Le dilemme - 1

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Le départ de Stéphane avait été un évènement bienvenu pour les prisonniers, à qui son dépit et ses sarcasmes ne manquaient gère. Mais la longueur de l’incarcération, dont il n’était pas possible de prévoir la fin, leur pesait de plus en plus durement. Le père Simon était souffrant, ce qui était une occupation à part entière ; les soins qu’il nécessitait détournaient ses deux compagnons de leur propre prédicament. Quand il émergeait de sa fièvre, il tâchait de se tourner vers le meilleur réconfort qu’il connaissait : la prière. Elle semblait soutenir ses forces et il amenait parfois ses compagnons à chanter quelques psaumes avec lui. Au mieux de sa forme, il jouait au professeur comme du temps où Daniel était un jouvenceau sous sa tutelle, énonçant le contenu des livres, religieux ou philosophiques, qu’il gardait en mémoire – et sa mémoire était grande. Mais cet exercice le fatiguait beaucoup et il s’embourbait parfois dans des explications qui se mélangeaient de façon décousue sous l’effet d’un retour de fièvre et s’entrecoupaient de quintes de toux. Puis il s’enfonçait de nouveau dans un sommeil fiévreux. La léthargie s’emparait alors de nouveau de ses deux compagnons. Pour tâcher d’oublier les heures qui s’écoulaient interminablement, ils avaient bien tâché d’inventer des jeux et des occupations ; Daniel avait même enseigné à Manon quelques mouvements de lutte, mais l’air vicié de la geôle décourageait vite l’activité physique. Parfois, Daniel se surprenait à tracer sans fin dans la pierre des inscriptions dont le dessin se faisait de plus en plus abstrait, ou à parcourir du doigt les arêtes des pierres en fredonnant de vieilles mélodies, reproduisant, sans s’en souvenir consciemment, le comportement du garçonnet qui avait inquiété Blandine juste après la mort de sa mère. De temps en temps, la pression douce du bras de Manon venait le tirer de sa rêverie, comme pour le ramener près d’elle, et il comprenait que son esprit dérivait.

L’ancienne servante affichait quant à elle une meilleure résilience que son compagnon, quoiqu’elle croupît là depuis bien plus longtemps que lui et ne possédait même pas le bénéfice des sorties quotidiennes que les visites de Daniel à Victor lui octroyait. C’était elle qui avait souligné le pouvoir que lesdites visites octroyaient au chevalier. « Tu as l’avantage sur lui, s’il pense que sa guérison dépend de toi. Tu peux l’utiliser. Demande des faveurs, petites d’abord, puis de plus en plus élevées. Exige de sortir des geôles, une meilleure nourriture. A terme, tu pourras même obtenir une semi-liberté. »

La fois suivante que Daniel avait été amené devant Victor, il avait tâché de suivre ces conseils. Victor faisait appel à lui chaque fois que ses douleurs cérébrales revenaient : elles le rendaient plus vulnérable, mais aussi, comme Daniel n’allait pas tarder à s’en apercevoir, plus maupiteux encore qu’à l’ordinaire.

— Je ne peux pas me concentrer avec une menace dans le dos, commença Daniel, en foudroyant Eric du regard.

Victor fronça les sourcils, mais fit un signe envers Eric qui, de mauvaise grâce, s’éloigna du prisonnier. Encouragé par ce premier succès, celui-ci poursuivit :

— Mes compagnons dépérissent. Le père Simon est malade, il a besoin de soin et d’une meilleure résidence, plus aérée et moins humide.

— Je verrai cela plus tard, répondit Victor avec un geste impatient. Fais ton office, le mal m’a tourmenté de nouveau la nuit dernière.

— Si tu veux que je t’en soulage, tu dois m’écouter.

Une étincelle de courroux s’alluma dans le regard rougi du duc, puis un rictus releva ses traits.

— Tu crois pouvoir me faire du chantage ?

Daniel sentit son cœur se serrer. « Je ne suis pas bon à cela », songea-t-il. « Comment puis-je le manipuler alors que je doute moi-même du pouvoir qu’il m’accorde ? » Manon aurait su quoi dire : il aurait dû lui demander plus ample conseil auparavant.

— Tu tiens à tes compagnons ? reprit Victor. Soit. Fais ce que je te demande, ou je leur ferai subir mille morts.

La colère et la frayeur ranimèrent l’énergie de Daniel.

— Ça ne marche pas comme ça, Victor. Je ne peux pas te soigner sous une telle contrainte. Je suis ton seul espoir que tes tourments s’apaisent, n’est-ce pas ? Je ne ferai plus rien, si tu perpétues tes menaces !

Emporté par son discours, il s’enhardit, comme devant Guillard.

— Je t’ai maudit et je peux te maudire encore. Le mal ne te lâchera plus jamais !

Il ficha son regard dans celui de Victor, le cœur battant. Si Victor n’y croyait pas, son sort était scellé et peut-être celui de ses compagnons. Le visage du duc s’était plissé et il s’était un rien ramassé sur lui-même. Finalement, il détourna les yeux et Daniel comprit qu’il avait en partie gagné.

— Soit, soit. Le père recevra des soins et vous aurez meilleure nourriture à partir d’aujourd’hui. Es-tu satisfait ?

C’était un début, estima Daniel. Il serait toujours temps de demander davantage la fois suivante. C’était un jeu dangereux, sans doute, mais c’était la seule marge de manœuvre qu’il possédait. S’il parvenait à s’attacher Victor, fusse par des liens de peur et de dépendance, il pourrait au moins assurer sa survie.

Il hocha la tête en signe d’assentiment. Le marché était conclu. Le duc s’approcha et ploya légèrement la nuque pour laisser Daniel poser les mains sur son crâne.

***

Edouard ne dormait plus guère depuis plusieurs semaines. Il lui semblait qu’un vent mauvais menaçait le fragile équilibre qu’il avait réussi à établir en Autremont depuis que Victor l’avait nommé chancelier. Depuis cette nomination, il avait réduit presque à néant les brigands qui sévissaient dans le sud du duché, sécurisé les routes et les marchés. Il avait fait preuve de diplomatie envers les puissants, de justice envers le peuple, si bien qu’il avait quelque peu relevé l’image de Victor et par là affermi sa position. Grâce à tout cela et d’autres réformes, il avait même commencé de rétablir la santé financière du duché – qui périclitait déjà, s’était-il aperçu, du temps des Autremont. Mais on oubliait si facilement les torts des disparus… Edouard s’était plongé à corps perdu dans toutes ces tâches et s’était réjoui du fruit de ses efforts, même s’il en récupérait peu de gloire. La besogne lui avait coûté bien des fatigues mais avait maintenu son esprit hors des sombres pensées qui l’habitaient depuis la mort de son épouse Hilde.

Or, tous ces succès prenaient l’eau.

Avant même que Jehanne et Victor n’entrent en guerre ouverte, les bruits du retour de la Dame à l’Epervier s’étaient répandu dans tout le duché. Il y avait eu çà et là quelques refus de payer les impôts seigneuriaux qui avaient dû être redressés avec sévérité. Comble, les brigands avaient repris leurs activités et causaient de grands dommages. Ils semblaient même mieux organisés qu’autrefois, s’attaquant même aux réserves seigneuriales et aux percepteurs d’impôts, avant de se dissoudre dans la campagne comme le sel dans l’eau. La cabale à laquelle avait participé dame Elaine et pis, sa fuite, n’avait rien arrangé. Le duc sans héritier était désormais sans épouse et sans possibilité d’en reprendre une, tant que l’annulation qu’il espérait restait lettre morte au Vatican.

Tout cela avait fait pâtir l’image de Victor auprès des humbles, mais plus préoccupante encore était la dégradation de l’opinion des puissants.


— Victor, il faut que je te parle de choses importantes.

Victor venait à peine de poser ses bottes au retour de chasse et les agréables pensées d’une collation revigorante qui commençaient à lui venir. Il laissa échapper un soupir exaspéré.

— Je t’ai donné pratiquement tous les pouvoirs, Edouard. Y a-t-il vraiment quelque chose que tu ne puisses gérer toi-même ?

Edouard contint son irritation. Il ne prétendait pas se plaindre d’avoir ainsi les mains libres, mais, contrairement à Victor, il accordait la plus grande importance à ce que le duc gardât a minima l’image du pouvoir. Il fallait que Victor soit au courant des affaires du duché et que pour certaines choses au moins, il apposât son accord officiel. Ignorant son propos, Edouard entraîna son ami dans son cabinet de travail, arguant qu’il avait besoin de discrétion ; lorsque le duc protesta sa faim, il répliqua qu’on lui monterait ce qu’il voudrait. Parvenu devant son pupitre, le chancelier brandit sous les yeux de son interlocuteur un parchemin lesté d’un sceau de cire.

— Ce courrier, Victor. Il me vient de Serge de Lahis.

— Encore cet enquiquineur.

— Il n’a pas fini de nous enquiquiner et se trouve des alliés ! Les moines de Saint-Michel se sont plaint de la brutalité de nos hommes dans leur sainte abbaye. Il est nous est accusé d’avoir violé le droit d’asile, d’avoir sorti les armes dans un lien saint et usé de violence sur deux pénitents.

— Que chaut tout cela à Serge ! Ce serpent-là est rongé d’ambition. Il ne se soucie que de s’élever dans l’état. Depuis quand se fait-il le relai des jérémiades d’une poignée d’eunuques en robe de bure ?

— Il parle aussi de sa fille – ton épouse. Elle a trouvé refuge auprès de son père, mais…

— Nous y voilà ! Il veut que je reprenne sa damnée fille. Tout ce préambule ne sert qu’à faire pression sur moi.

— Des pressions qui ne sont pas à négliger, Victor. Tu as enfreint trop de règles. Ton attaque de l’abbaye des Clarisses, tes chevauchées dans Beljour… Tu as même ravagé une partie de ton propre duché !

— Mourjevoic ? Il fallait bien faire un exemple, puisque leur seigneur s’est rebellé contre moi et m’échappait !

— Mais tu as appauvri ton propre bien et tu as plutôt attisé les révoltes que tu les as matées ! Ecoute, tu te fais beaucoup d’ennemis, si le roi te retire son soutien, tu seras seul face à eux.

— Ce coquelet de Serge ne devrait pas trop faire le fier, grogna Victor. S’il me fait tomber, j’ai de quoi le faire tomber avec moi. Tout n’a pas été bien régulier dans la façon dont Vivian a été condamné, et c’est grande partie de son fait.

— Je pense que tu devrais accepter de pardonner à dame Elaine. Serge propose une entrevue. Victor, c’est une action facile, au moins pour temporiser.

Le duc émit un grognement. Edouard décida de le prendre comme une marque d’assentiment et se hâta de passer à la suite.

— Ce n’est pas tout. Nous avons aussi une lettre de l’évêque.

— Encore une robe.

— Nous détenons un prêtre, voilà pourquoi. L’évêque s’offusque de ce que nous avons fait arrêter sans procès un homme de Dieu relevant de la justice ecclésiastique.

— Nous, nous ! Si je me rappelle bien, ce sont les hommes que tu as envoyés qui sont arrivés à Saint-Michel, le père Bastien a été arrêté sur ton ordre…

Le bruit du loquet de la porte se fit entendre, interrompant les deux hommes. Happé par le feu des deux regards, le jeune serviteur chargé d’un plateau de victuailles s’immobilisa un instant. Balbutiant une excuse, il posa son chargement sur une escabelle et déguerpit. Sitôt qu’il fut parti, la conversation reprit tandis que Victor se mit à piocher largement dans la pitance.

— C’était une erreur de confier cette mission à Guillard, admit Edouard. Ce n’est qu’une brute. Quant au père Bastien, j’ai dû agir dans l’urgence, mais je pense que nous ferions bien de le laisser partir. Il est très malade et s’il mourrait dans nos geôles, nous serions dans une fâcheuse position.

— Soit, soit, fais comme bon te semble à son sujet.

L’arrivée de la nourriture avait allégé l’humeur de Victor. Edouard profita de cette seconde victoire pour ce qu’elle valait. Plus il parviendrait à soutirer à Victor d’approbations faciles, plus celui-ci serait en mesure d’accueillir positivement le point le plus délicat.

— Il y a aussi des remous dans le sud du duché. La bande de Tourse a l’air d’avoir repris du service, nous devrions envoyer quelques soldats pour les écraser définitivement. Le sergent Cyrille me paraît indiqué pour les mener.

— Tu comptes envoyer la garnison du château ?

— Non, je pense que Cyrille peut recruter des volontaires pour étoffer ses hommes. Au contraire, je pense qu’il faudrait renforcer la garnison, par mesure de précaution.

— Tu plaisantes ! Qui oserait s’attaquer cette forteresse ?

— Peut-être personne, hormis quelqu’un qui connaît très bien la forteresse et ses points faibles. Et qui t’a explicitement menacé. Dame Jehanne.

— Allons ! Les forces de Beljour ne sont rien face à celles d’Autremont. De toute façon, le temps que son armée s’enfonce dans le duché jusqu’à Combelierre, nous aurions le temps de la voir venir.

Sur ces mots, Victor enfourna insouciamment une poignée de noix décortiquées. Edouard garda quelques instants les sourcils froncés et le silence. Enfin, il lança :

— La menace de dame Jehanne est directement liée au chevalier Daniel. Que comptes-tu faire de lui ?

L’expression de Victor se modifia. Ses yeux s’étrécirent et une flamme cruelle s’y alluma.

— Tu n’as pas en t’en faire. Il m’est utile pour le moment. Je serai bientôt tout à fait guéri. Et ensuite… il n’aura plus l’occasion de jeter l’un de ses sorts.

— Sois clair ! Tu comptes le faire mourir ?

— Bien sûr. Tu ne t’attends quand même pas à ce que je relâche un tel nuisible ? Il devient arrogant et exigent. Il croit pouvoir prendre l’ascendant sur moi et me manipuler à sa guise. Il faudra bientôt que je m’en débarrasse. Et il est temps que cette lignée maudite disparaisse définitivement.

— Les Autremont ?… Il reste Amelina.

— Grâce à l’incompétence de tes hommes ! Mais bah ! Ce n’est qu’une fille.

— Victor, tu ne devrais pas faire ça. Daniel doit rester en vie.

Le front de Victor s’ombragea.

— Ne te mêle pas de ça. C’est mon affaire. J’ai poursuivi ce démon pendant des années.

— Tant que Daniel est en vie entre tes mains, tu disposes d’un moyen de pression sur dame Jehanne. Elle n’en fait pas mystère elle-même. Elle n’osera rien attenter contre toi si elle pense que tu peux te venger sur son précieux chevalier. Par ailleurs, tu donnerais une raison supplémentaire à Serge de dire que tu bafoues l’autorité royale. Comme il ne se prive pas de le rappeler dans sa lettre, le cas de Daniel relève des juges royaux, non de ton autorité. Surtout pour la peine capitale.

— Qu’importe au roi ce fils de serve !

— Qui est aussi le fils d’un duc, dont le roi n’ignore pas l’existence et s’il venait à l’oublier, Serge se ferait un plaisir de le lui rappeler. Dame Jehanne dit vrai : Daniel s’est battu aux côtés du roi à Mons-en-Pévèle. Que tu le gardes prisonnier sans même en exiger rançon est déjà vu comme un outrage par la chevalerie. Si tu venais à le tuer… Ce serait perçu comme un assassinat pur et simple, pas une exécution. Et quoique tu puisses en dire, un assassinat autrement plus important que celui d’un serf.

Victor parut sur le point de se mettre en colère, puis soudainement s’interrompit. A la surprise d’Edouard, son visage s’éclaira d’un sourire.

— Edouard, mon ami, tu es un bon chancelier. Mais tu es trop craintif. Tout ça n’est que lettres, vagues menaces et rumeurs. Personne n’ose s’attaquer à moi de front et personne ne l’osera. Autremont est puissant, tu as contribué à sauvegarder cette puissance. Renforce la garnison, si ça te rassure. Fais tout ce qui te paraît bon. Quant à ce sorcier…

Son sourire ne disparut pas mais son regard perdit sa cordialité.

— Il est à moi et personne d’autre que moi ne décidera de son sort. C’est la dernière fois que nous en parlons.

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