant que tu as peu de raisons de rire, toi qui es allé te jeter si stupidement dans les bras de notre ennemi en croyant m’échapper !
Stéphane garda le silence. Mais Jehanne n’était pas déterminée à le laisser en paix – quelqu’un devait payer le prix de sa frustration. Ils étaient dans la petite chambre où Stéphane allait être enfermé – sans fenêtre, celle-ci, un ancien cellier en sous-sol où pénétrait l’humidité des douves. Les seuls témoins de l’affrontement étaient Aubin, Gontran et un autre garde, tous trois dans le couloir en raison de l’exiguïté de la pièce, mais oyant tous les échanges.
– Eh bien ? Tu ne réponds rien ? Tu étais plus loquace devant Victor, semble-t-il. Lâche !
L’insulte fit son effet. Stéphane rétorqua :
– Tu es toujours aussi arrogante, ma sœur. Profite de ton pouvoir aujourd’hui : il n’est pas difficile de prendre sa revanche sur un homme dans mon état.
Jehanne eut un rictus, car elle venait de songer à l’angle par lequel attaquer son frère.
– Non, certes ; et que dire d’une femme dans l’état de ton épouse ?
Stéphane ne put cacher sa surprise.
– Que veux-tu dire ? dit-il vivement.
– Tu n’as pas eu honte de fuir en abandonnant ta femme enceinte, cher Stéphane.
– Hersande est… où est-elle ?
Il n’avait pu cacher son désarroi. Jehanne jouit de la sensation de sa domination retrouvée.
– En sécurité jusqu’à son accouchement, ne crains rien. Tu seras peut-être autorisé à la voir une fois celui-ci passé… si tu te montres assez docile.
Les yeux de Stéphane brillèrent.
– Chienne, murmura-t-il tout bas, mais pas si bas qu’elle le manquât.
Elle s’approcha de son visage et souffla d’une voix lourde comme un ciel d’orage :
– Ton épouse est en mon pouvoir, mon frère, et il dépend de moi que tu connaisses ton enfant. Ton attitude détermine son destin et le tien. Je ne me soucie pas de toi et ne cherche pas à me venger de tes mesquines manigances, je ne demande que ta soumission ; mais je n’ai pas de patience. Encore une provocation et je te jure que tu ne reverras jamais ni ta femme ni ton enfant. Suis-je claire ?
Stéphane soutint son regard une seconde ; puis il l’abaissa pour ne plus le relever.
– Bien. Prouve-moi ta bonne volonté en répondant à mes questions. As-tu vu les autres prisonniers des geôles ?
– Je les ai vus, grogna Stéphane. C’est surtout l’un d’eux qui t’intéresse, n’est-ce pas ?
– Qui étaient les autres ?
– Ne le sais-tu pas ? Une servante et un prêtre accusés, je crois, d’avoir entretenu avec toi une correspondance secrète.
– Étaient-ils tous vivants quand tu as quitté le château ?
Stéphane eut un sourire fugace.
– Ils étaient vivants. Tous. Mais… tu ne devrais point trop tarder, ma sœur, si tu souhaites les secourir.
– Veux-tu dire…
– Victor fait vilainement tourmenter Daniel. Il semble déterminé à le garder en vie, mais je ne sais combien de temps un homme peut supporter tant de supplices.
Jehanne se releva comme piquée d’un aiguillon. Elle devinait que son frère cherchait à lui faire du mal ; et il y réussissait, bien qu’elle aurait voulu le décroire. L’image qu’il venait de faire naître dans son esprit était insupportable ; puisqu’il se repaissait de la souffrance, elle allait lui en faire sentir le goût. Elle lui attrapa le bras à la façon que lui avait enseignée Faustine et bloquant son coude, le fit pivoter jusqu’à sa limite mécanique ; avant qu’elle eût besoin de forcer beaucoup, Stéphane poussa un glapissement affolé.
– Arrête ! Arrête !
Elle le relâcha et il s’écarta vivement, haletant de douleur et de frayeur ; il avait senti avec quelle facilité elle aurait pu lui faire perdre l’usage de son bras. Jehanne elle-même se sentait prise d’un léger vertige devant cette fureur presque aveugle qui l’avait prise ; elle dissimula son malaise en foudroyant son frère du regard et ponctua la leçon en assénant :
– Ne te croie pas protégé de toute souffrance, toi-même.
Sentant qu’elle allait perdre le contrôle, elle sortit avec vivacité, fuyant le regard de son prisonnier. Aux deux gardes, elle dit :
– Vous êtes responsables de cet homme sur vos vies.
Puis elle s’éloigna à grands pas, suivi du seul Aubin. Lorsqu’ils furent hors de portée de voix et de regard, Aubin murmura :
– Jehanne.
C’était dit sans autorité, mais sa sœur ralentit irrésistiblement son pas et finit par se retourner pour lui faire face. Pour une fois, cependant, ce fut elle qui baissa son regard, ne pouvant soutenir le sien. Elle se sentait trembler.
– Il s’en réjouissait, Aubin.
– Il peut mentir.
– Mais Victor hait tellement Daniel. Pourquoi se priverait-il de lui faire du mal ? Et moi pendant ce temps, je ne peux…
Jehanne craqua ; elle enfouit son visage dans ses mains. Aubin tendit la main et la posa sur les siennes, comme s’il voulait l’aider à porter ses larmes. Mais quand, finalement, Jehanne ci ôta les mains de son visage, il était sec.
– C’est la guerre, Aubin, dit-elle simplement.
Il eut un mouvement de tête, qui ne marquait ni acquiescement ni désapprobation.
– La guerre fait beaucoup de victimes innocentes. Comme les amis de Faustine.
Elle le toisa.
– Me soutiens-tu ?
– Oui. Mais entends-moi. Tu verses toi aussi sur la pente de la cruauté.
C’était bien là les façons d’Aubin. Il parlait sans détour, en peu de mots qui venaient frapper juste. Jehanne tenta de se justifier :
– Stéphane est celui qui t’a fait couper la main. N’aurais-tu pas souhaité que je lui brise le bras ?
– Stéphane n’importe pas. Tu aurais fait du mal à n’importe qui. Fais attention, ma sœur.
Bien qu’elle fût troublée par le reproche, Jehanne se sentit dans le même temps, rassérénée. Aubin était son fourreau, songea-t-elle, qui lui ferait rengainer sa colère avant qu’elle ne devienne tout à fait dévastatrice.
– Merci, Aubin, dit-elle, ce à quoi il hocha la tête en signe de compréhension.
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