Entre les murs - 4

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Les dernières heures avaient été riches en émotions et Jehanne sentait ses nerfs tendus comme la corde d’un arc bandé ; pourtant il n’était pas encore temps de se reposer. En remontant dans ses appartements, elle fit venir Tourse. Ils s’entretinrent assez longtemps, à l’abri de toute autre oreille. Puis elle convoqua Claude Beauregard et tous trois travaillèrent encore deux longues heures, s’appuyant sur un plan d’Autremont esquissé par l’ancien fauconnier et l’ancienne duchesse. Lorsque la discussion s’acheva enfin, Jehanne était plus calme, car un plan se dessinait et l’action commençait. La journée touchait à sa fin, la comtesse était exténuée, mais il lui restait un dernier devoir : elle fit venir sa fille.

Celle-ci apparut avec la mine renfrognée qu’elle arborait toujours en compagnie de toute forme d’autorité – surtout sa mère. Sa robe était maculée, ses cheveux en bataille et une de ses joues était plus rouge que l’autre. La femme qui l’accompagnait, une ventrière embauchée à la fois pour veiller à la grossesse de Laurine et au bien-être d’Amelina, ne faisait pas meilleure mine.

– Elle s’est encore battu, ma dame, même avec le petit Samuel. Je ne sais plus quoi faire.

– Ma fille, ce ne sont pas des manières pour une damoiselle de votre rang.

La fillette conserva un silence rebelle.

– Allons, damoiselle, reprit la ventrière, allez embrasser votre mère et demandez-lui pardon pour votre attitude.

– Non.

L’audace de sa fille fit monter le rouge aux joues de Jehanne.

– On a vu des enfants corrigés pour une insolence moindre, s’insurgea la nourrice.

– C’est assez comme cela, dit Jehanne. Laisse-nous un instant.

La femme eut un bref mouvement de tête et disparut dans l’antichambre. Amelina gardait les yeux obstinément baissés au sol.

– Regardez-moi, ma fille.

Jehanne s’agenouilla et releva doucement le menton de la fillette.

– Pourquoi me défies-tu, Amelina ? Je suis ta mère. Je ne veux que ton bien. Ne le sais-tu pas ?

– Où est D… Dan ?

La main de Jehanne retomba. Elle eut un instant de fatigue brutal comme un vertige.

Toutes ses tentatives pour nouer des liens avec sa fille retrouvée finissaient plus ou moins de cette manière. La petite était plus difficile à apprivoiser que le plus indomptable des oiseaux de sa fauconnerie. Elle s’adoucissait parfois pendant une leçon – la lecture la trouvait plus calme que tout autre discipline – mais la moindre difficulté qui faisait barrage à ses efforts éveillaient sa colère et dans son impatience, elle détruisait tout objet ou battait tout enfant qui tombait sous sa main. Elle réclamait son oncle – toujours – laissant entendre sans ambage que tout autre adulte comptait peu. Elle n’était jamais si odieuse qu’avec sa mère, ayant très vite deviné ses plaies et prenant plaisir à y verser son sel. Jehanne revivait ces moments étranges après l’accouchement où elle réalisait que l’être qu’elle avait formé dans ses chairs lui échappait complètement.

– Il sera là bientôt. J’y consacre tous mes efforts.

– Louis a dit qu… que vous l’aideriez.

– C’est ce que je fais. Entends-tu ce que je viens de dire ?

– En restant dans c… cette pièce ?

– Oui, ma fille, dit Jehanne gravement. Les batailles se préparent d’abord de cette façon. Par la stratégie. Si je partais épée à la main maintenant, j’irais à ma perte et je t’y entraînerais ainsi que tous ceux qui dépendent de moi. C’est ainsi que tu feras, toi aussi, quand tu mèneras tes propres combats.

La petite ne trouva d’abord rien à répliquer. Puis elle releva la tête et Jehanne fut surprise de voir que son regard avait changé : du défi, il avait fait place à la prière.

– Il a besoin d.. de nous, dit Amelina.

Sa voix s’était faite fragile et ténue, rappelant brusquement ses six petites années.

– Il est fort, mais il ne peut pas s’en sort… tir seul. Il a besoin de nous.

– Je le sais, dit Jehanne, troublée.

Elle prit une inspiration, puis déclara :

– Ton… ton oncle avait une grande importance pour moi, autrefois, sais-tu ? Je l’ai aimé comme j’ai aimé très peu de personnes.

C’était la première fois qu’elle en faisait la confidence à quiconque. Bien sûr, leur liaison n’avait plus rien d’un secret et l’attitude de Jehanne ne faisait pas mystère de ses sentiments. Mais qu’elle le reconnût à voix haute avait le poids d’une confession ; elle en ressentait une sorte de honte, tout en songeant : c’est une vérité que je dois à ma fille. Amelina parut saisir un peu de la gravité de l’aveu. Elle fixa intensément sa mère, puis dit :

– Dan’ aussi, quand il p… parlait de ma mère, il avait ça. L’eau dans les yeux.

Jehanne essuya les larmes délatrices dont elle n’avait même pas conscience une seconde avant.

– Quand il parlait de moi ?

– Et de mon père, précisa l’enfant par souci d’exactitude.

Jehanne sourit. C’était la plus proche façon qu’avait eu la fillette de la reconnaître pour sa mère jusqu’à présent. C’est une étape, songea-t-elle. Il faudra se contenter de cela pour le moment. C’était la première fois, aussi, qu’Amelina lui rapportait quelque chose de doux. Son ancien chevalier l’avait donc regrettée. Elle savoura cette pensée avec un peu de remords, songeant que pendant ce temps elle avait oublié jusqu’à son existence. « Daniel ! Si le Ciel ne persiste pas dans sa cruauté, je te reverrai. »

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